Cependant, il n’en éprouvait pas moins de plaisir à s’entendre
marcher ; et lorsqu’il atteignit le premier palier, il avançait sans hâte,
d’un pas tranquille. Ce stade du succès lui fit pousser un soupir de
soulagement.
La maison, au demeurant, semblait immense, l’échelle
spatiale, encore une fois, extraordinaire. Les pièces ouvertes, dont ses yeux n’évitèrent
aucune, ressemblaient, dans leur claustration ténébreuse, à des bouches de
cavernes. Seule la haute claire-voie vitrée qui couronnait la cage profonde de
l’escalier créait pour lui une zone où il pouvait avancer, mais qui eût pu être,
à cause de son étrange couleur, un monde aquatique, sous-marin. Il essaya de
penser à quelque chose de noble, par exemple que sa demeure était vraiment
grandiose, une propriété magnifique ; mais cette noblesse prit aussitôt la
forme du franc ravissement avec lequel il allait finalement la sacrifier. Ils
pouvaient entrer à présent, les bâtisseurs, les démolisseurs, ils pouvaient
venir dès qu’ils voudraient ! Au bout de deux étages, il était tombé dans
une autre zone, et du milieu du troisième, alors qu’il n’en restait plus qu’un
seul à franchir, il reconnut l’influence des fenêtres d’en bas, des volets à
moitié rabattus, le reflet fortuit des réverbères, des espaces vitrés du
vestibule. C’était le fond de la mer, qui présentait une illumination
particulière et qu’il vit même – quand à un moment donné il s’arrêta pour
plonger un long regard par-dessus la rampe – pavé des carrés en marbre de son
enfance. À ce moment, il se sentit indiscutablement « mieux », comme
il eût dit dans une circonstance plus banale. Cette halte lui avait permis de
reprendre haleine, et son aisance augmenta à la vue des vieilles dalles noires
et blanches. Mais ce qu’il ressentait surtout à présent, c’est que sûrement
désormais, avec l’élément d’impunité qui le tirait en avant comme des mains dures
et fermes, la question de ce qu’il eût pu voir là-haut, s’il avait osé risquer
un dernier regard, était enfin réglée. La porte close, par bonheur à présent
lointaine, restait toujours close – bref, il n’avait plus qu’à gagner la porte
d’entrée.
Il descendit encore, traversa la galerie qui donnait accès
au dernier escalier ; et là encore, s’il s’arrêta un instant, ce fut à
cause du frisson poignant que lui donnait son évasion assurée. Cette certitude
lui fit fermer les yeux, qui se rouvrirent devant la pente droite du reste des
marches. Là encore, il jouissait de l’impunité, mais d’une impunité presque
excessive ; car les lumières transversales et la haute nervure en éventail
de l’entrée laissaient filtrer une lueur diffuse juste dans le hall ; effet
dû, il s’en aperçut l’instant d’après, au fait que le vestibule s’ouvrait tout
grand, les battants à gonds de la porte intérieure ayant été repoussés en
arrière. Une fois de plus, la question s’imposa à lui. Il sentit ses yeux à
moitié exorbités comme tantôt, au haut de la maison, devant le signe
avertisseur de l’autre porte. S’il avait laissé celle-là ouverte, n’avait-il
pas laissé celle-ci fermée, et n’était-il pas maintenant en présence, la plus
immédiate présence, d’une inconcevable activité occulte ? Elle fut, cette
question, aussi lancinante qu’un coup de couteau à son flanc ; mais la
réponse se fit encore attendre et semblait se perdre dans la vague obscurité à
laquelle l’aube, filtrant à l’intérieur, chatoyant en arcades au-dessus de la
porte extérieure, formait une marge semi-circulaire, un nimbe froid, argenté, gris,
qui semblait bouger un peu, tandis qu’il le regardait changer, se dilater et se
contracter.
On eût dit qu’il y avait, à l’intérieur, on ne sait quoi, tapi
à l’abri dans la confuse pénombre et correspondant, par ses dimensions, à la
surface opaque de l’arrière-plan, les panneaux peints de la dernière barrière
qui entravait sa fuite, et dont il avait la clef en poche. Cette vision confuse
le raillait tandis qu’il la fixait du regard, elle l’affectait comme une
certitude enveloppée de mystère ou provocante, de sorte qu’après un instant d’hésitation
sur son seuil, il se laissa aller avec le sentiment d’avoir enfin là quelque
chose à rencontrer, à toucher, à saisir, à connaître, quelque chose d’absolument
anormal et de terrible, mais que foncer dessus entraînerait pour lui soit la
libération, soit la suprême défaite. La pénombre dense et obscure servait
virtuellement d’écran à une figure aussi silencieuse qu’une image dressée dans
une niche ou une sentinelle à visière noire gardant un trésor. Plus tard, Brydon
devait savoir, se rappeler et comprendre la chose particulière qu’il avait crue
pendant le reste de sa descente. Il vit, dans sa grande marge grise chatoyante,
le centre se réduire vaguement, et sentit qu’il prenait la forme même à
laquelle, depuis tant de jours, aspirait sa curiosité passionnée. Cela se
devinait, cela se dessinait sinistrement, c’était quelque chose, c’était quelqu’un,
le prodige d’une présence personnelle.
Rigide et conscient, spectral mais humain, un homme de sa
propre substance et de sa stature attendait là, pour se mesurer avec son
pouvoir terrifiant. Ce ne pouvait être que cela, que cela, jusqu’à l’instant où
Brydon reconnut, en avançant, que ce qui brouillait les traits de ce visage, c’était
la paire de mains levées qui le recouvraient et dans lesquelles, loin qu’elles
fussent tendues en un geste de défi, il se trouvait enfoui comme en proie à un
sombre désespoir. Ainsi Brydon, devant lui, se pénétra de sa présence. Maintenant,
tous les détails de sa personne se précisaient et s’accusaient dans la lumière
accrue : son immobilité figée, sa vivante réalité, sa tête grise penchée
et les mains blanches qui la masquaient, l’étrange réalité de son habit de
soirée, de son pince-nez ballottant, le chatoiement de ses revers de soie, de
sa chemise blanche, de ses boutons de perle, sa chaîne de montre en or et ses
souliers vernis. Nul portrait d’un grand maître n’eût pu le présenter avec plus
d’intensité, le projeter hors de son cadre avec plus de maîtrise, comme si
chaque nuance, chaque saillie, avaient été « traitées » avec un art
consommé. La réaction de notre ami avait été immense avant même qu’il s’en
rendit compte, cette plongée dans l’acte de perception, jusqu’au sentiment de l’inscrutable
manœuvre de son adversaire. Du moins, tandis qu’il restait là pantois, interprétait-il
ainsi la vision, car il ne pouvait que rester pantois devant son double, devant
cette autre angoisse, pantois comme devant la preuve que lui, l’incarnation
de la vie réussie, savourée, triomphante, ne supportait pas d’être dévisagé
dans son triomphe. N’en avait-on pas la preuve dans les admirables mains qui le
masquaient, fermes et entièrement écartées, si écartées et si intentionnellement
que malgré une vérité particulière qui dépassait les autres, le fait qu’une de
ses mains avait perdu deux doigts, à présent réduits à l’état de moignons, comme
mutilés par un coup de feu accidentel, le visage était effectivement préservé
et sauvé.
« Sauvé », l’était-il réellement ? Brydon
exhala sa stupeur jusqu’au moment où l’impunité même de son attitude et l’insistance
de son regard déclenchèrent, il le sentit, un brusque mouvement qui l’instant
suivant (tandis que la tête se redressait) lui sembla un présage plus profond et
trahissant une intention plus courageuse. Les mains, sous son regard, commencèrent
à remuer, à s’ouvrir, puis, comme se décidant en un éclair, s’écartèrent du
visage et le laissèrent à découvert, offert. Mais à cette vue, l’horreur noua
la gorge de Brydon, et il articula un son qu’il ne parvint pas à proférer ;
car l’identité mise à nu était trop hideuse pour être la sienne ; et
ses prunelles fixes exprimèrent sa protestation passionnée.
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