Oh ! Lord Mellifont n’avait rien à
craindre de moi ! Je me sentais enrichi et débordant d’expérience comme si
le monde, soudain, gonflait mon escarcelle. Je venais d’apprendre à quoi peut
se ramener une belle apparence. Ce serait trop de dire qu’à l’arrière-plan du
personnage de Lord Mellifont j’avais toujours soupçonné la possibilité de voir
se dégager un exemple aussi magnifique ; du moins est-il certain – quelle
que soit l’outrecuidance qui sonne en pareils termes – que j’avais, en moi-même,
toujours eu pour ce gentilhomme un fonds d’indulgence. Je l’avais plaint de
toujours jouer un rôle à la perfection ; je m’étais demandé quel visage
vide d’expression pouvait bien recouvrir pareil masque, ce qui restait de sa
personne aux heures implacables où un homme se trouve seul avec lui-même ou, chose
plus sérieuse encore seul avec cette réplique de lui-même que lui offre, en
plus intense, sa femme légitime. Comment était-il chez lui ? Que
faisait-il quand il était seul ? Quelque chose chez Lady Mellifont donnait
du poids à ces points d’interrogation donnait à penser que, même pour sa femme,
Lord Mellifont devait être l’homme public, que Lady Mellifont devait se trouver
en butte à ces mêmes questions. Elle n’arrivait pas à les résoudre – c’était là
son tourment continuel. Nous en savions, Blanche et moi, plus qu’elle
maintenant ; mais pour tout l’or du monde nous ne lui en aurions rien dit ;
et sans doute ne nous aurait-elle su aucun gré si nous avions parlé. Elle préférait
la grandeur relative de l’incertitude. Elle n’était pas à l’aise avec son mari,
alors elle ne pouvait rien dire ; et lui n’était pas seul avec elle, alors
il ne pouvait rien lui laisser voir. Pour sa femme il jouait un personnage, pour
ses domestiques il était un héros et ce que l’on aurait bien voulu savoir c’était
ce qu’il devenait quand il n’y avait aucun œil pour voir et, a fortiori,
aucune âme pour admirer. Il se détendait et se reposait probablement ; mais
quel vide devait être nécessaire pour remettre en état une présence d’une telle
plénitude ! Quel absolu dans les entractes pour rendre possible la reprise
de pareilles représentations ! Lady Mellifont était trop fière pour épier
et, n’ayant jamais mis l’œil au trou d’une serrure, elle demeurait digne et
sans recours.
Me suis-je, ce soir-là, seulement figuré que Mrs. Adney
avait incité notre ami à briller dans son rôle ? Ou l’ironie de nos
rapports avec lui en pareil moment me le fit-elle voir dans une lumière plus
vive ? Toujours est-il que Lord Mellifont ne devait jamais m’apparaître
aussi différent de ce qu’il eût pu être si nous ne lui eussions offert un
reflet de son image. En fait d’affluence, nous lui apportions tout juste le
concours de deux personnes mais jamais Lord Mellifont ne s’était montré plus
public. Ses manières parfaites n’avaient jamais été plus parfaites, son tact
remarquable jamais été plus remarquable, ni plus irréfutablement établie sa
seule raison d’être imaginable : l’unicité absolue de son identité, j’avais
le sentiment que le compte rendu de cette séance paraîtrait dans les journaux
du matin et, aussi, un autre sentiment secret et qui me grisait, le sentiment
de savoir quelque chose qui ne serait pas dans les journaux, qui n’y serait jamais
– bien que tout journal entreprenant m’eût donné une fortune pour m’en extirper
le fin mot.
Toutefois, en dépit de mon ravissement – qui était quasi
sensuel, évoquait les délices d’un chef-d’œuvre consommé d’art culinaire ou d’un
plaisir sans précédent – il me tardait de me retrouver seul avec Blanche Adney
qui me devait une anecdote. Mais cet aparté ne put avoir lieu ce soir-là car un
membre de notre groupe sortit voir ce qui nous absorbait tellement dehors, Lord
Mellifont réclama un peu de musique et notre violoniste vint jouer divinement
pour nous, sur notre estrade pleine d’échos, face à face avec les fantômes de
la montagne. Avant la fin du concert, je m’aperçus de la disparition de notre
actrice et, jetant un coup d’œil dans le salon, je la vis installée en
compagnie de Wawdrey qui lui faisait lecture d’un manuscrit. La grande scène
avait apparemment été achevée et Blanche, sans doute, la trouvait d’autant plus
intéressante qu’elle avait sur l’auteur des lueurs nouvelles. Je jugeai discret
de ne pas les déranger et allai me coucher sans avoir revu Blanche. Je me mis à
sa recherche au saut du lit, le lendemain et, comme le jour s’annonçait beau, lui
proposai une promenade en lui rappelant la haute obligation dont elle m’était redevable.
Elle reconnut être en dette avec moi et m’accorda le privilège de sa compagnie.
Mais à peine commencions-nous de gravir la montée que Blanche s’écriait avec
feu : « Mon cher ami, vous ne sauriez imaginer à quel point cela me
tracasse ! Je ne peux penser à rien d’autre !
— Qu’à votre théorie au sujet de Lord Mellifont ?
— Au diable Lord Mellifont ! Je parle de votre
théorie à vous à propos de Wawdrey qui est de beaucoup le plus intéressant des
deux. Je suis tout à fait séduite par votre idée de son… de ses… comment appelez-vous
ça ?
— Ses identités alternatives ?
— Sa double identité. C’est plus facile à retenir.
— Vous l’adoptez alors ?
— Si je l’adopte ! J’en fais mes délices ! Elle
s’est imposée à moi avec une netteté extraordinaire hier soir.
— Pendant que Wawdrey vous faisait la lecture ?
— Oui, pendant que je t’écoutais et que je l’observais ;
ça simplifiait tout et ça expliquait tout. »
Je triomphais : « C’est là l’excellent de la chose.
La scène est-elle belle ?
— Elle est magnifique et il lit très bien.
— Presque aussi bien que l’autre écrit ! », lançai-je
en riant.
Du coup, Blanche fit halte et, posant sa main sur mon bras :
« Vous avez le mot : j’avais l’impression qu’il me lisait l’œuvre d’un
autre. »
Et moi de compléter : « Ce qui revenait à rendre à
cet autre un grand service. »
Et Blanche de renchérir : « Ils sont tellement
différents l’un de l’autre ! »
Nous nous mîmes à parler de cette différence en nous
remettant en route, du trésor, de la ressource qu’une double personnalité pareille
devait être dans la vie.
Je déclarai : « Ça devrait le faire vivre deux
fois plus longtemps que les autres.
— Lequel des deux ?
— Eh bien, mais les deux : ils constituent une
raison sociale et aucun des deux ne pourrait continuer à faire marcher l’affaire
sans l’autre. Sans compter que survivre serait aussi épouvantable pour l’un que
pour l’autre. »
Blanche resta quelques instants silencieuse, puis s’écria :
« J’aimerais qu’il survive !
— Puis-je, à mon tour, demander lequel ?
— Si vous n’êtes pas capable de le deviner, je ne vous
le dirai pas.
— Je connais le cœur féminin. C’est l’autre que vous
autres femmes préférez toujours. »
Blanche fit halte de nouveau et regarda tout autour d’elle :
« Ici, loin de mon mari, je peux bien vous le dire : je l’aime !
— Malheureuse femme, c’est un homme sans passions, répondis-je.
— C’est justement pour ça que je l’adore. Est-ce qu’une
actrice ne sait pas que les passions des autres sont insupportables ? Une
actrice, pauvre fille, n’a que faire d’un amour qui n’est pas tout de son côté ;
elle n’a pas les moyens d’être payée de retour. La preuve : un mariage
gracieux, heureux comme le mien est ruineux. Savez-vous ce qui me hantait, hier
soir, pendant que Mr. Wawdrey me lisait ces pages admirables ? Une envie
folle de voir l’auteur. »
Et, comme pour dissimuler sa honte, dramatiquement, Blanche
poursuivit son chemin.
« Nous tâcherons d’arranger ça, répondis-je. Je veux
lui jeter un autre coup d’œil moi-même. En attendant veuillez vous rappeler que
voici plus de quarante-huit heures que j’attends que vous me révéliez le point
de départ de votre très séduisante et très plausible théorie au sujet de Lord
Mellifont.
— Oh, Lord Mellifont ne m’intéresse pas !
— Il vous intéressait hier.
— Oui mais c’était avant que je tombe amoureuse. Vous l’avez
éclipsé avec votre histoire.
— Vous allez me faire regretter de vous l’avoir
racontée.
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