Sa réputation était une sorte d’obélisque doré ; il eût pu être enterré dessous ; les souvenirs, les légendes dont il deviendrait le héros faisaient corps et la cristallisation s’était opérée d’avance. Cette équivoque provenait, je pense, de ce que le nom, l’air, la personne de Lord Mellifont, l’état d’expectative qu’il créait par avance atteignaient, dans le romanesque, à un degré anormal. Son usage du monde, c’était plus tard, toujours, qu’on en faisait l’expérience ; la préfiguration, la légende pâlissaient alors devant la réalité. Je me souviens que le soir dont je parle, la réalité m’apparut suprême. Cet homme, le plus beau, le plus accompli de son temps, ne pouvait jamais avoir paru mieux à son avantage que là, parmi nous, tel un chef d’orchestre affable qui d’un jeu de bras harmonieux eût conduit un orchestre encore un peu discordant. Il dirigeait par des gestes aussi irrésistibles que vagues une conversation qui, on le sentait, eût été sans lui dénuée de tout ce qui peut s’appeler le ton. En ceci, essentiellement, consistait la contribution que Lord Mellifont apportait en toute occasion – sa contribution, par-dessus tout, à la vie publique anglaise. Il l’imprégnait, la colorait, l’embellissait ; sans lui elle eût, en quelque sorte, manqué de vocabulaire ; elle eût, certainement, manqué de style car c’était un style qu’elle avait en Lord Mellifont. Lord Mellifont était un style. Ceci, une fois de plus, me frappa dans la salle à manger du petit hôtel suisse alors que nous nous résignions à l’inévitable portion de veau.

En comparaison avec une supériorité pareille – entre parenthèses je dois dire qu’il n’y avait pas beaucoup matière à comparaison – la conversation de Clare Wawdrey faisait penser au contraste entre un journaliste et un poète. Assister au heurt de ces deux caractères, qui rendait cette soirée si prometteuse, était passionnant. Aucune collision, toutefois n’avait lieu. Tout s’adoucissait, se réduisait grâce au tact de Lord Mellifont. Il était, pour Lord Mellifont, rudimentaire de résoudre un problème de ce genre en jouant le rôle de maître de maison, en assumant des responsabilités qui impliquaient des sacrifices. Lord Mellifont n’avait, en vérité, joué de sa vie le rôle de convive : il était le maître de maison, il présidait à toutes les tables. Si ses manières présentaient un semblant d’imperfection – et pour insinuer ceci je baisse la voix – c’était du fait que Lord Mellifont faisait toujours preuve d’un petit peu plus d’art qu’un concours de circonstances quel qu’il fût, même compliqué à l’extrême, n’en pouvait exiger. On pouvait tirer ses propres conclusions, en tout cas, en observant de quelle façon le pair accompli se montrait à la hauteur de la situation et de quelle façon l’homme de lettres sans malice ne soupçonnait nullement qu’il y eût une situation – et moins encore qu’il en fût un élément. Lord Mellifont dépensait des trésors de tact et Clare Wawdrey était à cent lieues de s’en apercevoir.

Que l’on usât avec lui de précautions, Wawdrey ne s’en douta même pas lorsque Blanche Adney lui demanda s’il était enfin arrivé à « voir » son troisième acte – question qu’elle mit sur le tapis avec une subtilité bien à elle. Blanche Adney avait décidé que Clare Wawdrey écrirait pour elle une pièce dont l’héroïne – pour peu que l’auteur fit son devoir – incarnerait le rôle dont elle rêvait depuis des temps immémoriaux. Blanche Adney avait quarante ans – ce ne pouvait être un secret pour ceux qui l’admiraient depuis ses débuts – et elle tendait la main, il était temps, pour toucher au but suprême. Cela teintait de tragique – toute parfaite actrice de comédie qu’elle était – son désir de ne pas laisser échapper la grande occasion. Les années avaient passé et elle attendait toujours : aucun des rôles qu’elle avait créés n’avait correspondu au rôle de ses rêves et elle n’avait maintenant plus de temps à perdre. C’était le chancre dans la rose, l’angoisse sous le sourire. Elle avait joué l’ancien répertoire anglais et le nouveau répertoire français et charmé sa génération ; mais elle était tenaillée par la hantise de quelque chose de mieux, de plus authentique, de plus proche des conditions de vie qui l’entouraient. Elle avait assez de Sheridan et détestait Bowdler ; elle aspirait à une intrigue de meilleur aloi. Le malheur était, à mon avis, qu’elle ne parviendrait jamais à extirper sa comédie du grand romancier. Il était aussi incapable de l’écrire que d’enfiler une aiguille. Elle le cajolait, bavardait avec lui, lui faisait – elle le proclamait franchement – la cour ; mais elle se berçait d’illusions : il lui faudrait mourir comme elle avait vécu, avec Bowdler.

Il est difficile de rester superficiel au sujet de cette femme charmante qui était belle sans beauté et accomplie avec une demi-douzaine d’imperfections. L’optique du théâtre la recréait : elle était, en société, la statue descendue de son piédestal, une peinture sortie d’une toile qui va et vient, c’est-à-dire une surprise perpétuelle pour l’esprit naïf des gens du monde, un miracle. Les gens du monde croyaient qu’elle leur révélait les secrets des arts plastiques et, en retour, lui offraient une détente et du thé. Elle buvait leur thé et ne leur révélait rien du tout mais c’étaient eux pourtant qui faisaient la meilleure affaire.

Wawdrey avait bel et bien une pièce sur le chantier ; mais s’il s’était mis à ce travail parce que Blanche lui plaisait, il le faisait traîner, je pense, pour la même raison. Il sentait en secret l’atroce difficulté de l’entreprise et retardait, pour prolonger l’illusion, l’instant critique des tribulations de la mise au point. En dépit de quoi rien ne pouvait lui être plus agréable que cette question pendante entre Blanche et lui et il devait, sans aucun doute, mettre de temps en temps de très bonnes choses dans sa pièce.