Si Mrs. Adney était leurrée
par lui, c’était seulement parce que, dans son désespoir, elle y était bien
décidée. À la question qu’elle lui posa au sujet de leur troisième acte, il
répondit qu’avant le dîner il avait écrit un passage superbe.
« Avant le dîner ? Mais, dis-je, cher maître, vous
nous teniez tous, alors, sous le charme de votre conversation sur la terrasse. »
Je plaisantais parce que je croyais qu’il venait de faire
une plaisanterie lui-même mais j’observai, pour la première fois je crois bien,
une trace de confusion sur son visage. Il me regarda fixement en rejetant la
tête en arrière un peu comme un cheval qu’on arrête net :
« Oh, c’était avant, répliqua-t-il d’un ton assez
naturel.
— Avant, vous jouiez au billard avec moi, dit Lord
Mellifont.
— Alors, c’était sans doute hier », dit Wawdrey.
Mais il était dans un mauvais pas : « Vous m’avez
dit ce matin qu’hier vous n’aviez rien fait, objecta Blanche.
— Je ne sais, je crois, jamais au juste quand j’ai fait
quelque chose, dit-il en regardant d’un air absent, sans se servir, le plat qu’on
lui passait.
— Il suffit que nous le sachions, nous, dit en
souriant Lord Mellifont.
— Je suis sûre que vous n’avez pas écrit une seule
ligne dit Blanche Adney.
— Je pourrais, je crois, vous réciter toute une scène. »
Et Wawdrey chercha refuge du côté des haricots verts.
« Oh, c’est ça ! Il faut nous la réciter ! s’écrièrent
deux ou trois d’entre nous.
— Tout à l’heure, au salon, ce sera un véritable régal,
déclara Lord Mellifont.
— Je ne promets rien, mais j’essaierai, poursuivit
Wawdrey.
— Vous êtes adorable ! s’écria l’actrice avec un
accent, américain selon elle, qu’elle s’exerçait à prendre, résignée à se
contenter fût-ce d’une pièce américaine.
— Mais à la condition, lui dit Wawdrey, que vous
obtiendrez de votre mari qu’il nous joue quelque chose.
— Qu’il joue pendant que vous lirez ? Jamais !
— J’ai trop d’amour-propre », dit Adney.
D’un regard de ses beaux yeux Lord Mellifont le distingua et
Lord Mellifont prononça :
« Vous nous jouerez l’ouverture avant le lever du
rideau. C’est un instant particulièrement délicieux.
— Je ne lirai pas, je parlerai seulement, dit Wawdrey.
— Laissez-moi monter chercher votre manuscrit, proposa
Blanche, ce sera mieux encore. »
Wawdrey répliqua que point n’était besoin du manuscrit. Nous
devions pourtant une heure plus tard, dans le salon, en regretter l’absence. Nous
étions dans l’expectative, sous le charme encore du violon d’Adney. Mrs, Adney,
toute impatience et tout profil, à l’arrière-plan sur une ottomane, Lord
Mellifont assis dans le fauteuil – tout fauteuil sur lequel Lord
Mellifont prenait place aussitôt, par excellence, devenait le fauteuil – donnaient
à notre petit groupe, vibrant de reconnaissance, l’impression d’être un congrès
scientifique ou de présider une distribution de prix. Et voilà qu’au lieu d’ouvrir
la séance, notre lion apprivoisé se mettait à rugir faux ! Il avait tout
oublié. Il regrettait beaucoup mais son texte se refusait absolument à lui
revenir à l’esprit ; il était extrêmement confus mais sa mémoire était
vide. Confus, il n’avait pas du tout l’air de l’être. Wawdrey, de sa vie, n’avait
eu l’air confus. Car, imperturbable, il avait seulement l’air naturel. Il protestait
qu’il ne se serait jamais attendu à jouer ce rôle de grotesque mais nous
sentions bien que l’incident ne prendrait pas moins rang parmi ses souvenirs
les plus drôles. C’étaient nous qui étions humiliés comme s’il nous avait joué
un tour combiné d’avance.
C’était pour Lord Mellifont le cas où jamais d’user de son
tact : il nous le dispensa tel un baume. Il nous conta à sa façon
charmante, avec son art si personnel de combler les silences arides (il avait
un « débit » à quoi rien ne pouvait se comparer en Angleterre, celui
des acteurs de la Comédie française) comment lui-même avait perdu la face une
fois quand, à l’instant solennel de faire un discours à une vaste multitude, il
s’était aperçu qu’il avait oublié ses notes et, point de mire de tous les
regards sur la terrible estrade, s’était, en vain, mis à fouiller dans ses
poches – elles parfaitement irréprochables. Mais l’essentiel de son histoire
était d’une qualité plus haute que n’importe quel aspect du fiasco plein de
désinvolture de notre autre grand homme ; car Lord Mellifont sut, par
quelques gestes légers, esquisser ce qu’avait pu avoir de brillant une scène où
il s’était montré supérieur à l’embarras, si bien qu’il l’avait (il ne nous
restait qu’à le deviner) réduite tout entière à un effort reconnu, sur le
moment même, d’assez bon aloi pour que n’en fût point ternie ce que le public
voulait bien appeler sa réputation.
« Jouez ! Voyons ! Jouez ! », dit
Blanche à Adney, avec une tape sur le bras de son mari, se souvenant qu’au
théâtre un contretemps se noie toujours dans la musique.
Adney se précipita sur son violon et je dis à Wawdrey qu’il
suffisait, pour tout réparer, qu’il envoyât chercher son manuscrit. S’il
voulait bien me dire où le trouver, j’allais monter tout de suite le prendre
dans sa chambre. À quoi il répliqua : « Je crains bien, mon cher ami,
qu’il n’y ait pas de manuscrit du tout.
— Vous n’avez rien écrit alors ?
— J’écrirai demain.
— Ah, vous vous moquez de nous ! », dis-je
tout à fait dérouté.
Il parut vouloir se reprendre et déclara :
« S’il y a quelque chose, c’est sur ma table. »
Quelqu’un à ce moment s’adressa à lui et Lady Mellifont fit
observer à intelligible voix, comme pour nous reprocher doucement notre manque
d’attention, que Mr. Adney jouait quelque chose de très beau. J’avais remarqué
déjà à quel point elle paraissait aimer la musique ; elle l’écoutait
toujours dans un ravissement muet.
L’attention de Wawdrey s’était donc détournée de moi mais il
me semblait que les mots qu’il venait de laisser échapper me donnaient licence
d’aller dans sa chambre. D’autre part, je voulais parler à Blanche Adney ;
j’avais quelque chose à lui demander ; seulement force me fut d’attendre
tandis qu’en silence nous écoutions jouer son mari. La conversation ensuite
devint générale. Nous avions l’habitude de nous coucher de bonne heure mais, avant
la fin de la soirée, je m’arrangeai pour dire à Blanche que Wawdrey m’avait
autorisé à monter prendre son manuscrit ; Blanche me conjura d’aller le
chercher tout de suite et de le lui donner ; et ce fut en vain que je lui
représentai qu’il était à présent trop tard pour que Wawdrey en fit lecture, qu’au
reste le charme était rompu : les autres ne se souciaient plus d’écouter. Elle
riposta qu’il n’était pas trop tard pour qu’elle se mit, elle, à lire, qu’il me
fallait par conséquent aller, sans perdre une minute, prendre ces feuillets
précieux. Je lui répondis être prêt à lui obéir mais qu’il lui fallait
satisfaire, d’abord, ma légitime curiosité : que s’était-il passé, avant
le dîner, pendant qu’elle errait sur les pentes en compagnie de Lord Mellifont ?
« Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il s’est passé
quelque chose ? me demanda-t-elle.
— Je l’ai vu sur votre visage à votre retour.
— Et je passe pour être actrice ! s’écria mon amie.
— Pour quoi me feriez-vous passer, moi ? lui
demandai-je.
— Vous ? Vous sondez les cœurs ! Vous êtes
cet être frivole que l’on appelle un observateur.
— Ah, que je voudrais, m’écriai-je, que vous laissiez
un observateur écrire une pièce pour vous !
— Les gens ne se soucient pas de ce que vous écrivez. Vous
porteriez la guigne aux plus chanceux.
— Des pièces, j’en vois tout autour de moi, ce soir, déclarai-je,
l’air en est plein.
— L’air ? Grand merci ! dit-elle. Ce sont les
tiroirs de mon bureau que je voudrais en voir plein. »
J’allai de l’avant : « Est-ce qu’il vous aurait
fait une déclaration sur le glacier ? »
Elle ouvrit de grands yeux puis égrena de plus en plus fort
les éclats perlés de son rire.
« Lord Mellifont ? Oh, le pauvre ami ! Oh, le
drôle d’endroit ! Tout à fait l’endroit indiqué pour nos amours ! »
Je poursuivis mon enquête :
« Est-il tombé dans une crevasse ? »
Blanche Adney me regarda comme elle l’avait fait – si
nettement, encore que si brièvement – quand elle était revenue avant le dîner, les
mains pleines de fleurs. « Je ne sais pas, dit-elle, où il était tombé. Nous
parlerons de ça demain.
— Il est donc bel et bien tombé ?
— Peut-être est-il monté, dit-elle en riant.
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