Si vous ne me dites pas comment votre idée vous est venue, je vais croire que vous avez tout inventé.

— Laissez-moi rappeler mes souvenirs pendant que nous vagabonderons dans cette douce vallée. »

Nous arrivions à l’entrée d’une petite vallée charmante, encaissée et sinueuse, dont une partie servait de lit à un cours d’eau que sa vitesse rendait lisse. Nous y pénétrâmes et le chemin moelleux qui bordait le torrent nous entraînait de plus en plus loin, moi attendant toujours que mon amie ait retrouvé ses souvenirs, lorsqu’un détour du sentier nous montra Lady Mellifont en train de venir vers nous. Elle était seule sous la voûte de son ombrelle, sa traîne noire balayant le gazon, et son apparition dans ce sentier écarté était assez extraordinaire. Généralement Lady Mellifont suivait la grande route escortée par un valet de pied dont la livrée faisait un effet étrange aux rudes montagnards. Elle rougit en nous voyant comme si elle avait eu à excuser sa présence en ces lieux ; elle rit vaguement et déclara n’être sortie que pour faire une petite promenade matinale. Nous restions à échanger des platitudes quand elle nous dit avoir eu quelque espoir de rencontrer son mari.

« Est-il par ici ? Demandai-je.

— Je pensais qu’il y était. Il est sorti il y a une heure pour faire une aquarelle.

— Vous l’avez cherché ? demanda Mrs. Adney.

— Oh, un peu, pas beaucoup », dit Lady Mellifont.

Les deux femmes laissèrent un moment leurs regards se croiser, non sans insistance à ce que je crus voir. « Nous allons le chercher et vous le trouver, dit Blanche.

— Oh, ça n’a aucune importance, protesta Lady Mellifont. J’avais pensé le rejoindre…

— Si vous ne le rejoignez pas, il ne fera pas son aquarelle, insinua Blanche.

— Il la fera peut-être si vous le rejoignez, vous, dit Lady Mellifont.

Je m’interposai : « Oh, il va sans doute apparaître !

— Il apparaîtra certainement s’il sait que nous sommes ici ! Riposta Blanche.

— Voulez-vous attendre pendant que nous partirons à sa recherche ? », Demandai-je à Lady Mellifont.

Elle répéta que la chose n’avait aucune importance ; sur quoi Mrs. Adney reprit : « Nous allons voir ce qu’il en est pour notre propre plaisir.

— Je vous souhaite une bonne promenade », dit Lady Mellifont et elle allait s’éloigner quand je lui demandai s’il nous faudrait dire à son mari qu’elle était par là : « Lui dire que je l’ai suivi ? » Elle hésita une seconde et lança bizarrement d’un ton brusque : « Non, il vaut mieux pas. » Sur quoi elle nous quitta pour descendre, d’un pas un peu raide, vers le fond de la vallée.

Nous suivîmes des yeux sa retraite ; et ensuite échangeâmes un regard ; puis un petit rire s’échappa des lèvres de l’actrice : « On aurait cru la voir se promener dans le parc de Mellifont ! »

J’avais mon idée : « Elle se doute de quelque chose, vous savez.

— Et elle ne veut pas qu’il se doute qu’elle s’en doute ! Il n’y aura pas d’aquarelle.

— À moins que nous ne le rattrapions, insinuai-je, auquel cas nous le verrons en train d’en exécuter une, dans l’attitude la plus élégante et la plus convenue, et le plus curieux c’est qu’elle sera réussie !

— Laissons-le tranquille et il lui faudra revenir sans la rapporter, dit Blanche.

— Il aimerait mieux ne revenir jamais. Oh, il trouvera bien un public !

— Peut-être la fera-t-il pour les vaches », risqua Blanche et, comme j’étais sur le point de lui reprocher ce blasphème, elle ajouta : « C’est tout simplement ce que le hasard m’a fait découvrir.

— De quoi parlez-vous ?

— De l’incident d’avant-hier. »

Je bondis : « Oh, racontez-moi ça enfin !

— Eh bien, voilà, j’étais comme Lady Mellifont : je ne pouvais pas le trouver.

— Vous l’aviez perdu ?

— C’est lui plutôt qui m’avait perdue. C’est ainsi, on dirait, que les choses se passent… Il me croyait partie et alors… »

Elle s’interrompit avec un air, ou plutôt un sourire, qui en disait long.

« Vous l’avez retrouvé, en tout cas, dis-je déconcerté, puisque vous êtes revenue avec lui.

— C’est lui qui m’a retrouvée. C’est comme ça, je vous dis, que les choses semblent se passer. Il est là au moment où quelqu’un d’autre y est.

— Je comprends ces intermittences, répliquai-je après un instant de réflexion, mais je ne m’explique pas très bien quelle loi les gouverne. »

Oh, mais Blanche s’expliquait tout très bien, elle !

« C’est une nuance infinitésimale, mais je l’ai saisie sur le moment. J’avais pris le chemin du retour, j’étais fatiguée et j’avais insisté pour qu’il ne revienne pas avec moi. Nous avions trouvé des fleurs très rares – celles que j’ai rapportées – c’était lui qui les avait découvertes presque toutes. Ça l’amusait beaucoup et j’avais vu qu’il voulait en ramasser encore. Il m’a laissée partir – où aurait, sans ça, été son tact ? – et j’étais trop bête alors pour deviner qu’après mon départ il n’y aurait plus, il ne pourrait plus y avoir de fleurs à ramasser. Au bout de trois minutes, je me suis aperçue que j’avais emporté son canif – qu’il m’avait prêté pour écorcer une branche – je savais qu’il en aurait besoin, alors je suis revenue sur mes pas et l’ai cherché des yeux… mais vous ne pourrez pas comprendre sans avoir une idée du décor.

— Conduisez-moi sur place, alors, dis-je.

— Non, vous pouvez tout vous représenter d’ici. L’endroit tout simplement n’offrait aucune cachette : c’était, à flanc de montagne, une étendue sans élévations ni anfractuosités sans arbres ni buissons. Au-dessous, il y avait quelques rochers derrière lesquels j’avais disparu, et devant lesquels, en remontant, je venais de réapparaître.

— Alors il devait vous voir ?

— Il était trop absent, trop complètement évanoui, évanoui comme la flamme d’une bougie éteinte, pour une raison de lui seul connue. Un moment de lassitude sans doute (dame ! il avance en âge) aura entraîné, devant le retour de la solitude, une réaction plus vive, une extinction plus rapide. L’endroit, en tout cas, était nu comme la main.

— Ne pouvait-il être ailleurs ?

— Il ne pouvait, après si peu de temps, être ailleurs que là où je l’avais laissé. Et pourtant l’endroit était désert – aussi désert que cette vallée devant nous. Il s’était volatilisé. Il avait cessé d’être ; mais dès que ma voix a résonné, dès que j’ai crié son nom, il s’est levé devant moi comme se lève le soleil.

— Et il s’est levé où, le soleil ?

— Mais à l’endroit voulu – là où notre homme se serait trouvé et où je l’aurais vu s’il avait été comme tout le monde. »

J’avais écouté avec l’intérêt le plus profond ; mais il était de mon devoir de soulever des objections : « Combien de temps s’était écoulé entre le moment où vous avez été sûre de son absence et celui où vous l’avez appelé ?

— Oh, quelques secondes seulement ! Je ne prétends pas que le phénomène ait duré longtemps.

— Assez longtemps pour que vous soyez tout à fait sûre ?

— Sûre qu’il n’était pas là ?

— Oui et que vous ne vous trompiez pas, n’étiez pas victime de quelque illusion d’optique ?

— J’ai pu me tromper… mais je me sentais tellement sûre que non… en tout cas, c’est pour en avoir le cœur net que je veux que vous alliez dans sa chambre. »

Je réfléchis un instant : « Mais comment pourrais-je y arriver quand sa femme elle-même n’ose pas ?

— Elle voudrait oser. Proposez-lui d’essayer. Il n’en faudrait pas beaucoup pour la décider avec les soupçons qu’elle a. »

Je réfléchis encore un instant : « Semblait-il se rendre compte ?

— Que je ne l’avais pas retrouvé et devais être au comble de la surprise ? Je me le suis demandé moi aussi ; mais je me suis dit qu’il pensait probablement avoir fait assez vite… Il lui faut courir le risque, que voulez-vous, et espérer pour le mieux.

Ah, je m’y perdais ! Comment savoir ? : « Lui avez-vous parlé de sa disparition ?

— Non pas certes ! Y pensez-vous ? Cela me paraissait trop étrange.

— Je comprends… mais quel air avait-il ? »

En essayant de rappeler ses souvenirs et de reconstituer son miracle, Blanche leva un regard distrait sur le chemin et soudain déclara : « Tout à fait l’air qu’il a maintenant ! » et je vis Lord Mellifont, debout devant nous, son album à la main. Je constatai, quand nous l’abordâmes, qu’il n’avait l’air ni méfiant ni absent : il était là, tout simplement, comme partout, à titre de personnage principal. Bien entendu, il n’avait pas la moindre esquisse à nous montrer, mais rien ne pouvait mieux parachever l’idée nouvelle que nous nous faisions de lui que la façon qu’il eut de se mettre en position à notre approche.