Owen Wingrave Read Online

Mais l’étonnant était que l’admiration inspirée par le fait pressenti fût aussi ardente ; car si c’était son double qu’il débusquait de la sorte, cette ineffable identité n’était pas après tout, indigne de lui. Ce double se redressait là, quelque part à portée de main, bien qu’encore invisible, comme le ver de l’adage, foulé aux pieds, doit lui-même finir par se redresser ; et Brydon, en cette seconde, savoura la sensation sans doute la plus complexe qu’il eût jamais crue compatible avec l’intégrité de sa raison. On eût dit qu’il eût jugé honteux qu’un personnage le touchant d’aussi près triomphât grâce à une simple dérobade, et ne risquât pas, à la fin, une lutte à découvert, de sorte que ce danger écarté, toute la situation se trouvât aussitôt très allégée. Cependant, par une autre singulière saute d’humeur aussi subtile, il cherchait déjà à mesurer jusqu’à quel point lui-même risquait d’avoir peur, tout heureux de pouvoir, sous une autre forme, inspirer activement cette peur panique, et à la fois tremblant pour la forme sous laquelle il pourrait peut-être passivement l’éprouver.

L’appréhension de savoir enfin, peu après, grandit en lui et peut-être le plus étrange moment de son aventure, le plus mémorable de sa crise, vraiment le plus intéressant après coup, fut-il l’espace de certains instants de combat conscient, concentré, le besoin de se cramponner à quelque chose, comme un homme glissant, glissant sur une pente effroyable, la vive impulsion, par-dessus tout, de bouger, d’agir, de charger, n’importe comment et sur n’importe quoi, de se prouver à lui-même, en un mot, qu’il n’avait pas peur.

Il se trouvait donc momentanément réduit à un seul état : « Tenir bon. » S’il y avait eu quoi que ce fût à saisir dans le grand vide, il se serait rendu compte qu’il l’avait empoigné, comme il aurait empoigné le dossier de chaise le plus proche, sous l’empire d’une émotion, dans son logis. En tout cas, il était amené par surprise – il s’en rendait vraiment compte – dans une situation sans précédent depuis qu’il s’était, à l’origine, approprié les lieux. Il avait fermé les yeux, il serra les paupières une longue minute, comme mû par cet instinct d’épouvante et cette terreur de la vision. Lorsqu’il les rouvrit, la pièce, les autre pièces attenantes, prodige extraordinaire, semblaient plus lumineuses, presque si lumineuses qu’au début il prit le changement pour la lueur du jour. Il resta immobile, malgré tout, à l’endroit précis où il s’était arrêté. Sa résistance l’avait aidé, ce fut comme s’il avait triomphé d’on ne sait quel obstacle. Il connut au bout d’un moment la nature de l’obstacle : ç’avait été le danger imminent de la fuite. Il avait raidi sa volonté contre une retraite ; sans quoi, il eût détalé vers les marches et il lui semblait que, les yeux toujours clos, il les aurait descendues, aurait su les descendre, tout droit et promptement, jusqu’en bas.

Soit, il avait tenu bon, et il était toujours là, au haut de la maison, dans le dédale des pièces de l’étage supérieur, et avec le défi que lui lançaient les autres, tout le reste de la maison encore à parcourir quand viendrait l’heure du départ. Il partirait à son heure, à son heure seulement. Ne s’en allait-il pas chaque nuit plus ou moins à la même heure ? Il tira sa montre, la clarté était suffisante pour cela. À peine une heure et quart, et jamais il ne s’était retiré aussi tôt. Il rejoignait son hôtel en général à deux heures, après un trajet à pied d’un quart d’heure. Il attendait le dernier quart d’heure, il ne bougerait pas, d’ici là ; et il garda les yeux rivés sur sa montre, réfléchissant, tout en la tenant, que cette attente délibérée, une attente au prix d’un effort conscient, servirait parfaitement à l’attestation qu’il désirait donner. Elle prouverait son courage, à moins que ce dernier pût être mieux démontré en bougeant enfin de sa place. Ce qu’il ressentait maintenant, c’était que n’ayant pas lâché pied dès le début, il avait à préserver et à porter haut ses dignités, qui de sa vie n’avaient été aussi nombreuses. Ceci lui apparut sous une image concrète, une image presque digne d’une époque plus romanesque. Elle brilla faiblement dans son esprit pour s’embraser l’instant d’après, d’une lumière plus belle. Car après tout, quelle époque romanesque eût égalé, soit son état d’esprit, soit, « objectivement » comme on dit, le miracle de sa situation ? La seule différence eût été que, brandissant ses dignités au-dessus de sa tête comme un rouleau de parchemin, il aurait pu alors – c’est-à-dire aux temps héroïques – descendre en serrant une épée à nu dans son autre main.

À présent, en vérité, le lumignon qu’il avait posé sur le manteau de la cheminée dans la pièce voisine, devrait figurer son épée. En une minute, il avait fait le nombre de pas requis pour s’emparer de cet ustensile. La porte de communication était ouverte, et de la seconde pièce une autre porte béait sur une troisième chambre. Il se rappela que toutes trois donnaient sur un même corridor, mais il y en avait une autre, au-delà, sans issue sauf en passant à travers les précédentes. Avoir bougé, avoir entendu à nouveau son pas, constituait déjà un réconfort appréciable ; bien que, tout en le reconnaissant, il s’attardât encore un peu près du manteau de cheminée sur lequel reposait son lumignon. Lorsqu’il reprit sa marche, hésitant et ne sachant où se diriger, il réfléchit à une circonstance qui, après la première appréhension assez vague qu’il en avait eue, provoqua en lui l’élan dont souvent s’accompagne un souvenir lancinant, le violent choc qu’on éprouve en s’arrachant à un bienheureux oubli. Il était arrivé en vue de la porte sur laquelle la brève chaîne de communication s’achevait et qu’il observait à présent du seuil le plus proche, celui qui n’était pas directement en face d’elle. Placée à quelque distance à gauche de ce point, elle lui aurait ouvert l’accès de la dernière pièce de l’enfilade, la pièce sans autre entrée ni sortie, si elle n’avait, selon sa conviction intime, été refermée depuis sa première visite, qui remontait peut-être à un quart d’heure. Il contempla de tous ses yeux le prodige coulé de nouveau sur place et retenant sous souffle tandis qu’il cherchait à se l’expliquer. De toute évidence, la porte avait été refermée ultérieurement, c’est-à-dire qu’à son précédent passage, elle était à coup sûr ouverte !

Il reçut en plein visage la révélation que quelque chose s’était passé dans l’intervalle, il n’aurait pas pu ne pas remarquer auparavant (à sa première tournée à travers toutes les pièces, ce soir-là) qu’une telle barrière se présentait exceptionnellement.