Où étais-je, gémit-il vaguement, où étais-je ? »
Il sentit qu’elle le serrait contre elle et ce fut comme si elle l’aidait à
présent à exhaler en toute sécurité son doux gémissement : « Quelle
longue journée sombre ! »
Toute fondue de tendresse, elle attendit un moment :
« À l’aube froide et confuse ? » dit-elle d’une
voix tremblante.
Mais déjà il continuait à rassembler les fragments épars du
prodige. « Et comme je n’arrivais pas, vous êtes venue tout droit ?… »
Elle se borna à promener ses regards de tous côtés. « Je
suis allée d’abord à votre hôtel, où l’on m’a appris votre absence. Vous aviez
dîné dehors hier soir et n’êtes pas rentré depuis. Mais ils ayaient l’air de
savoir que vous étiez allé à votre club.
— Alors vous avez eu l’idée de ceci ?
— De quoi ? demanda-t-elle, au bout d’un moment.
— Eh bien, de ce qui s’est passé.
— Je pensais tout au moins que vous étiez venu ici. J’ai
toujours su, dit-elle, que vous y veniez.
— Vous le saviez ?
— Enfin, je le croyais. Je ne vous ai rien dit après
notre conversation d’il y a un mois, mais j’en étais sûre. Je savais que vous
le feriez, déclara-t-elle.
— Vous voulez dire, que je persisterais ?
— Que vous le verriez.
— Ah, mais je ne l’ai pas vu ! s’écria Brydon dans
un long gémissement. Il y a quelqu’un, une brute affreuse, que j’ai réduite
trop horriblement aux abois. Mais ce n’est pas moi. »
À ces mots, elle se pencha de nouveau sur lui, ses yeux dans
les siens. « Non, ce n’est pas vous ! » Il se tut comme si, tandis
que son visage planait au-dessus de lui, il eût pu y lire, s’il n’avait été si
proche, une signification particulière, effacée par un sourire. « Non, Dieu
merci, répéta-t-elle, ce n’est pas vous. Bien sûr, cela ne devait pas arriver.
— Ah, mais c’est arrivé », insista-t-il doucement.
Et il fixa le regard devant lui, comme il l’avait fait durant tant de semaines.
« Il fallait que je me connaisse moi-même.
— Vous n’avez pas pu ! », Répliqua-t-elle, consolante.
Puis, changeant de sujet, et comme pour achever d’expliquer ses propres actes :
« Mais ce n’était pas seulement à cause de votre absence de chez vous, continua-t-elle.
J’ai attendu jusqu’à l’heure à laquelle nous avions trouvé Mrs. Muldoon, le
jour où je suis venue avec vous ; et elle est arrivée, comme je vous l’ai
dit, alors que, n’ayant pas réussi à faire venir quelqu’un à la porte, je m’attardais
désespérée sur le perron. Au bout de quelque temps, si elle n’était pas arrivée
par un tel hasard providentiel, j’aurais trouvé moyen de la dénicher. Mais ce n’était
pas, poursuivit Alice Staverton, comme mue une fois encore par une subtile
intention, ce n’était pas seulement cela.
Les yeux de Brydon, étendu là, se posèrent à nouveau sur
elle. « Quoi d’autre, alors ? »
Elle affronta son regard, l’émerveillement qu’elle avait suscité.
« À l’aube froide et confuse, dites-vous ? Eh bien, à l’aube froide
et confuse de ce matin, je vous ai vu, moi aussi.
— Vous m’avez vu, moi ?
— Je l’ai vu, lui, dit Alice Staverton. Ce
devait être à ce moment précis. »
Il resta un instant étendu, à bien saisir sa pensée, comme s’il
désirait être très raisonnable.
« À ce moment précis ?
— Oui, toujours dans mon rêve, le rêve dont je vous ai
parlé. Il est revenu vers moi. Alors j’ai compris que c’était un signe. Il
était allé vers vous. »
À ces mots, Brydon se redressa. Il lui fallait la mieux voir.
Quand elle comprit son mouvement, elle l’aida et il s’assit sur sa couche, s’appuyant
à côté d’elle sur le bord de la fenêtre et, de sa main droite, étreignant la
main gauche d’Alice Staverton. « Il n’est pas venu à moi.
— Vous êtes revenu à vous. » Elle eut un beau
sourire.
« Ah, je suis revenu à moi maintenant, grâce à vous, ma
chérie. Mais cette brute avec son affreux visage, cette brute est un sombre
étranger. Elle n’a rien de moi, même tel que j’aurais pu être »,
déclara Spencer Brydon.
Mais elle conservait son jugement lucide, semblable à un
souffle d’infaillibilité. « Toute la question n’est-elle pas que vous
auriez été différent ? »
Il faillit faire la moue.
« Aussi différent que cela ? »
Une fois encore, le regard qu’elle lui dédia lui parut plus
beau que toutes les choses de ce monde. « Ne vouliez-vous pas précisément
savoir en quoi consisterait la différence ? C’est ainsi que ce
matin, dit-elle, vous m’êtes apparu.
— Pareil à lui ?
— Un sombre étranger !
— Alors comment saviez-vous que c’était moi ?
— Parce que, comme je vous l’ai dit il y a des semaines,
mon esprit, mon imagination ont tellement supputé ce que vous auriez pu devenir
ou ne pas devenir – pour vous montrer, voyez-vous, combien j’ai pensé à vous. Là-dessus,
vous êtes venu à moi pour que ma perplexité puisse recevoir une réponse. Alors
j’ai su, continua-t-elle, et j’ai pensé que, puisque la question vous obsédait
aussi, autant que vous me l’aviez dit ce jour-là, vous verriez, vous aussi, par
vous-même. Et quand j’ai eu de nouveau la vision ce matin, j’ai su que vous l’aviez
également, et aussi, dès le premier moment, que, d’une façon quelconque, vous
aviez besoin de moi. Il m’a semblé me dire cela.
1 comment