La résistance même du jeune fanatique avait on ne sait quoi qui
commençait à le charmer. Son épouse, dans l’intimité de l’entretien que je
viens de relater, avait jeté le masque et loué avec extravagance l’attitude de
l’élève, assurant qu’Owen était bien trop bon pour devenir un affreux soldat, et
combien noble de souffrir pour ses convictions ! N’était-il pas, en vérité,
aussi inébranlable qu’un jeune héros, avec la pâleur d’un martyr chrétien ?
Ce disant, la bonne dame ne faisait qu’exprimer une sympathie que lui-même
avait déjà ressentie en son âme, tout en feignant de considérer son ancien
pensionnaire comme un cas rare.
Une demi-heure auparavant, après un thé frivole pris dans le
vieux hall brun de la maison, Owen, cet objecteur de conscience, lui avait
proposé un tour avant d’aller s’habiller pour le dîner. Tandis qu’ils se
dirigeaient vers l’une des extrémités de la terrasse, il passa sa main sous le
bras de son compagnon dans un geste implorant, se permettant ainsi une
familiarité inusitée d’élève à maître, et destinée à lui montrer qu’il soupçonnait
en lui un allié. Spencer Coyle de son côté avait flairé certaines choses et ne
fut pas surpris que le garçon eût une confidence à lui faire. Dès son arrivée, il
avait senti que chaque membre de l’assistance essayerait de mettre la main sur
lui en premier et se doutait qu’à cet instant même, Jane Wingrave guettait
derrière l’antique ternissure d’un des carreaux – la maison avait été si peu
modernisée que les épaisses vitres dépolies dataient de trois siècles – pour
voir si son neveu cherchait à suborner le visiteur.
Mr. Coyle ne perdit donc pas de temps pour rappeler au
jeune homme – tout en ayant soin de donner un tour plaisant à sa remarque – qu’il
n’était pas venu à Paramore pour se laisser corrompre mais pour lui adresser un
dernier appel qu’il espérait ne pas être vain. Owen eut un sourire triste tout
en continuant leur promenade et lui demanda s’il lui faisait l’effet de quelqu’un
qui s’apprête à lâcher pied.
« Je vous trouve l’air singulier, je vous trouve l’air
défait », dit très franchement Spencer Coyle.
Ils s’étaient arrêtés au bout de la terrasse.
« Il m’a fallu déployer une grande force de résistance
et cela vous brise un peu.
— Ah ! mon cher garçon, je souhaiterais que votre
grande force – car évidemment vous en avez de reste – s’exerçât pour une
meilleure cause ! »
Owen Wingrave sourit de haut au professeur bien pris dans sa
petite taille :
« Je ne crois pas. »
Après quoi il se lança dans des explications : « À
supposer que vous ayez la bonté de penser du bien de mon caractère, ne
souhaitez-vous pas me voir employer au maximum ma force, dans quelque direction
que ce soit ? Eh bien, je veux l’exercer dans ce sens-là ! »
Il avoua qu’il avait passé quelques heures terribles avec – son
grand-père qui l’avait couvert d’insultes, en des termes dont le souvenir lui
faisait dresser les cheveux sur la tête. S’il avait pensé que les siens n’apprécieraient
pas, mais pas du tout sa décision, il ne prévoyait pourtant pas un pareil
scandale. Sa tante, elle, s’était montrée différente, mais tout aussi blessante.
Elle l’accusait de déshonorer publiquement leur nom, d’être le seul à se
dérober, le seul depuis trois siècles. Tout le monde savait qu’il se destinait
à la carrière militaire, et maintenant tout le monde saurait qu’il n’était qu’un
jeune hypocrite qui soudain simulait des scrupules. Ils parlaient de ses
scrupules comme d’un dieu de cannibales. Son grand-père le flétrissait de noms
infamants.
« Il m’a traité de… traité de… »
Ici Owen se troubla et la voix lui manqua. Il avait la mine
aussi hagarde qu’il était possible à un jeune homme en si belle santé.
« Je m’en doute ! » dit Spencer Coyle avec un
rire gêné.
Le regard embué de son compagnon se posa un instant sur un objet
lointain, comme s’il suivait l’étrange et ultime prolongement de la situation. Enfin
il croisa le sien et, un instant encore, le sonda : « Ce n’est pas
vrai ! Non, pas vrai ! Ce n’est pas cela, mon mobile !
— Je ne l’ai jamais pensé, voyons ! Mais que
comptez-vous mettre à la place ?
— À la place de quoi ?
— De la stupide solution que constitue la guerre. Si
vous la supprimez, vous devriez au moins suggérer par quoi la remplacer ?
— C’est l’affaire des dirigeants, des gouvernements et
des cabinets, dit Owen. Ils trouveront vite une solution si on leur fait
comprendre qu’en cas contraire ils seront pendus haut et court et écartelés. Faites-en
un crime capital ! Voilà qui stimulera l’esprit de messieurs les ministres ! »
Ses yeux brillaient tandis qu’il parlait et il prit l’air
rassuré, exalté. Mr. Coyle poussa un triste soupir de défaite – décidément
la conviction d’Owen tournait à l’idée fixe. Il vit le moment où le jeune homme
lui demanderait si lui aussi le jugeait lâche, mais fut soulagé de constater, soit
que son ex-élève le croyait incapable d’un tel soupçon, soit qu’il hésitait à
poser la question. Spencer Coyle eût voulu lui marquer sa confiance, mais
comment ? L’assurance directe qu’il ne mettait pas son courage en doute
eût été un compliment trop grossier – presque comme de lui dire qu’il ne
doutait pas de sa probité. La difficulté fut d’ailleurs évitée car Owen
poursuivit : « Mon grand-père ne peut disposer du manoir qui est un
majorat, mais je n’aurai rien sauf ce domaine qui est petit, vous le savez, et
au train où vont les loyers, le revenu est insignifiant. Grand-père a quelque
argent, pas grand-chose, mais il me raye de son testament. Ma tante en fait
autant, elle m’a notifié ses intentions. Elle devait me laisser six cents
livres de rente. Tout était réglé, mais maintenant il est clair que je ne
toucherai pas un radis si je renonce à l’armée. J’ajoute pour être franc que je
possède du chef de ma mère trois cents livres par an. Et je vous dis la simple
vérité en affirmant que je me soucie comme d’une guigne de cette perte
matérielle !
Le jeune homme prit une longue et lente inspiration, comme
tous ceux qui souffrent. Il ajouta : « Ce n’est pas là ce qui me
trouble !
— Mais qu’allez-vous faire, si vous n’embrassez pas la
carrière militaire ? demanda son ami sans autre commentaire.
— Je l’ignore. Peut-être rien. En tout cas, rien de
grand. Seulement, quelque chose de pacifique ! »
Owen eut un sourire las, comme si, tout soucieux qu’il fût, il
appréciait l’humour de cette déclaration dans la bouche d’un Wingrave ; mais
son hôte leva les yeux vers lui avec le sentiment qu’il n’était pas, après tout,
un Wingrave pour rien, qu’il possédait le calme du soldat sous le feu – et
mesura l’exaspération où cette profession de foi, le comble de l’infamie pour
les siens, avait dû jeter son grand-père et sa tante.
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