Par suite il évoque la doctrine des Idées de Platon comme représentant SON antithèse, ainsi que cela résulte de l’exposé d’Aristote (Metaphysica, page 1078).
Il est remarquable que nous trouvions répétées de nombreuses fois dans les écrits des Anciens, et même un peu après eux, les propositions relativement peu nombreuses des philosophes présocratiques, ainsi par exemple : les doctrines d’Anaxagore sur l’esprit <νους> et sur les éléments homogènes des choses <όμοιομέρενον> – celle d’Empédocle sur l’amour et la haine <φιλία καί νεικος> et les quatre éléments – celle de Démocrite et de Leucippe sur les atomes et les doubles <εϊδωλα> – celle d’Héraclite sur l’écoulement continuel des choses – celle des Eléates, expliquée plus haut – celle des pythagoriciens sur les nombres, la métempsycose, etc. Il se peut bien que cela ait représenté la somme de toute leur philosophie car nous trouvons aussi dans les œuvres des Modernes – par exemple celles de Descartes, Spinoza, Leibniz et même Kant – ces quelques principes fondamentaux de leur doctrine répétés un nombre incalculable de fois, de sorte que tous ces philosophes semblent avoir adopté la formule d’Empédocle, lui aussi partisan du signe de la répétition : ce qui est bon peut être dit deux fois, et même trois <δις καί τρ’ις τα καλά>. (Voyez [Friedrich Wilhelm] Sturz, Empedocles Agrigentinus, p. 504). D’ailleurs les deux dogmes d’ANAXAGORE énoncés ci-dessus [sur l’esprit et sur les éléments homogènes des choses] sont liés de façon proche. Notamment, tout est dans tout <πάντα έν πασιν> représente la désignation symbolique du dogme des éléments semblables <Ηομοιομεριενδογμα>. Par suite, dans la masse chaotique primitive, les partes similares de toutes choses (au sens physiologique) sont présentes et complètes. Pour les différencier, les combiner, les arranger et les former en choses spécifiquement distinctes <partes dissimilares>, il faut un intellect <νοΰς> qui, en sélectionnant les constituants, ramène la confusion à l’ordre ; car le chaos contient le mélange le plus complet de toutes les substances (Scholia in Aristotelem, page 337). Cependant l’intellect n’a pas complètement abouti dans cette première séparation, et par suite chaque chose continue à renfermer les parties constitutives de toutes les autres, bien qu’à un moindre degré : tout est bien sûr mêlé à tout <παλιν γαp παν εν παντί μέμικται> (ibid.).
EMPÉDOCLE, d’autre part, au lieu d’innombrables dogmes des éléments semblables, conçoit seulement quatre éléments, d’où les choses doivent procéder comme produits, et non déduits comme chez Anaxagore. Mais le rôle unitaire et séparateur, donc régulateur, de L’INTELLECT, est joué chez lui par L’AMOUR ET LA HAINE. Ces deux-là sont beaucoup plus sensibles. Car ici ce n’est pas L’INTELLECT mais la VOLONTÉ (l’amour et la haine) qui prend le gouvernement des choses, et les substances variées ne sont pas comme chez Anaxagore de simples déduits mais de réels produits. Tandis qu’Anaxagore les présente comme réalisées par un entendement qui les sépare, Empédocle représente les substances variées comme étant produites par une impulsion aveugle, c’est-à-dire par une volonté dépourvue de connaissance.
Dans l’ensemble, Empédocle est un homme complet, et sous son AMOUR ET HAINE il y a un profond et véritable aperçu. [64] Même dans la Nature inorganique, nous voyons les éléments se rechercher ou se fuir, s’unir ou se séparer suivant les lois de l’affinité élective. Mais ceux qui montrent la plus forte tendance à s’unir chimiquement, tendance qui ne peut s’effectuer qu’à l’état de fluidité, manifestent l’antagonisme le plus électrique quand ils entrent en contact les uns avec les autres à l’état solide : ils se séparent alors en polarités opposées et hostiles, pour à nouveau se rechercher et s’unir à nouveau. Qu’est d’autre cet antagonisme polaire apparaissant généralement dans l’ensemble de la Nature sous les formes les plus variées, sinon un désaccord sans cesse renouvelé que suit toujours la réconciliation ardemment désirée ? Ainsi L’AMOUR ET HAINE est en fait partout présent, et c’est uniquement selon les circonstances que l’un ou l’autre apparaît à un moment ou à un autre. Nous-mêmes, en un clin d’œil nous pouvons être amicaux ou hostiles avec tout être humain s’approchant de nous : cette double disposition existe et dépend des circonstances. Seule la prudence nous avertit de nous en tenir à la position de l’indifférence, du désintéressement, bien qu’elle soit en même temps celle de l’immobilité. De même, un chien étranger dont nous nous approchons est en un clin d’œil prêt à adopter un ton amical ou hostile, et passe aisément des aboiements, des grognements, au frétillement de la queue, et vice versa. Ce qui réside à la base de ce phénomène universel de L’AMOUR ET HAINE, c’est en dernière analyse la grande opposition première entre l’unité de tous les êtres d’après leur essence en soi, et leur complète variété et diversité dans le phénomène ayant pour forme le principe d’individuation <principium individuationis>. De la même façon, Empédocle reconnaît comme fausse la doctrine des atomes, qu’il connaissait déjà, et d’un autre côté enseigne la divisibilité infinie des corps, comme nous le dit Lucrèce (De Natura rerum, livre I, vers 747 et suivants). Mais par-dessus tout, un incontestable pessimisme est perceptible dans la doctrine d’Empédocle. Il reconnaît pleinement la misère de notre existence, et pour lui le monde est une vallée de larmes, comme pour les vrais chrétiens – une vaste étendue de mal <Ατης λειμών>. [65] Il le compare, comme Platon le fera plus tard, à une sombre caverne dans laquelle nous sommes enfermés. Il voit un état d’exil et de misère dans notre existence terrestre, et le corps comme la prison de l’âme. Ces âmes étaient autrefois dans un état infiniment heureux, elles sont tombées par leur propre faute et leurs propres péchés dans leur misère actuelle, où par leur conduite impie elles s’enlisent de plus en plus, entraînées dans le cercle de la métempsycose, alors qu’au contraire, par la vertu, la pureté morale, incluant l’abstinence de la chair des animaux, en se détournant des jouissances et des désirs terrestres, elles peuvent reconquérir leur situation antérieure. Ainsi la même sagesse primitive qui constitue l’idée fondamentale du brahmanisme et du bouddhisme, et bien entendu du vrai christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le rationalisme optimiste judéo protestant), nous est aussi apportée par ce Grec ancien, rendant ainsi complet le consentement universel <consensus gentium> sur cette question. Il est probable qu’Empédocle, que les Anciens regardent d’ordinaire comme un pythagoricien, a reçu cette conception de Pythagore, d’autant plus qu’au fond elle est partagée par Platon, lui-même sous l’influence probable de Pythagore. Empédocle adhère de la façon la plus certaine à la doctrine de la métempsycose, qui est liée à cette conception du monde. Les passages des Anciens qui par leurs propres vers attestent de cette conception d’Empédocle, ont été réunis avec beaucoup de soin par [Friedrich Wilhelm] Sturz, Empedocles Agrigentinus, pp.
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