Vous avez parlé des étoiles. »

Elle me regarda avec de grands yeux, puis se mit à rire :

« Seriez-vous jaloux de ce cher Wawdrey ?

— C’était donc bien lui ?

— Mais oui, c’était lui.

— Et combien de temps est-il resté ? »

Elle rit de nouveau.

« Oh, mais vous êtes gravement atteint alors ! Il est resté un quart d’heure. Peut-être un peu plus. Nous avons fait quelques pas. Il a parlé de sa pièce. Voilà. Vous savez tout. Je n’ai pas usé plus avant de mon pouvoir de séduction. »

Ah, mais ceci ne faisait pas mon affaire ! Aussi demandai-je : « Et qu’a fait Wawdrey ensuite ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je l’ai laissé et suis allée me coucher.

— À quelle heure êtes-vous allée vous coucher ?

— À quelle heure y êtes-vous allé vous-même ? Il se trouve que je me souviens avoir quitté Mr. Wawdrey à dix heures vingt-cinq. Je suis entrée prendre un livre dans le salon et j’ai, par hasard, regardé la pendule.

— Bref, vous vous êtes, Wawdrey et vous, nettement attardés ici de dix heures environ à l’heure que vous venez de dire ?

— Nettement si vous voulez – très gaîment en tout cas. Où voulez-vous en venir ? demanda Blanche Adney.

— Tout simplement à ceci, chère Madame, pendant que votre cavalier servant était occupé de la façon que vous dites, il était aussi dans sa chambre en plein travail littéraire. »

Blanche s’arrêta et ses yeux étincelèrent dans l’obscurité ; elle voulut savoir si je mettais ses paroles en doute ? Je répondis que je ne demandais qu’à y croire au contraire : le cas devenait, dès lors, passionnant ; elle riposta qu’il ne deviendrait tel que si elle-même ajoutait foi à mes propres paroles ; or je l’y amenai sans trop de peine, après lui avoir fait le récit circonstancié de mon expédition en quête du manuscrit, de ce manuscrit qui, alors, semblait lui être tout à fait sorti de la tête, et lui en était sorti, en effet, pour une raison qui m’apparaissait maintenant : « Sa conversation m’a fait l’oublier et oublier que je vous avais envoyé le chercher… Il s’est rattrapé de son fiasco du salon… il m’a récité la scène », dit Blanche.

Elle s’était laissée tomber sur un banc pour m’écouter. Je pris place à ses côtés et elle me soumit à un bref interrogatoire.

Après quoi, de nouveau, elle éclata de rire : « Oh, les excentricités du génie !

— Oui ma foi. Elles ont même l’air d’être plus grandes que je n’imaginais.

— Oh, les mystères de la grandeur !

— Sans doute n’en ignorez-vous rien mais, moi, ils me prennent par surprise, déclarai-je.

— Êtes-vous absolument sûr que c’était Wawdrey ? me demanda-t-elle.

— Si ce n’était pas lui, qui donc était-ce ? Qu’un inconnu lui ressemblant à s’y méprendre eût été assis à sa table en train d’écrire dans l’obscurité (j’insistai) serait aussi fantastique que ce que je soutiens.

— C’est vrai, pourquoi dans l’obscurité ? dit Blanche pensivement. »

Je dis :

« Les chats voient dans l’obscurité. »

Elle sourit à moitié :

« Avait-il l’air d’un chat ?

— Non, chère Madame, de quoi il avait l’air, je vais vous le dire : il avait l’air de l’auteur des œuvres admirables de Wawdrey. Il en avait infiniment plus l’air que n’en a l’air notre ami lui-même. »

Telle fut ma déclaration.

« Vous voulez dire qu’il fait écrire ses œuvres par un autre ?

— Oui, pendant qu’il dîne en ville et vous déçoit.

— Pendant qu’il me déçoit ? murmura-t-elle naïvement.

— Pendant qu’il me déçoit, moi, qu’il déçoit tous ceux qui cherchent en lui le génie créateur des pages qu’ils adorent. Où est-il ce génie dans sa conversation ?

— Ah, hier soir il était merveilleux ! dit l’actrice.

— Il est toujours merveilleux – comme votre bain du matin est merveilleux, ou un rôti de bœuf, ou le service des chemins de fer entre Londres et Brighton. Mais il n’est jamais l’exception.

— Je vois ce que vous voulez dire. »

Je l’aurais embrassée – et peut-être l’ai-je fait : « Ah voilà pourquoi il est si bon de parler avec vous ! Je m’étais souvent étonné… à présent j’y suis : ils sont deux !

— Quelle idée merveilleuse !

— L’un sort, l’autre reste à la maison, l’un est le génie, l’autre est le bourgeois, et c’est le bourgeois seul que nous connaissons personnellement. Il parle, il circule, il est on ne peut plus populaire, il vous fait la cour…

— Tandis que c’est au génie que vous avez, vous, le privilège de la faire ! Je vous suis fort obligée d’établir cette distinction ! », s’écria Mrs. Adney.

Je posai ma main sur son bras : « Voyez par vous-même. Faites un essai, mettez-le à l’épreuve, allez dans sa chambre.

— Aller dans sa chambre ! Ce ne serait pas convenable ! s’écria-t-elle dans son meilleur style de comédie.

— Tout est convenable pour mener à bien pareille enquête. Si vous le voyez la question est réglée.

— Régler la question… mais ce serait charmant ! »

Elle réfléchit un instant et bondit sur ses pieds : « Voulez-vous dire… maintenant ?

— Quand vous voudrez.

— Mais si celui que je trouve allait n’être pas le bon ? dit-elle avec un effet de son art tout à fait exquis.

— Pas le bon ? Lequel entendez-vous par là ?

— Celui qu’il est mauvais qu’une femme aille trouver chez lui. Si j’allais ne pas avoir affaire au génie ?

— Oh mais moi, pendant ce temps, je m’occuperai de l’autre », ripostai-je ; puis, ayant par hasard jeté un coup d’œil alentour, j’ajoutai : « Prenez garde, voilà Lord Mellifont.

— C’est de lui que j’aimerais que vous vous occupiez, dit Blanche en baissant la voix.

— De lui ? Que lui arrive-t-il ?

— J’allais justement vous le dire.

— Dites-le-moi. Il ne vient pas par ici. »

Blanche considéra la question un instant. Lord Mellifont, qui semblait être sorti de l’hôtel pour fumer en toute tranquillité un cigare, s’était arrêté à quelque distance de nous et admirait les merveilles du paysage, visibles même la nuit tombée. Nous nous éloignâmes lentement dans une autre direction et bientôt Blanche reprenait : « Mon idée est presque aussi drôle que la vôtre.

— Je ne dirai pas que la mienne est drôle : elle est belle.

— Il n’y a rien de plus beau que le drôle, répliqua Mrs. Adney.

— Vous vous placez au point de vue professionnel. Bon, je suis tout oreilles. »

Ma curiosité était, en fait, éveillée de nouveau.

« Eh bien, cher ami, si Clare Wawdrey est double – et je dois reconnaître que plus je l’imagine tel, plus je pense de bien de lui – my Lord souffre du mal contraire : il n’est lui, pas tout à fait complet. »

Nous fîmes halte une fois de plus, d’un même mouvement : « Je ne comprends pas ?

— Moi non plus, mais j’ai comme une idée que, si Mr. Wawdrey est deux, Lord Mellifont n’est même pas tout à fait un. »

Je réfléchis un moment puis éclatai de rire : « Je crois voir ce que vous voulez dire !

— Voilà pourquoi il est si bon de parler avec vous ! (Blanche, hélas, ne m’embrassa point, mais poursuivit) :

— L’avez-vous jamais vu seul ? »

Je battis le rappel de mes souvenirs et conclus :

« Mais oui, il est venu me voir.

— Ah, alors il n’était pas seul !

— Et je suis allé le voir.

— Savait-il que vous étiez là ?

— Naturellement. On m’avait annoncé. »

Elle me lança un furieux – et charmant – regard de conjuré : « Il ne faut pas se faire annoncer ! »

Et elle se remit en marche.

Je la rejoignis, le souffle coupé : « Voulez-vous dire qu’il faut fondre sur lui sans qu’il s’en doute ?

— Il faut le prendre au dépourvu, il vous faut aller dans sa chambre, voilà. »

Si je me sentais tout surexcité en voyant s’élargir ainsi le champ de nos mystères, je me sentais aussi – chose bien pardonnable – l’esprit un peu confus : « Quand je saurai qu’il n’y est pas ?

— Quand vous saurez qu’il y est.

— Et qu’est-ce que je verrai ?

— Rien ! » s’écria Blanche et nous fîmes demi-tour.

Nous venions d’atteindre le bout de la terrasse et notre gouvernent nous mit face à face avec Lord Mellifont qui avait repris sa promenade et, sans commettre d’indiscrétion, nous rattrapait. Le spectacle qu’il offrait en cet instant était un trait de lumière et projetait sa lueur sur un vaste arrière-plan qui se combinait avec l’impression d’ensemble donnée par le personnage.

Debout devant nous, Lord Mellifont nous souriait en agitant une main exercée dans la nuit transparente – il présentait la vue comme si la vue s’était présentée aux élections, il appuyait la candidature des Alpes – environné par l’odeur suave et délicate de son cigare, avec, amoncelées sur sa belle tête, plus de perfections qu’il n’en avait jamais été accumulé jusqu’alors là ou ailleurs, et il me frappa comme étant si essentiellement, si manifestement et uniformément l’homme public qu’en un éclair la réponse à l’énigme de Blanche m’apparut. Lord Mellifont avait une vie toute publique à laquelle ne correspondait aucune vie privée ; tout comme Clare Wawdrey avait une vie toute privée à laquelle ne correspondait aucune vie publique. Blanche ne m’avait conté encore que la moitié de son histoire pourtant, en allant avec elle rejoindre Lord Mellifont (il nous avait suivis parce que Mrs. Adney lui plaisait, mais il faut entendre qu’il donnait toujours l’impression d’accepter plutôt que de rechercher la compagnie), en prenant ensuite, avec elle, ma part des trésors dispensés par la conversation de Lord Mellifont, j’éprouvais, en même temps qu’une impression d’être perfide qui ne me gênait nullement, le sentiment que nous avions, tous les deux, percé cet homme à jour. J’étais plus profondément diverti encore par ce qui m’apparaissait derrière ce rideau levé, à mon bénéfice, par l’actrice, que par ma propre découverte. Si je n’avais pas plus honte de partager le secret de Blanche que je n’avais eu honte à partager mon secret avec Blanche – encore que, des deux mystères, le mien fût plus à la gloire de l’intéressé – c’était parce que je ne retirais aucun méchant plaisir de cet avantage ; je me sentais pénétré, au contraire, par une tendresse extrême, une compassion réelle.