Mais ce n’est pas un grand art.
Nous voyons bien grâce à quelles inepties il a été durant trente ans considéré avec respect par le monde lettré allemand. Les professeurs de philosophie prennent toujours au sérieux ces trois sophistes et considèrent important de leur assigner un rang dans l’histoire de la philosophie parce que cela relève de leur gagne-pain[56], disposant ainsi de matériaux pour leurs amples dissertations orales et écrites sur l’histoire de la soi-disant philosophie postkantienne, dans lesquelles les principes et les dogmes de ces sophistes sont exposés en détail et considérés sérieusement. Mais d’un point de vue rationnel, nous ne devons pas nous soucier de ce que ces hommes ont apporté sur le marché afin d’y paraître quelqu’un, à moins que l’on ne considère les gribouillis de Hegel comme un médicament à conserver dans les officines de pharmacie en tant que vomitif psychique efficace, le dégoût qu’ils provoquent étant vraiment très particulier. Mais foin de ces choses et de leur auteur : nous l’abandonnons à la vénération de l’Académie suédoise des Études scientifiques, qui a reconnu en lui un philosophe éminent <summus philosophus> au plein sens du terme, et a donc demandé, dans le jugement attaché en un témoignage éternel à ma dissertation non primée, Le Fondement de la morale[57], qu’on lui témoigne de la déférence. Ce jugement mérite d’être sauvé de l’oubli, ni pour son discernement, ni pour sa remarquable honnêteté, mais parce qu’il offre une confirmation frappante de la fine parole de [Jean de] LA BRUYÈRE : « Du même fonds dont on néglige un homme de mérite, l’on sait encore admirer un sot. [58] »
Fragments sur l’histoire de la philosophie
§. 1.
Sur celle-ci
AU LIEU DES ŒUVRES ORIGINALES DES PHILOSOPHES, LIRE TOUTES sortes d’exposés de leurs doctrines, ou l’histoire générale de la philosophie, c’est se faire mâcher sa nourriture par quelqu’un d’autre. Lirait-on l’histoire universelle si chacun était à même de contempler de ses propres yeux les événements intéressants, des temps anciens ? En ce qui concerne l’histoire de la philosophie, une autopsie du sujet est réellement possible : on la trouve dans les écrits originaux des philosophes pour lesquels on peut se limiter pour être bref aux chapitres principaux bien choisis, d’autant plus qu’ils abondent tous en répétitions que l’on peut s’épargner. On fait connaissance de cette façon avec l’essentiel de leurs doctrines sous une forme authentique, inaltérée, tandis que de la demi-douzaine d’histoires de la philosophie publiées chaque année on ne reçoit que ce qui en est entré dans la tête d’un professeur de philosophie, bien entendu sous la forme avec laquelle cela lui est apparu. Or il va de soi que les pensées d’un grand esprit sont amenées à se ratatiner considérablement pour trouver place dans le cerveau pesant trois livres d’un pareil parasite de la philosophie, d’où elles émergent travesties dans le jargon du jour, accompagnées de critiques sérieuses et solennelles. Par ailleurs il faut reconnaître qu’un faiseur d’argent écrivant sur la philosophie ne peut avoir lu qu’à peine un dixième des ouvrages dont il fait la recension. Leur étude réelle exige une vie entière de labeur, longue et studieuse, telle que l’a menée jadis le vaillant BRUCKER[59], à l’époque où l’on travaillait encore. D’un autre côté, que peuvent bien avoir recherché ces petits messieurs empêchés par leurs cours continuels, leurs emplois officiels, leurs voyages de vacances et leurs amusements, et qui pour la plupart publient des histoires de la philosophie au cours de leurs années de jeunesse ? Ils prétendent être pragmatiques, approfondir et exposer la nécessité de l’origine et de l’enchaînement des systèmes, et même critiquer, corriger, trouver des fautes chez les philosophes sérieux et authentiques d’autrefois. Que peuvent-ils faire d’autre sinon plagier les anciens philosophes, se copier les uns les autres, et pour le cacher, aggraver les choses en s’efforçant de leur donner la tournure moderne du quinquennium en cours, et en prononçant des jugements dans le même esprit ? En revanche, une collection des passages importants et des chapitres essentiels des philosophes principaux, faite d’analyses consciencieuses et collectives par des lettrés honnêtes, serait très appropriée. Une telle collection pourrait être arrangée dans l’ordre chronologico-pragmatique, à la manière dont [Frédéric] GEDIEKE[60] d’abord, puis plus tard [Henri] RITTER[61] et [Louis] PRELLER[62] l’ont fait pour la philosophie de l’Antiquité ; mais elle devrait être plus détaillée. Ce serait une grande anthologie universelle préparée avec soin et basée sur la connaissance du sujet.
Les fragments que je donne ici ne sont pas le moins du monde traditionnels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas recopiés. Au contraire, ce sont des idées suggérées par ma propre étude des œuvres originales.
§. 2.
Philosophie présocratique
Les PHILOSOPHES ÉLÉATES sont les premiers qui eurent conscience de l’opposition entre l’intuitivement perçu et le conçu, entre les phénomènes <φαινόμενα, fainomena> et les noumènes <νοούμενα, noumena>. Pour eux ces derniers constituent seuls ce qui existe vraiment, ce qui est <δντωςδν>. De ce qui est, ils affirment qu’il est un, inaltérable, immuable ; mais ils n’affirment pas cela des phénomènes, c’est-à-dire de l’intuitivement perçu, de ce qui apparaît, l’empiriquement donné, car soutenir une pareille proposition aurait été positivement ridicule ; d’ailleurs, cette proposition si mal comprise fut réfutée de célèbre façon par Diogène. Ainsi les philosophes éléates distinguent déjà entre le PHÉNOMÈNE <φαινόμενον, fainomenon> et la CHOSE EN SOI <όντως όv>. Cette dernière ne peut être perçue par les sens mais seulement conçue par la pensée. Elle constitue donc le noumène <νοούμενον, noumenon> ; Aristote, Metaphysica, I, 5, page 986, et Scholia, édition de Berlin, pp. 429-430 et 509).
Dans les scholies d’Aristote (pp. 460,536,544 et 798), l’écrit de Parménide, Doctrine du sens <τά κατά δόζαν>, est mentionné : c’est la doctrine du PHÉNOMÈNE, et donc de la physique. En continuité avec cela, elle implique certainement une autre œuvre, la Doctrine de la vérité <τα χατ’αλήθειαν>, la doctrine de la CHOSE EN SOI, et donc la métaphysique. Une scholie de Philoponos dit au sujet de Melissus : « Tandis que dans sa doctrine de la vérité, [Melissus] déclare que ce qui existe est un, dans sa doctrine de la signification il affirme que ce qui existe est double (multiple). [63] »
En opposition aux Eléates qui prônent l’immobilité absolue, et probablement provoqué par eux, HÉRACLITE enseigne le mouvement incessant de toutes choses : il se limite donc lui-même au phénomène <φαινόμενον>. (Aristote, De Cœlo, III, 1, p. 298, édition de Berlin).
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