« Peut-être rien ! »
alors qu’il eût pu continuer la glorieuse tradition familiale ! Pourtant
il n’était pas faible et il avait une nature intéressante, mais de toute évidence
irritante à certains égards. « Qu’est-ce donc qui vous trouble ? demanda
Mr. Coyle.
— Oh, la maison… son aspect, son atmosphère ! Il y
a ici des voix étranges qui semblent me murmurer des reproches… chuchoter des
choses terribles sur mon passage. Il plane ici une sorte de conscience
collective et qui réprouve mon acte. Bien sûr, cela ne m’a pas été facile !
Je n’ai pas pris ma décision de gaîté de cœur ! »
Avec une lueur aux yeux qui semblait un appel à la justice, Owen
se pencha de nouveau vers son bout de professeur. Il reprit :
« J’ai réveillé tous les vieux fantômes ! Les
portraits mêmes me regardent avec colère du haut des murs ! Il y en a un, celui
de mon trisaïeul dont vous connaissez l’extraordinaire histoire, le vieux gentleman
accroché sur le second palier du grand escalier. Il s’agite presque sur sa
toile, il se dresse quasiment lorsque j’approche. Comme je suis forcé de monter
et de descendre les escaliers, c’est assez gênant ! Ma tante les appelle
le cercle de famille et ils sont assis là, d’un air farouche, à me juger. Le
cercle s’est formé ici, c’est une sorte de présence terrible, exigeante, il s’étend
dans le passé et quand je suis rentré l’autre jour, ma tante Wingrave m’a dit
que je n’aurais pas l’impudence de tenir un pareil langage, parmi eux tous !
J’ai pourtant dû les dire, ces choses, à mon grand-père ! Mais une fois
dites, la question me semble close. Je veux m’en aller – peu m’importe de ne
revenir jamais !
— Ah, mais vous êtes un soldat ! Vous devez mener
la lutte jusqu’au bout ! » Mr. Coyle se prit à rire.
Sa légèreté sembla déconcerter le jeune homme, mais comme
ils revenaient sur leurs pas, Owen eut à son tour un pâle sourire et répliqua :
– Ah, nous sommes tous contaminés !
Ils marchèrent en silence jusqu’à mi-chemin du vieux
portique. Là, l’aîné des deux hommes s’arrêta et s’étant assuré qu’ils étaient
hors de portée de voix de la maison, il posa soudain une question :
« Qu’en dit Miss Julian ?
— Miss Julian ? »
Owen rougit imperceptiblement.
« Je suis sûr qu’elle ne vous a pas caché son opinion !
— Oh, c’est l’opinion du cercle de famille, dont elle
fait partie naturellement. Et du reste elle a aussi la sienne.
— Sa propre opinion ?
— Sa propre famille.
— Vous voulez perler de sa mère… cette dame patiente ?
— Je pense plutôt à son père, tombé en combattant. Et à
son grand-père, et au père de celui-ci, et à ses oncles et grands-oncles. Tous
sont tombés devant l’ennemi. »
Mr. Coyle, le visage bizarrement crispé, réfléchit.
« Le sacrifice de tant de vies ne lui suffit-il pas ?
Pourquoi voudrait-elle sacrifier la vôtre ?
— Oh, elle me hait ! déclara Owen. Sur quoi ils se
remirent en marche.
— Ah, la haine des jolies filles pour les beaux garçons ! »,
S’écria Spencer Coyle.
Il n’y croyait pas mais sa femme, elle, y croyait, ainsi qu’il
apparut quand Coyle lui fit part de cette conversation, tandis que, selon le
rite que nous avons déjà décrit, ils s’habillaient pour le dîner. Durant la
demi-heure passée dans le hall, Mrs. Coyle avait déjà découvert que rien ne
pouvait être plus vilain que l’attitude de Miss Julian à l’égard du malheureux
jeune homme. De l’avis de cette dame, il fallait avoir les yeux dans sa poche
pour ne pas voir qu’elle essayait de coqueter outrageusement avec le jeune
Lechmere. Quel dommage qu’on eût amené ce dadais ! En ce moment, il était
en bas, dans le hall, avec la créature !
À Spencer Coyle, la situation apparaissait sous un angle
différent, il croyait y discerner des éléments plus nobles. La jeune fille
occupait dans la maison une place inexplicable si elle n’était pas promise au
neveu de Miss Wingrave. Sans doute, en tant que nièce de l’infortuné fiancé de
Miss-Wingrave, celle-ci la destinait-elle à effacer, par un mariage avec le
jeune espoir de leur race, la tragédie qui avait séparé leurs aînés ; et
si l’on pouvait objecter qu’une fille ayant du caractère devait répugner à être
dirigée en matière d’affection, le perspicace ami d’Owen tenait en réserve une
riposte toute prête ; une jeune fille de la condition de Miss Julian
serait-elle jamais assez folle pour négliger une chance aussi insigne ? Familière
de Paramore, elle s’y sentait à l’abri ; aussi s’amusait-elle peut-être à
faire semblant de pouvoir choisir. Tout cela n’était que simagrées et
innocentes roueries. Certes un charme singulier émanait d’elle, mais il eût été
vain de prétendre que l’héritier de la maison ne représentait pas un assez
brillant parti pour une fille de dix-huit ans, si intelligente fût-elle. Mrs. Coyle
rappela à son mari que leur ancien élève, précisément, n’était plus de la
maison. Cette question n’avait-elle pas été débattue entre les deux hommes
tantôt, pendant qu’ils se promenaient sur la terrasse ? Spencer révéla
alors à sa femme la terreur que le portrait du trisaïeul inspirait à Owen. Il
le lui montrerait en descendant, puisqu’elle ne l’avait pas remarqué.
« Pourquoi celui de son trisaïeul plutôt que d’un autre ?
— Oh, parce qu’il est le plus redoutable. C’est le seul
qui apparaisse quelquefois.
— Il apparaît… où ? Mrs. Coyle se retourna avec un
sursaut.
— Dans la chambre où il a été trouvé mort, la chambre
blanche, comme on continue à l’appeler.
— Quoi ? La maison est hantée par un vrai fantôme ?
cria presque Mrs. Coyle. Tu m’as amenée ici sans m’avertir ?
— Je ne t’en ai rien dit après ma première visite ?
— Pas un mot.
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