Il me tournait le dos à demi, penché sur sa table comme s’il avait été en train d’écrire mais, de toutes mes fibres, je le reconnaissais. Je dis : « Excusez-moi, je vous croyais en bas » ; et comme la personne ne donnait aucun signe de m’avoir entendu, j’ajoutai : « Si vous êtes occupé, je ne veux pas vous déranger. » Je me retirai, fermai la porte. Je n’étais même pas, je crois, resté une minute dans la pièce. Je me sentais confondu, mais ce sentiment devait s’accroître infiniment pendant la minute suivante. Je m’immobilisai, la main sur le bouton de la porte, saisi par l’impression la plus étrange que j’aie éprouvée de ma vie. Wawdrey était assis à sa table, rien de plus naturel pour lui que cette place, mais pourquoi écrivait-il dans l’obscurité et pourquoi ne m’avait-il pas répondu ? Je restai quelques secondes, l’oreille tendue pour surprendre le bruit d’un mouvement, pour voir si Wawdrey n’allait pas s’éveiller de cet excès de distraction – bien concevable chez un grand écrivain – et s’écrier : « Oh, mon cher ami ! C’est vous ? » mais j’entendis seulement le silence, j’eus seulement conscience de l’obscurité de la pièce voisine, faiblement combattue par la lueur des étoiles, et de la présence si inattendue qu’elle entourait. Je revins lentement sur mes pas et, l’esprit confus, descendis l’escalier. La lampe était encore allumée dans le salon mais la pièce était vide. Je sortis sur la terrasse. Elle était vide, elle aussi. Blanche Adney et son cavalier servant étaient, selon toute apparence, rentrés. Je m’attardai dehors environ cinq minutes, puis je montai me coucher.

Je dormis mal car j’étais agité. Il se peut qu’en jetant un coup d’œil en arrière sur ces événements singuliers (vous verrez tout à l’heure à quel point on peut les dire tels !) j’aie tendance à me voir plus effaré que je ne l’étais. Les grandes anomalies, en effet, ne sont jamais aussi grandes sur le moment qu’après réflexion. Il faut du temps pour épuiser toutes les explications. J’étais mal à l’aise, j’avais été fortement secoué, mais je me répétais qu’il n’y avait rien que je ne pusse éclaircir en demandant à Blanche, au saut du lit, le lendemain matin, qui avait été avec elle sur la terrasse.

Seulement, chose curieuse, lorsque le jour se leva (ce qu’il fit avec splendeur), je me sentis moins désireux d’éclaircir ce point que d’échapper au souvenir de ma stupeur, de l’écarter comme une ombre. Puisque le jour s’annonçait magnifique, la fantaisie me prit de le passer comme j’avais passé tant d’heureux jours de ma jeunesse, à errer tout seul en pleine montagne. Je me levai de bonne heure, pris un vulgaire café, enfonçai dans une de mes poches un grand pain, dans l’autre une petite gourde, et, une forte canne à la main, m’élançai vers les sommets. Mon histoire n’a pas grand chose à voir avec les heures délicieuses dont je jouis là-haut – de celles qui portent en germe les plus intenses souvenirs. Si j’en passai la moitié à vagabonder sur les contreforts des monts, je passai l’autre allongé sur l’herbe des pentes, ma casquette abaissée sur mes yeux – une petite fente seule laissait entrer l’immensité de la vue – et ainsi j’écoutais dans la tranquillité éblouissante bourdonner l’abeille des montagnes et je sentais tout le reste décroître, se réduire à rien. Clare Wawdrey devenait tout petit, Blanche Adney perdait son éclat, Lord Mellifont vieillissait et, avant la fin du jour, j’oubliai m’être jamais senti intrigué. En descendant vers l’hôtel au déclin de l’après-midi, tout ce que j’avais envie de savoir c’était si le dîner serait bientôt servi. Ce soir-là, je m’habillai en un certain sens et, quand je fus présentable, tous les autres étaient à table déjà.

En leur compagnie, il me souvint de mon petit problème et j’étais curieux de voir si Wawdrey n’allait pas me regarder d’un air quelque peu étrange ; mais il ne me regarda pas du tout ; ce qui me donna l’occasion à la fois de prendre patience et de me demander pourquoi je ne lui poserais pas en pleine table la question qui me préoccupait. Mais je ne m’y décidais pas et, du coup, je sentis revenir un peu de l’agitation que j’avais laissée derrière moi – ou au-dessous de moi – pendant la journée. Je n’avais pas honte de mes scrupules pourtant : n’étaient-ils pas tout à l’honneur de ma discrétion ? Mais vaguement j’avais l’impression que m’enquérir à ce sujet en public n’eût pas été de bonne guerre. Lord Mellifont était là, il est vrai, pour mitiger, avec son savoir-vivre parfait, tout impair ; mais je crois avoir eu le sentiment intime qu’en la circonstance ce gentilhomme n’eût point été à l’aise. À peine nous levions-nous de table que je m’approchai de Mrs. Adney et lui demandai, la soirée étant délicieuse, de venir faire un tour avec moi.

« Est-ce que vous ne feriez pas mieux de rester tranquille ? me demanda-t-elle. Vous venez de faire des centaines de lieues.

— J’en ferais bien quelques centaines de plus pour que vous me disiez quelque chose. »

Elle me regarda un instant avec un peu de cette expression étrange que je venais de chercher, sans la trouver, dans les yeux de Clare Wawdrey.

« Ce qu’était devenu Lord Mellifont ?

— Lord Mellifont ? »

Mes conjectures nouvelles m’avaient fait perdre ce fil.

« Auriez-vous perdu la mémoire ? Nous en parlions hier soir.

— Ah, c’est vrai, m’écriai-je. Nous n’allons pas manquer de sujets de conversation. »

Je l’entraînai sur la terrasse et, avant que nous eussions fait trois pas, lui demandai : « Avec qui vous trouviez-vous ici hier soir ?

— Hier soir ? »

C’était à son tour d’être désorienté.

« À dix heures, aussitôt après que les autres sont montés se coucher. Vous êtes venue ici avec un monsieur.