Le visage, ce
visage-là, celui de Spencer Brydon ? Il le scruta encore mais détourna les
yeux, épouvanté, en le refusant, tandis qu’il tombait brusquement de ses hauteurs
sublimes. Il était, ce visage, inconcevable, affreux, sans rapport avec aucune
possibilité ! Il avait été « floué », gémit-il à part lui, en
traquant pareil gibier. La présence devant lui était bien une présence, l’horreur
lovée au fond de lui, une horreur, mais il avait perdu ses nuits à une
poursuite grotesque et le succès de son aventure était une dérision. – Une
telle identité ne correspondait à lui en aucun point, et rendait
monstrueuse son alternative. Oui, mille fois oui, tandis que l’autre se
rapprochait à présent, ce visage était celui d’un étranger. Il se rapprocha
davantage encore, tout comme ces images fantastiques grossissantes que
projetait la lanterne magique de son enfance ; car l’étranger, quel qu’il
pût être, mauvais, odieux, tapageur, vulgaire, s’était avancé comme pour une
agression, et il sentit que lui-même cédait le terrain. Puis, pressé de plus
près encore, défaillant sous l’effet du choc subi et reculant comme sous la
brûlante haleine et la passion exaspérée d’une vie plus grande que la sienne, la
rage d’une personnalité devant laquelle la sienne s’effondrait, il sentit toute
sa vision s’enténébrer et ses pieds mêmes se dérober. La tête lui tourna. Il
perdait connaissance. Il l’avait perdue.
Ce qui le ramena à la vie, – mais au bout de combien de
temps ? – ce fut la voix de Mrs. Muldoon, si proche qu’il lui sembla
la voir agenouillée devant lui, tandis qu’il gisait là, les yeux levés vers
elle ; point tout à fait étendu par terre mais à demi dressé et soutenu, conscient,
oui, d’un tendre soutien, et plus particulièrement de sa tête appuyée au creux
d’une extraordinaire douceur, et d’un parfum vaguement rafraîchissant. Il
réfléchit, il s’étonna, son esprit ne lui obéissant qu’à moitié, puis un autre
visage s’interposa, se pencha plus directement sur lui, et enfin il sut qu’Alice
Staverton avait fait de ses genoux un ample et parfait coussin pour lui, et qu’à
cette fin elle était assise sur la dernière marche, le reste du long corps de
Brydon allongé sur ses vieilles dalles noires et blanches. Ils étaient froids, ces
carrés marmoréens de sa jeunesse ; mais lui, il ne savait trop comment, il
n’avait pas froid, dans cette riche reprise de conscience, l’heure graduellement
la plus prodigieuse qu’il eût jamais connue, le laissant si reconnaissant, si
profondément passif, et pourtant avec un trésor d’intelligence en attente
autour de lui, pour une prise de possession silencieuse ; dissous, eût-il
pu dire, dans l’atmosphère des lieux, brillants de l’éclat doré d’un après-midi
de fin d’automne. Il était revenu à lui, oui, revenu de plus loin qu’aucun
homme ne s’était jamais aventuré ; mais par un phénomène curieux, en même
temps que ce sentiment, l’essentiel lui semblait être ce vers quoi il
était revenu, comme si son prodigieux voyage ne s’était effectué qu’à cette
intention. Lentement mais sûrement il reprenait conscience, la vision de son
état se précisait : il avait été par miracle ramené, soulevé et
transporté doucement, soigneusement, de l’endroit où on l’avait ramassé, le
bout d’un morne corridor interminable. Même dans ces conditions, on avait
souffert qu’il se reposât, et s’il reprenait à présent conscience, c’était à
cause de l’interruption de ce long et doux mouvement.
On l’avait ramené à la connaissance, à la connaissance oui, telle
était la beauté de son état qui ressemblait de plus en plus à celui d’un homme
endormi après avoir reçu la nouvelle d’un gros héritage, et qui, après l’avoir
oubliée dans ses rêves, l’avoir profanée en songeant à des sujets étrangers, se
réveille avec la sérénité de la certitude et n’a plus qu’à rester couché et la
regarder grandir. C’était l’aboutissement de sa patience, il n’avait plus qu’à
la laisser irradier vers lui. Il avait dû cependant, par intervalles, être à nouveau
soulevé et porté ; sinon, pourquoi et comment se serait-il retrouvé, plus
tard, alors que l’ardeur de l’après-midi augmentait, non plus au pied des
marches – situées, lui semblait-il à présent, à l’autre bout obscur de son
tunnel – mais sur le profond rebord d’une fenêtre de son grand salon, où l’on
avait étendu, comme sur une couche, un manteau moelleux doublé de fourrure
grise, familier à ses yeux et qu’une de ses mains ne cessait de palper tendrement
comme pour s’assurer de sa réalité. Le visage de Mrs. Muldoon avait
disparu mais l’autre, le second qu’il avait reconnu, se penchait sur lui, en
lui prouvant qu’il était encore bordé et soutenu par des oreillers. Il prit
conscience de tout, et plus il prenait conscience, plus cela lui semblait suffisant ;
il se sentait aussi calme que s’il avait reçu à boire et à manger. C’étaient
les deux femmes qui l’avaient trouvé, Mrs. Muldoon ayant utilisé, à son
heure habituelle, sa clef, et surtout, étant arrivée alors que Miss Staverton s’attardait
encore près de la maison. Elle se préparait à s’en aller, pleine d’anxiété, après
avoir tourmenté en vain la poignée de la sonnette, car elle avait calculé l’heure
de la visite de la brave femme, mais cette dernière, par bonheur, était arrivée
quand elle était encore là, et toutes deux étaient entrées ensemble. Il gisait
là, au-delà du vestibule, à peu près comme il gisait à présent – tout à fait, semblait-il,
comme s’il était tombé, mais miraculeusement sans une contusion ou une
estafilade – seulement en proie à une stupeur profonde. Ce qu’à présent il
comprenait le mieux, néanmoins, à mesure que tout devenait plus stable et clair,
c’était que pendant un long, indicible moment, Alice Staverton l’avait cru mort.
« Sans doute l’étais-je », conclut-il tandis qu’elle
le soutenait. « Oui, je ne pouvais qu’être mort. Vous m’avez littéralement
rappelé à la vie. Mais – il s’étonna, les yeux levés vers elle – au nom de tout
ce qui est sacré, comment ? »
Il ne fallut à Alice qu’un instant pour pencher son visage
et l’embrasser, et quelque chose dans ce baiser et la manière dont ses mains
saisirent et étreignirent la tête de Spencer tandis qu’il sentait la froideur
charitable et la vertu de ses lèvres, quelque chose d’indicible dans cette
béatitude, lui fut une réponse à tout : « Et maintenant, je vous
garde, dit-elle.
— Oh gardez-moi, gardez-moi ! » Implora-t-il
tandis que le visage d’Alice planait encore au-dessus de lui ; pour toute
réponse, le visage s’inclina de nouveau et resta proche, tendrement proche. Ce
fut le sceau de leur situation, dont il goûta l’empreinte au cours d’un long et
délicieux silence. Mais il reprit : « Cependant, comment avez-vous su ?…
— J’étais inquiète. Vous deviez venir, vous
rappelez-vous, et vous ne m’aviez rien fait dire.
— Oui, je me rappelle, je devais aller chez vous
aujourd’hui à une heure. » Il renouait avec leur « ancienne »
vie et leurs rapports si proches et déjà si lointains. « J’étais encore
là-bas dans mes étranges ténèbres, où était-ce, qu’était-ce ? J’ai dû
rester là-bas si longtemps. » Il ne pouvait que s’étonner, en pensant à la
durée et la profondeur de son évanouissement.
« Depuis la nuit dernière ? demanda-t-elle avec l’ombre
d’une crainte d’être indiscrète.
— Depuis ce matin, je suppose : à l’aube froide et
confuse d’aujourd’hui.
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