Elle
lui proposait de venir à Paramore le dimanche suivant. Owen se montrait
vraiment très difficile. Sur place, dans cette demeure toute pleine d’exemples
et de souvenirs, et conjuguant ses efforts avec ceux de son pauvre cher père « terriblement
ennuyé », il faudrait peut-être se livrer à une dernière offensive. Mr. Coyle
lut entre les lignes que beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts depuis qu’à
Baker Street Miss Wingrave avait traité son désespoir à la légère. Bien qu’elle
ne fut pas quémandeuse de sa nature, elle aimait jusqu’à présenter sa requête
comme une faveur particulière à accorder à une famille dans l’affliction, et
elle exprimait le plaisir qu’elle aurait si Mrs. Coyle, pour qui elle joignit
une invitation séparée, voulait bien l’accompagner.
Elle ajoutait que, – avec le consentement de Mr. Coyle
– elle écrirait aussi au jeune Lechmere. La présence de ce gentil et mâle
garçon pourrait être salutaire à son malheureux neveu. Le célèbre moniteur
décida de saisir l’occasion, et tout à coup le plaisir de son invitation céda
le pas à l’inquiétude. Tout en rédigeant sa réponse à Miss Wingrave il se
surprit à sourire à la pensée qu’au fond il se rendrait à Paramore plutôt pour
défendre son ex-élève que pour le trahir. Il dit à son épouse – une blonde, fraîche
et nonchalante, qui avait beaucoup plus de « présence » que lui – qu’elle
ferait bien de prendre Miss Wingrave au mot, si elle voulait connaître un
spécimen extraordinaire, et combien fascinant, de vieille demeure anglaise. Cette
allusion contenait un léger sarcasme : il avait plus d’une fois accusé la
bonne dame d’être amoureuse d’Owen Wingrave. Elle en convenait d’ailleurs et
même tirait gloire de sa passion – preuve qu’entre les époux le sujet était
traité dans un esprit libéral. Elle entra donc dans le jeu en acceptant avec
empressement l’invitation. Le jeune Lechmere fut ravi d’en faire autant, son
moniteur débonnaire considérant que ce petit changement le revigorerait en vue
de son prochain coup de collier.
Après une heure ou deux passées dans le beau vieux manoir, notre
ami fut frappé de constater que ses habitants prenaient leur souci très au
tragique. Cette rapide seconde visite, qui commença le samedi soir, devait
former le plus étrange épisode de sa vie. Dès qu’il se retrouva dans le privé
avec sa femme – ils s’étaient retirés afin de s’habiller pour dîner – chacun
des deux conjoints attira l’attention de l’autre avec effusion et même
inquiétude, sur l’atmosphère sombre qui planait dans la maison. Pour admirable
que fût la bâtisse avec sa vieille façade grise qui s’avançait en ailes de
façon à former les trois côtés d’un quadrangle, Mrs. Coyle ne se fit pas
scrupule de déclarer que si elle avait pu prévoir le genre d’impression qu’elle
en recevrait, elle n’y aurait jamais mis les pieds.
Elle la qualifia de sinistre, lui trouva l’air étrange, maléfique,
et accusa son mari de ne point l’avoir avertie. Il lui avait vaguement dit à
quoi elle devait s’attendre, mais tout en s’habillant presque fiévreusement, elle
le pressa de questions. Il ne lui avait jamais parlé de la jeune fille, l’extraordinaire
jeune fille, Miss Julian – c’est-à-dire, il ne lui avait pas dit que cette
jeune personne, qui à parler franc occupait une place subalterne, serait en
fait, et par suite de son comportement, la personne la plus importante de la
maison. Mrs. Coyle était déjà prête à déclarer qu’elle haïssait les
affectations de Miss Julian. Surtout, son mari ne lui avait pas dit qu’ils
retrouveraient leur jeune élève vieillie de cinq ans.
— Je ne pouvais l’imaginer, dit Spencer, ni que le
caractère de la crise serait si sensible ici. Mais j’ai suggéré l’autre jour à
Miss Wingrave la nécessité de peser sérieusement sur son neveu et elle m’a pris
au mot. On lui a coupé les vivres, on essaye de le réduire par la faim. Ce n’est
pas ainsi que je l’entendais. D’ailleurs, aujourd’hui, je ne sais plus très
bien moi-même comment je l’entendais. Owen ressent la pression mais refuse de
céder.
Phénomène singulier, depuis son arrivée, le petit professeur
rêveur comprenait encore mieux, en fermant les yeux à demi pour s’illusionner, que
les événements avaient provoqué en lui une réaction. Au fond, s’il était là, c’est
parce qu’il était l’allié du pauvre Owen. Toutes ses impressions, toutes ses
appréhensions, se faisaient beaucoup plus profondes depuis qu’il se trouvait
sur les lieux.
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