Il avait, certes, depuis ce moment, éprouvé une agitation si extraordinaire qu’elle pouvait avoir brouillé pour lui tout souvenir antérieur, et il essaya de se persuader qu’il était peut-être entré dans la pièce et, par inadvertance, machinalement, avait rabattu la porte derrière lui en sortant. La seule difficulté, c’est que justement il ne le faisait jamais ; c’était contraire à toute sa politique, comme il aurait pu dire, politique qui consistait essentiellement à garder libre son champ de vision. Il avait eu dès le début, il s’en rendait bien compte, l’étrange obsession de voir apparaître son étrange « proie » débusquée (une « proie », terme à présent si peu de mise, par une âpre ironie du destin). Telle était la forme de triomphe que son imagination avait le plus caressée, en y projetant toujours un élément de beauté raffinée. Il avait cinquante fois connu l’élan de la perception, qui ensuite s’affaissait. Il avait cinquante fois haleté : « Le voilà ! » sous l’empire d’une brève et agréable hallucination. La maison se prêtait admirablement à la conjoncture. Il pouvait contester le goût de l’architecture locale de cette époque particulière, qui se complaisait tant à multiplier les portes, à l’opposé du goût moderne qui les proscrivait presque complètement ; mais cette architecture avait contribué à provoquer sa hantise d’une présence soudain aperçue en une prise de vue « télescopique », aurait-il dit, mise au point et étudiée dans une perspective fuyante, avec, en quelque sorte, les coudes appuyés.

C’étaient ces considérations qui retenaient à présent son attention, elles concouraient à donner un aspect sinistre à ce qu’il voyait. Il ne pouvait pas avoir bloqué l’issue dans un accès de distraction ; et s’il ne l’avait pas fait, si c’était inimaginable, quelle certitude s’imposait, sinon celle qu’il y avait eu un autre agent ? Un autre agent ! Il sentait qu’il avait surpris, un instant plus tôt, son souffle même ; mais quand avait-il jamais été aussi proche de lui qu’en accomplissant cet acte simple, logique, absolument personnel ? C’est-à-dire, il était si logique, qu’on aurait pu le prendre pour un acte personnel ; mais pour quoi Brydon le prenait-il ? Il se le demanda, tandis que doucement haletant, il sentait ses yeux sortir presque de leurs orbites. Ah, cette fois enfin, elles étaient en présence, les deux projections opposées de son « moi » ; et cette fois, le problème du danger se posait autant que l’on voulait. Avec ce problème, un autre se présentait, plus impérieux que jamais : la question de courage, car il savait que la face nue de la porte lui disait : « Montrez-nous combien vous en avez ! » Elle le dévisageait, elle le regardait fixement, en le défiant. Elle lui offrait une alternative : l’ouvrirait-il d’une poussée, oui ou non ? Oh, en prendre conscience équivalait à penser, et penser, Brydon le savait, tel qu’il était campé là, c’était, à mesure que passaient les instants, ne pas avoir agi ! Ne pas avoir agi ; telles étaient sa détresse et ses affres, c’était encore une manière de ne point agir ; c’était en fait ressentir l’événement sous une autre forme, nouvelle et terrible. Combien de temps s’arrêta-t-il et combien longtemps débattit-il la question ? Il n’avait rien qui lui permît de le mesurer, car son frémissement avait déjà changé de nature, comme sous l’effet de son intensité. Enfermé là, aux abois, défiant, et avec le prodige de la chose faite, tangible, le mettant en garde comme un grand panneau signalisateur, sous cette recrudescence d’accent, la situation elle-même s’était retournée ; et Brydon enfin, par un remarquable effort, décida en quoi consistait ce retournement.

Elle s’était muée en une exhortation nouvelle : un suprême avertissement quant à la valeur de la Discrétion. L’idée se fit lentement jour dans son esprit. Elle pouvait prendre son temps, sans aucun doute, tellement il avait été arrêté net sur le seuil, et tant il avait peu avancé ou reculé. Le plus étrange, c’est qu’il lui eût suffi de faire dix pas et d’appliquer sa main à une serrure ou même son épaule et au besoin son genou à un panneau, pour satisfaire la frénésie de son aspiration primitive, de son ardente curiosité, et calmer son agitation. Il était stupéfait, mais phénomène aussi rare et exquis, tout à coup son désir d’insistance l’avait abandonné. La discrétion, il sauta sur cette pensée. Non point en vérité, et à ce stade, parce qu’elle sauvait ses nerfs ou sa peau, mais parce que, plus valablement, elle sauvait la situation. Quand je dis : « Il sauta », j’associe ce vocable au fait que je ne sais au juste après combien de temps, il remua de nouveau, il traversa tout droit, jusqu’à la porte. Il ne la toucherait pas. Il lui semblait maintenant qu’il le pourrait, s’il le voulait : il attendrait là un instant, pour montrer, pour prouver qu’il n’y toucherait pas. Il eut ainsi une autre station, tout près de la mince paroi qui le frustrait de la révélation ; mais les yeux baissés et les mains ballantes, dans l’intensité du silence. Il écouta, comme s’il y avait quelque chose à entendre ; mais cette attitude, tant qu’elle dura, exprimait son propre message : « Si tu ne veux pas, soit. Je t’épargne et j’y renonce. Tu me touches, comme si tu invoquais vraiment la pitié. Tu me convaincs que pour deux raisons rigides et sublimes, – que sais-je ? – tous deux nous aurions souffert. Je respecte ces raisons, et bien qu’ému et privilégié comme il n’a, je crois, jamais été donné à un homme de l’être, je me retire, je renonce, sur mon, honneur, à recommencer jamais. Ainsi, repose pour toujours, et laisse-moi !

Tel fut, pour Brydon, le sens profond de sa dernière manifestation, solennelle, mesurée, dirigée, telle qu’il la sentait. Il y mit fin, il se détourna, et à ce moment, en vérité, il sut combien profondément il avait été bouleversé. Il revint sur ses pas, reprenant sa chandelle consumée, observa-t-il, presque jusqu’à la bobèche, et de quelque façon qu’il en projetât le jet lumineux, mettant en relief son pied ; après quoi, en un clin d’œil, il connut qu’il était à l’autre bout de la maison.