Les choses laides auxquelles il s’attendait, les
choses laides de sa lointaine jeunesse où il s’était trop tôt éveillé au
sentiment de la laideur, ces phénomènes troublants exerçaient sur lui, assez
bizarrement, leur charme ; alors que les choses « mirobolantes »,
modernes, monstrueuses, célèbres, celles qu’il était plus particulièrement venu
voir, comme des milliers d’enquêteurs ingénus le faisaient chaque année, constituaient
précisément ses sources de consternation. Elles étaient autant de pièges à
déplaisir, surtout à réaction, dont son pas agité pressait sans cesse le déclic.
À coup sûr, tout le spectacle présentait de l’intérêt mais il eut été vraiment
trop déconcertant, si une vérité plus subtile n’avait sauvé la situation. À y
regarder avec plus de calme, il n’était certes pas venu entièrement pour
les monstruosités ; il était venu non pas en dernier ressort mais, l’événement
le démontrait, mû par une impulsion qui leur était étrangère. Il était venu – pour
parler en style pompeux – afin d’inspecter ses propriétés, dont depuis un tiers
de siècle, plus de quatre mille miles le séparaient ou, en termes moins
sordides, il avait cédé au caprice de revoir sa maison du « coin plaisant »,
comme il avait accoutumé de la décrire avec tendresse, le coin où il avait vu
le jour, où divers membres de sa famille avaient vécu et étaient morts, où il
avait passé les vacances de son enfance trop studieuse et cueilli les rares
fleurs mondaines de son adolescence frileuse ; propriété qui, plus tard
aliénée pendant une si longue période, était tombée entre ses seules mains, par
suite de ia mort successive de ses deux frères et à l’expiration d’anciens baux.
Il possédait une autre maison, pas aussi « bien », le « coin
plaisant » ayant été, depuis une époque reculée, agrandi et consacré au
maximum ; et la valeur de cette paire d’immeubles représentait son principal
capital, avec un revenu formé ces dernières années par leurs loyers respectifs
qui (précisément grâce à leur excellent type original) n’avaient jamais été
déplorablement bas. Il pouvait vivre en Europe, comme il en avait l’habitude, sur
le produit de ces baux new-yorkais florissants, et d’autant mieux que celui de
la seconde bâtisse, simple numéro d’une longue rangée, étant venu à expiration
au cours des douze mois précédents, la magnifique possibilité s’était offerte
de le renouveler à un taux élevé.
C’étaient là, certes, des détails concernant les propriétés,
mais depuis son arrivée il en était venu de plus en plus à établir une distinction
entre elles. La maison dans la rue, à deux blocs dressés à l’ouest, était déjà
en cours de reconstruction, sous la forme d’une haute masse d’appartements. Il
avait accepté, un peu auparavant, des ouvertures relatives à cette
transformation, et à mesure qu’elle avançait, le moindre de ses étonnements ne
fut pas de se découvrir capable, sur-le-champ, et sans l’ombre d’expérience
analogue préalable, de participer aux travaux avec une certaine intelligence, voire
une certaine autorité. Il avait passé sa vie en tournant tellement le dos à des
préoccupations de ce genre, et le visage orienté vers des soucis d’un ordre
tellement différent, qu’il s’ébahissait de voir s’éveiller, dans un compartiment
de son esprit inexploré jusqu’alors, une compétence d’homme d’affaires et un
sens de la construction. Ces qualités à présent si répandues autour de lui
avaient été latentes dans son propre organisme où l’on pouvait peut-être dire
qu’elles dormaient du sommeil du juste. À présent, dans la splendeur de ce
temps automnal – l’automne, tout au moins, était une pure bénédiction dans
cette ville terrible –, il se penchait sur son « travail », intrépide,
secrètement agité, nullement choqué de ce que toute l’entreprise, comme il
disait, fût vulgaire et sordide, et prêt à grimper sur des échafaudages, à marcher
sur des planches, à manier le matériau et à avoir l’air de s’y entendre, enfin
à poser des questions, à provoquer des explications et à vraiment « jongler
avec les chiffres ».
Cela l’amusait, en vérité, cela le charmait ; et du
même coup, cela amusait – peut-être encore plus – Alice Staverton encore qu’elle
en fût peut-être beaucoup moins charmée ! Quoi qu’il en fût, elle n’en
attendait pas de gain matériel comme lui, ni un profit aussi étonnamment
considérable. Il savait qu’à présent, selon toute probabilité, rien ne pouvait
améliorer la vie matérielle qu’elle avait en l’après-midi de sa vie, comme
propriétaire et occupante, délicatement frugale de la petite maison d’Irving
Place, qu’elle avait subtilement trouvé moyen de conserver au cours de sa carrière
new-yorkaise presque ininterrompue. S’il en connaissait à présent le chemin
mieux que toute autre adresse – car les numérotages effroyablement multipliés
lui semblaient réduire la ville entière à la page d’un grand registre, démesuré,
fantastique, aux lignes et aux figures tirées au cordeau et entrecroisées – si,
pour son réconfort, il avait contracté cette habitude, c’était dans une large
mesure à cause du charme d’avoir rencontré et reconnu, dans le vaste désert du
commerce en gros, surgissant au milieu du vulgaire foisonnement de la richesse,
de la puissance et du succès, une petite scène paisible où les détails et les
nuances, toutes les délicatesses, conservaient l’acuité des notes d’une voix
haute parfaitement posée, et où l’économie flottait dans l’air comme le parfum
d’un jardin. Sa vieille amie vivait avec une seule servante et époussetait
elle-même ses reliques, garnissait ses lampes et fourbissait son argenterie. Elle
évitait l’affreuse bousculade moderne, chaque fois qu’elle le pouvait, mais elle
s’avançait et combattait sérieusement quand le défi s’adressait à « l’esprit »,
cet esprit qu’après tout elle proclamait fièrement et un peu timidement comme
celui d’une époque meilleure, l’époque de leur période mondaine et de leur
ordre commun, déjà lointain et antédiluvien. Elle faisait usage de transports
publics quand il le fallait, ces terribles engins vers lesquels les gens se
ruaient comme les passagers pris de panique en mer se ruent vers les chaloupes ;
elle affrontait, indéchiffrable, quand elle y était contrainte, toutes les
secousses et les épreuves publiques ; et pourtant, avec la minceur
mystifiante de son apparence, qui vous défiait de dire si elle était une belle
jeune femme vieillie par des épreuves ou une femme fine et lisse, d’âge plus
avancé, à qui une heureuse indifférence conservait un air de jeunesse, avec ses
précieuses allusions, surtout à des histoires et des souvenirs auxquels il
pouvait s’associer, elle lui semblait aussi exquise qu’une pâle fleur pressée (une
rareté, pour commencer) et, à défaut d’autres douceurs, elle constituait une
récompense suffisante de son effort. Ils avaient une communauté de
connaissances, « leur » connaissance (ce pronom possessif discriminateur
revenait toujours sur les lèvres d’Alice Staverton) de présences d’un autre âge,
recouvertes en surimpression, dans son cas à lui, par l’expérience d’un homme
et la liberté d’un voyageur errant, recouvertes par le plaisir, par l’infidélité,
par des moments de vie qui restaient vagues et étranges pour elle, bref, par l’Europe,
mais toujours inaltérées, toujours exposées et chéries, sous cette pieuse
visitation de l’esprit dont rien ne l’avait jamais détournée.
Elle l’avait accompagné un jour pour voir comment son
immeuble à appartements s’élevait. Il l’avait aidée à franchir des crevasses, lui
avait expliqué des plans, et le hasard fit qu’il eut en sa présence une
discussion brève mais animée avec le chef de chantier, représentant la firme de
construction qui assumait les travaux. Il s’était révélé tout à fait « à
la hauteur », en signalant à ce personnage une omission, un détail stipulé
dans leurs conventions et dont ce dernier n’avait pas tenu compte. Il avait si
lucidement défendu sa thèse qu’outre qu’Alice Staverton avait bien joliment
rougi sur le moment, par sympathie pour son triomphe, elle lui avait dit
ensuite (encore qu’avec un brin d’ironie accrue) que de toute évidence, il
avait depuis trop longtemps négligé un vrai don. Si seulement il était resté au
bercail, il aurait anticipé sur l’inventeur du gratte-ciel. Si seulement il
était resté au bercail, il aurait découvert son génie à temps pour lancer
quelque nouvelle variété d’affreux lièvre architectural, et le courir jusqu’à
ce qu’il s’enfonçât dans une mine d’or. Ces paroles, il devait se les rappeler
à mesure que passaient les semaines, à cause d’un léger son argentin dont elles
avaient résonné, au-dessus des notes plus étranges et plus profondes de ses
propres vibrations, la plupart du temps déguisées et étouffées.
L’obsession s’était tout d’abord présentée à lui au bout de
la première quinzaine, elle avait surgi avec la plus étrange soudaineté – une
hantise particulière insensée. Elle l’avait frappé ici-même – et telle était l’image
sous laquelle il jugeait l’affaire, ou du moins, et non point dans une faible
mesure il frémissait et rougissait en y pensant : il lui semblait avoir
rencontré un étrange personnage, un occupant des lieux, imprévu, au détour d’un
des corridors de la maison vide, baignée de clair-obscur. La bizarre analogie
ne cessait de le hanter, et à certains moments, il lui donnait une forme plus
intense encore : en ouvrant une porte derrière laquelle il était assuré de
ne rien trouver, la porte d’une chambre vide aux volets clos, et tombant alors,
avec un grand sursaut réprimé, sur une présence, très droite, qui l’affrontait,
parfois plantée au milieu de la pièce, et le regardait fixement à travers la
pénombre. Après cette visite à la bâtisse en construction, il alla avec sa
compagne voir l’autre maison, toujours de beaucoup la plus belle, qui à l’Est
formait l’un des coins, le « coin plaisant » précisément, l’angle d’une
rue à présent si généralement déshonorée et défigurée dans ses prolongements
vers l’Ouest, et de l’Avenue relativement conservatrice. L’Avenue gardait des
prétentions à la décence, comme disait Miss Staverton ; les vieilles gens
avaient disparu pour la plupart, les vieux noms étaient inconnus et çà et là un
vieux souvenir semblait errer vaguement à l’aventure, telle une personne très
âgée attardée au-dehors, que vous rencontreriez par hasard et auriez envie de
protéger ou de suivre charitablement pour la ramener saine et sauve, à l’abri.
Ils entrèrent ensemble, nos amis. Il s’introduisit grâce à
sa clé, car il expliqua qu’il n’entretenait pas de personnel sur les lieux, préférant,
pour des raisons à lui, les laisser vides, après un simple arrangement avec une
brave femme du voisinage qui venait tous les jours une heure, pour ouvrir les
fenêtres, enlever la poussière et balayer. Spencer Brydon avait ses raisons et
en prenait de plus en plus conscience. Elles lui semblaient meilleures à
chacune de ses visites, bien qu’il ne les énumérât pas toutes à sa compagne, pas
plus qu’il ne lui dit combien souvent, avec quelle fréquence absurde, il venait
lui-même. Il lui laissa simplement constater que pour le moment, tandis qu’il
traversait les grandes pièces nues, un vide absolu y régnait et du toit à la
cave, il n’y avait rien que le balai de Mrs. Muldoon dans un coin, pour
tenter un cambrioleur.
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