Après dîner, il parla à Wingrave de l’opportunité d’une visite immédiate à Baker Street, et le jeune homme qui eut un « drôle d’air », lui sembla-t-il (c’est-à-dire souriant de nouveau, avec la perverse bonne humeur appliquée à une mauvaise cause, et déjà manifeste lors de leur récent entretien) s’en fut affronter l’épreuve. Spencer Coyle ne doutait pas qu’il ne fût terrifié. Owen redoutait sa tante ; mais le maître ne vit point là un signe de pusillanimité. Lui aussi, à la place du pauvre garçon, il eût été terrifié et la vue de son élève marchant vers la batterie ennemie en dépit de sa terreur, suggérait positivement qu’il avait un tempérament de soldat. Plus d’un jeune garçon courageux eût flanché devant semblable épreuve.

« Il a vraiment de ces idées !… », Déclara le jeune Lechmere à son instructeur, après que son camarade eut quitté la maison. Lechmere était effaré et d’humeur assez sombre, ayant une émotion à résorber. Avant dîner, il était allé tout droit voir son ami, conformément à la requête de Mr. Coyle, et s’était fait expliquer que les scrupules d’Owen se fondaient sur son irrésistible conviction de la stupidité, – l’affreuse barbarie, avait dit Owen – de la guerre. Owen déplorait que les gens n’eussent rien inventé de plus intelligent, et s’apprêtait à démontrer, de la seule façon qui fût à sa portée, que pour sa part, il n’était pas une brute obtuse.

« Et il pense que tous les grands généraux méritaient d’être fusillés, et que Napoléon Bonaparte en particulier fut un scélérat, un criminel, un monstre inqualifiable ! Riposta Mr. Coyle, complétant le tableau du jeune homme. Il vous a, je le vois, gratifié des mêmes paroles de sagesse que moi. Mais je voudrais bien connaître votre réponse !

J’ai dit que c’étaient d’affreuses balivernes, fit le jeune Lechmere avec emphase et il s’étonna un peu d’entendre Mr. Coyle partir d’un éclat de rire qui détonnait, après cette pertinente déclaration, puis continuer au bout d’un moment :

— Tout cela est très curieux. J’ose dire qu’il y a un peu de vrai là-dedans. Mais c’est dommage !

— Il m’a dit à quelle époque il avait commencé à voir la question sous ce jour. Il y a de cela quatre ou cinq ans, il a lu un tas de bouquins concernant tous les grands pontes et leurs campagnes – Annibal, Jules César, Marlborough, Frédéric et Bonaparte. Ainsi il a fait une quantité de lectures et il dit qu’elles lui ont ouvert les yeux. Il dit qu’une onde de dégoût l’a soulevé ! Il a parlé de « l’incommensurable misère » des guerres et m’a demandé pourquoi les peuples ne mettent pas en pièces les gouvernements et les dirigeants qui les fomentent ! Il déteste par-dessus tout le pauvre vieux Bonaparte !

— Ma foi, le pauvre vieux Bonaparte était un sacripant, un affreux sacripant ! »

Après cette affirmation imprévue, Mr. Coyle reprit :

« Mais je suppose que vous vous êtes refusé à l’admettre.

— Oh, évidemment, je ne dis pas qu’il était sans reproche et je suis très content que nous l’ayons culbuté ! Mais l’argument que j’ai soutenu contre Wingrave, c’est que sa propre conduite provoquerait des commentaires sans fin. – Et le jeune Lechmere s’arrêta un instant avant de poursuivre.

— Je lui ai dit de s’attendre au pire !

— Naturellement, il vous a demandé ce que vous entendiez par « le pire ».

— Oui, et savez-vous ce que j’ai répondu ? J’ai dit que les gens verraient dans ses scrupules de conscience et son dégoût un simple prétexte ! Et il m’a demandé : « Un prétexte à quoi ? ».

— Ah, là, il vous a eu ! répliqua Mr. Coyle avec un petit rire qui déconcerta son élève.

— Pas du tout – car je le lui ai dit !

— Vous lui avez dit quoi ? »

Encore une fois, pendant quelques secondes, ses yeux troublés fixés sur les yeux de son moniteur, le jeune homme hésita :

« Eh bien, ce dont nous parlions, il y a quelques heures… Qu’il aurait l’air de ne pas avoir… »

L’honnête garçon flancha de nouveau mais finit par articuler :

« Le tempérament guerrier, vous comprenez. Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

— Le diable emporte le tempérament guerrier ! » Riposta promptement le moniteur.

Le jeune Lechmere écarquilla les yeux. Le ton de son maître le fit douter si Mr. Coyle attribuait cette phrase à Wingrave ou exprimait une opinion personnelle, mais il s’écria : « Ce sont bien là ses paroles, mot pour mot !

— Il s’en moque ! dit Mr. Coyle.

— Peut-être pas. Mais ce n’est pas chic à lui de nous dénigrer, nous autres ! Je lui ai dit que c’est le plus beau tempérament du monde et que rien n’est aussi magnifique que le cran et l’héroïsme.

— Ah, là c’est vous qui l’avez mis au pied du mur !

— Je lui ai redit qu’il était indigne de lui de décrier une carrière vaillante et splendide ! Je lui ai dit qu’aucun type humain n’égale le soldat qui accomplit son devoir !

— Ah, voilà bien, dans son essence, le type que vous représentez vous-même, mon cher garçon. »

Le jeune Lechmere rougit. Il ne pouvait déceler – danger nouveau pour lui – si en ce moment il n’existait qu’en fonction de l’amusement qu’il procurait à son ami, mais il se rassura un peu à cause de la cordialité avec laquelle le dit ami lui posa la main sur l’épaule en disant : Continuez à le harceler. Nous arriverons peut-être à un résultat. En tout cas, je vous suis extrêmement obligé.

Toutefois le jeune Lechmere conçut un autre doute qui resta inapaisé, doute qui l’amena à exploser de nouveau avant d’abandonner le pénible sujet.

« Il s’en moque ! Mais c’est affreusement bizarre qu’il s’en moque !

— En effet, mais rappelez-vous ce que vous disiez cet après-midi – que vous conseillez aux gens d’éviter toute allusion désobligeante en votre présence !

— Je crois que je descendrais d’un coup de poing le gredin qui s’y risquerait ! », Dit le jeune Lechmere.

Mr. Coyle se leva. La conversation avait eu lieu en tête à tête, après dîner, heure où Mrs. Coyle avait quitté la table et où le directeur de l’établissement administrait à son candide élève, en vertu de principes qui faisaient partie de sa méthode, un verre d’excellent Bordeaux. Le disciple, lui aussi debout, s’attarda un instant, non pour un nouvel « assaut » contre la bouteille, comme il l’eût appelé mais pour essuyer sa minuscule moustache avec un soin prolongé et inusité. Son compagnon vit qu’il avait sur le cœur quelque souci qui pour s’exprimer requérait un suprême effort et il attendit, la main sur le bouton de la porte. Alors, tandis que le jeune homme se rapprochait, Spencer Coyle remarqua l’intensité inhabituelle de son visage poupin et ingénu.

Le garçon était nerveux mais tâchait de se conduire en homme du monde. « Bien sûr, ça restera entre nous, balbutia-t-il, et je n’oserais pas en souffler mot à quelqu’un qui ne s’intéresserait pas au pauvre Wingrave autant que vous. Mais… mais… croyez-vous qu’il a la frousse ? »

Mr. Coyle le regarda d’un air si dur que le jeune Lechmere eut visiblement peur de ses paroles.

« La frousse de quoi ?

— Mais de ce dont nous parlions – du service ! »

Le jeune Lechmere avala sa salive et ajouta avec une incompréhension presque pathétique aux yeux de Spencer Coyle :

« Du danger !

— Vous voulez dire, cherche-t-il à sauver sa peau ? »

Les yeux du jeune Lechmere s’arrondirent en une imploration et son instructeur vit sur son visage rose quelque chose comme une larme, la terreur d’une déception accablante, proportionnée au degré de la loyale admiration qu’il avait éprouvée jusqu’alors pour Owen.

« Est-il… aurait-il peur ? répéta l’honnête garçon d’une voix tremblante, chargée d’attente.

— Grands dieux, non ! » Dit Spencer Coyle en lui tournant le dos.

Sur quoi le jeune Lechmere se sentit durement rembarré et même un peu honteux. Mais plus encore, soulagé.

3

Moins d’une semaine plus tard, Mr. Coyle reçut un mot de Miss Wingrave qui avait immédiatement quitté Londres avec son neveu.