« Non »… répéta-t-elle.
Du moment que ma tentative lui faisait l’effet d’un acte de
violence, j’étais prêt à y renoncer. Il me semblait bien, pourtant, que ce
visage trahissait quelque chose de plus profond que l’effroi : l’indice d’une
déception possible au cas où j’obéirais et m’abstiendrais. C’était un peu comme
si Lady Mellifont avait dit : « Je veux bien vous laisser faire… si
vous en prenez la responsabilité. Oui, avec un autre je veux bien le surprendre.
Mais il ne faut surtout pas qu’il puisse penser que c’était moi…
— Nous n’avons pas tardé à trouver Lord Mellifont, dis-je,
faisant allusion à notre rencontre précédente. Il a eu la bonté de donner cette
charmante aquarelle à Mrs. Adney qui m’a demandé de le prier d’y ajouter sa
signature qu’il a omise… » Lady Mellifont prit l’aquarelle. Pendant qu’elle
la regardait, je devinais quelle lutte se déroulait en elle. Elle était sur le
point de parler ; puis je sentis que toute sa délicatesse, sa dignité, sa
timidité et son dévouement s’unissaient pour tenir tête à cette grande occasion.
Lady Mellifont se détourna de moi et rentra dans sa chambre emportant l’aquarelle.
Elle resta absente deux minutes et, quand elle revint, je vis qu’elle avait
vaincu sa tentation ; elle l’avait même repoussée avec un frisson d’horreur
rétrospectif. Elle ne rapportait pas le tableau : « Si vous voulez
bien me laisser l’aquarelle, je verrai à faire donner satisfaction à Mrs. Adney »,
dit-elle avec beaucoup de douceur et de politesse mais d’une façon qui
sous-entendait que nous devions en rester là.
J’acceptai la proposition avec un enthousiasme peut-être un
peu factice et, pour faciliter notre séparation, j’observai que nous allions
avoir un changement de temps.
« Dans ce cas, nous partirons, nous partirons tout de
suite », répondit Lady Mellifont avec un empressement qui m’amusa : il
semblait révéler, chez cette pauvre dame, le désir de s’évader, de fuir pour se
mettre en sûreté en compagnie de son secret menacé. Je fus, par conséquent, d’autant
plus surpris lorsque, au moment où j’allais m’en aller Lady Mellifont me tendit
la main. Elle avait le prétexte de nos adieux, mais pendant que nous nous
serrions la main je sentais ce que son geste avait vraiment voulu dire et c’était :
« Merci pour l’aide que vous étiez prêt à me donner, mais il vaut mieux
laisser les choses telles qu’elles sont. Si je parvenais à savoir… qui pourrait
me venir en aide ? »
En allant dans ma chambre chercher mon parapluie, je me disais :
« Elle en est sûre, mais elle ne veut pas mettre sa certitude à l’épreuve. »
Un quart d’heure plus tard j’avais rattrapé Clare Wawdrey et
peu après nous étions en quête d’un refuge. Les nuages ne se contentaient plus
de s’accumuler : l’orage éclatait avec une violence extraordinaire. Nous
escaladâmes un remblai pour atteindre une cabane vide, une construction
grossière qui n’était guère qu’un abri pour les troupeaux. Elle nous offrit
pourtant quelque protection et, par ses fissures, nous pouvions voir le
spectacle, assister aux emportements de la nature. Divertissement qui dura une
heure – heure qui, dans mon souvenir, m’apparaît pleine de contrastes bizarres.
Pendant que les éclairs jouaient avec le tonnerre et que la pluie ruisselait
sur nos parapluies, je me disais que Clare Wawdrey était décevant. Je ne sais
pas au juste ce que j’attendais d’un grand écrivain exposé à la furie des
éléments, quelle attitude byronienne j’aurais voulu voir prendre à mon
compagnon, mais je n’aurais certes jamais cru qu’en pareil cas il me régalerait
d’histoires – que j’avais entendu raconter déjà – sur Lady Ringrose. Cette dame
fameuse fut le sujet de la conversation de Wawdrey durant toute la durée de ce
spectacle, à une variante près, toutefois : vers la fin, Wawdrey se mit à
parler de Mr. Chafer, le critique littéraire à peine moins fameux. Entendre
un homme comme Wawdrey parler de critiques littéraires me fendait le cœur. Les
éclairs projetaient une lueur crue sur une vérité qui m’était familière depuis
des années, mais qui avait pris une force transcendante ces deux derniers jours,
sur la certitude irritante que cet homme de génie estimait ce qu’il y avait en
lui de secondaire bien assez bon pour ses relations personnelles. La société, bien
sûr, ne méritait pas plus, mais le mépris que révélait cette distinction
pouvait-il n’être pas blessant pour un admirateur ? Le monde était bête et
vulgaire et le véritable Wawdrey eût été bien sot d’y aller quand il pouvait, pour
papoter et dîner en ville, se faire remplacer. Je n’en étais pas moins navré de
sentir qu’il mettait avec moi ce système en pratique. Je ne sais pas exactement
ce que j’aurais voulu… Sans doute qu’il fit une exception pour moi, pour moi
tout seul, qu’en un mouvement de générosité et d’affection il me distinguât
parmi la horde des esprits obtus. J’allais presque jusqu’à croire qu’il l’aurait
fait s’il avait pu savoir quel culte j’avais pour son talent. Mais je n’avais
jamais su lui traduire mon admiration et il appliquait inflexiblement son
principe. En tout cas, j’étais sûr qu’au moins là-bas, dans sa chambre, en un
moment pareil, son fauteuil n’était pas vide : là-bas était l’attitude
byronienne, là-bas les éclairs répondaient aux éclairs. Je ne pouvais qu’envier
à Mrs. Adney le plaisir qu’elle devait en retirer.
L’orage a fini par s’éloigner, la pluie s’est suffisamment
calmée pour nous permettre de quitter notre abri et de reprendre le chemin de l’hôtel
où notre absence prolongée avait produit quelque agitation. On semblait croire
que l’orage nous avait mis dans une situation périlleuse.
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