Plusieurs de nos amis nous attendaient à la porte – qui semblèrent déconcertés de voir que nous étions seulement trempés. Clare Wawdrey se trouvait être le plus mouillé de nous deux et il se précipita droit vers sa chambre, passant ainsi devant Blanche Adney qui faisait partie du groupe rassemblé pour nous attendre. Or, tandis que le sujet de nos conjectures approchait d’elle, Blanche recula sans l’accueillir d’un mot ; et, d’un mouvement qui me parut presque marquer de la froideur, elle lui tourna le dos pour s’élancer dans le salon. Tout mouillé que j’étais, je la suivis ; elle se retourna aussitôt et me fit face. La première chose que je vis fut que jamais elle n’avait été aussi belle. Elle semblait illuminée par la flamme de l’inspiration et elle me déclara en un murmure qui était le plus grand cri que j’aie jamais entendu : « J’ai mon rôle !

— Vous êtes allée dans sa chambre ? J’avais raison ?

— Raison ? répéta Blanche Adney. Ah, mon cher ami ! Chuchota-t-elle.

— Il était là ? Vous l’avez vu ?

— Il m’a vue lui. Ça a été le grand jour de ma vie.

— Ça a dû être le grand jour de la sienne si vous étiez à moitié aussi charmante que vous l’êtes en ce moment.

— Il est magnifique, poursuivit Blanche comme si elle ne m’entendait pas. C’est lui l’auteur.

Je l’écoutais, impressionné au possible. Elle ajouta :

— Nous nous sommes compris.

— À la lueur des éclairs ?

— Oh, si vous croyez que je voyais les éclairs !

— Combien de temps êtes-vous restée ? demandai-je avec admiration.

— Assez longtemps pour lui dire que je l’adore.

— Ah ! ce que je n’ai, moi, jamais pu arriver à lui dire ! »

Et je poussai bel et bien un gémissement.

« J’aurai mon rôle ! J’aurai mon rôle ! » Poursuivit Blanche indifférente et triomphante. Elle se mit à tourbillonner avec une joie d’écolière et ne s’interrompit que pour me dire : « Allez vite vous changer !

— Vous aurez, dis-je, la signature de Lord Mellifont.

— Au diable la signature de Lord Mellifont ! Il est infiniment plus gentil que Mr. Wawdrey, ajouta-t-elle hors de propos.

— Lord Mellifont ? Dis-je prétendant me méprendre.

— Au diable Lord Mellifont ! »

Et Blanche Adney, dans son ravissement, m’écarta pour s’élancer d’un trait hors de la pièce, et se trouver nez à nez avec son mari – sur quoi, au cri charmant de « Nous parlions de vous, mon chéri ! » elle lui sauta au cou et l’embrassa.

J’allai dans ma chambre et, après avoir changé de vêtements, j’y restai jusqu’au soir. L’orage s’était éloigné, mais la pluie s’était changée en bruine. En descendant dîner, je vis que le changement de temps avait déjà dispersé notre groupe. Les Mellifont étaient partis dans une voiture à quatre chevaux et plusieurs autres voitures étaient commandées pour le lendemain matin. Blanche Adney en avait retenu une et, sous prétexte de préparatifs, elle nous quitta aussitôt après le dîner. Clare Wawdrey me demanda ce qu’elle avait ? Elle semblait l’avoir soudain pris en grippe. J’ai oublié ce que j’ai bien pu lui répondre et fait mon possible pour le consoler en partant avec lui le jour suivant. Blanche avait disparu quand nous descendîmes de nos chambres. Elle et Wawdrey devaient faire, ensuite, la paix à Londres car Wawdrey a terminé sa pièce et Blanche l’a jouée. Je dois dire qu’elle demeure pourtant toujours dans l’attente de son grand rôle. J’en ai un en tête tout à fait magnifique, mais Blanche ne vient pas me voir pour stimuler mon inspiration. Lady Mellifont veut bien avoir pour moi un mot aimable toutes les fois que nous nous rencontrons mais ceci ne me console pas.

Le coin plaisant

1

« Tout le monde me demande ce que je pense de tout, dit Spencer Brydon, et je réponds comme je peux, en semblant approuver, ou, en éludant la question, je berne les gens avec la première baliverne venue. Au fond, cela leur serait indifférent, poursuivit-il, car même si l’on pouvait répondre à brûle-pourpoint à une demande aussi stupide sur un aussi vaste sujet, mes pensées continueraient à graviter autour de quelque chose qui me concerne seul. » Il parlait à Miss Staverton, avec qui, depuis deux mois, il avait saisi toutes les occasions possibles de causer. En fait, cette tendance et cette ressource, ce réconfort et ce soutien, dans la situation actuelle, avaient assez vite pris la première place, parmi la somme considérable des surprises assez brusques qui l’attendaient à son retour en Amérique si étrangement différé. Tout lui était en quelque sorte une surprise, et c’était peut-être naturel quand on avait si longtemps tout négligé, et avec tant de persévérance, en s’efforçant d’accorder aux surprises une aussi grande marge de jeu. Il leur avait laissé plus de trente ans – trente-trois, pour être précis, et à présent elles lui semblaient s’organiser tout à fait à l’échelle de cette licence. Il avait vingt-trois ans à son départ de New York, il en comptait cinquante-six aujourd’hui, à moins de calculer comme il s’y sentait parfois enclin depuis son retour dans sa patrie, auquel cas il aurait vécu plus longtemps qu’il n’est souvent donné à un homme de vivre. Il aurait fallu tout un siècle, se répétait-il et disait-il à Alice Staverton, il aurait fallu une plus longue absence et un détachement plus grand que ceux-là même dont il portait le poids sur la conscience pour accumuler les différences, les nouveautés, les singularités, et surtout les grandeurs, dans le meilleur sens et dans le pire, qui à présent assaillaient sa vue partout où il regardait.

Depuis son arrivée, néanmoins, l’essentiel avait été le caractère imprévisible de tout, car il avait cru, de décennie en décennie, faire la part (et de la façon la plus libérale et intelligente) de l’éclatant changement. Or, il s’apercevait qu’il n’avait fait la part de rien. Ce qu’il avait été sûr de retrouver lui manquait, et il trouvait ce qu’il n’eût jamais imaginé. Proportions et valeurs étaient bouleversées.