Avec Schelling, tous les problèmes réellement métaphysiques s’imposant constamment à la conscience humaine sont réduits au silence par une plate dénégation assénée au moyen d’assertions péremptoires. La Nature n’est ici que parce qu’elle est, provenant d’elle-même, à travers elle-même ; on lui accole le titre de Dieu et on en a fini avec elle. Qui demande davantage est un fou : [pour lui] la distinction entre subjectif et objectif n’est qu’un simple passe-passe des écoles philosophiques, tout comme la philosophie kantienne dans son ensemble, dont la distinction entre a priori et a posteriori n’a pas à être prise en compte, notre perception empirique intuitive nous donnant les choses en soi de façon convenable ; et ainsi de suite. Voyez Vom Verhältniss des Naturphilosophie sur Fichte’schen, pages 51 et 67, et aussi page 61 où sont expressément ridiculisés « ceux qui sont réellement étonnés qu’il n’y ait pas rien, et qui ne sauraient être trop surpris que quelque chose existe réellement ». Pour M. von Schelling tout est une question de compréhension de soi-même. Cependant semblable discours est au fond un appel dissimulé sous des phrases pompeuses au soi-disant solide sens commun, c’est-à-dire grossier. Pour le reste je renvoie ici à ce que j’ai dit au début du chapitre 17 du second volume de mon œuvre principale. [49] À cet égard, significatif et très naïf est le passage de la page 69 du livre de Schelling mentionné ci-dessus : « Si l’empirisme avait complètement atteint son but, son opposition à la philosophie et la philosophie elle-même disparaîtraient sous la forme d’un genre particulier ou d’une espèce de science. Toutes les abstractions se dissoudraient en perception intuitive directe, amicale, les plus hautes deviendraient un jeu de plaisir et d’innocence, les plus difficiles deviendraient faciles, les plus immatérielles deviendraient matérielles, et l’homme serait capable de lire librement et avec bonheur dans le livre de la Nature. » Cela serait évidemment très délicieux ! Mais avec nous ce n’est pas comme cela : on ne peut pas indiquer le chemin de la porte à la pensée, le vieux sphinx sérieux demeure là, immobile, avec son énigme, il ne tombe pas de son rocher parce que vous le déclarez être un fantôme. Ainsi quand Schelling observe ensuite, dans sa dissertation sur la liberté, que les problèmes métaphysiques ne peuvent être évacués par des assertions péremptoires, il nous gratifie là d’une authentique tentative métaphysique. Il ne s’agit cependant que d’un simple produit de l’imagination, un conte bleu[50], et lorsque le style adopte le ton de la démonstration (cf. pp. 453 et suivantes), il produit à l’évidence un effet comique.
À travers sa doctrine de l’identité du réel et de l’idéal, Schelling a en effet tenté de résoudre le problème soulevé par Descartes, traité par tous les grands penseurs et finalement amené à son terme par Kant, en coupant le nœud : en niant la contradiction entre le réel et l’idéal. De cette façon il s’est placé en opposition directe avec Kant, duquel il professait de partir. Pour autant il a fermement conservé le sens originel et pertinent du problème concernant la relation entre notre PERCEPTION INTUITIVE[51] et l’être et l’essence en soi des choses se présentant à notre perception ; mais tirant sa doctrine principalement de Spinoza, il n’a pas tardé à en adopter les expressions PENSER et ÊTRE, qui rendent très mal compte du problème discuté et donneront plus tard naissance aux monstruosités les plus absurdes.
Par sa doctrine selon laquelle « la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, laquelle est conçue tantôt sous l’un de ses attributs et tantôt sous l’autre » (Éthique, partie II, scolie de la proposition 7) [52], ou « l’esprit et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue » (Éthique, partie III, scolie de la proposition 2) [53], Spinoza a d’emblée essayé d’abolir la contradiction cartésienne entre le corps et l’esprit ; par suite il a pu également reconnaître que l’objet empirique n’est pas différent de notre représentation. Schelling a reçu de lui les expressions PENSER et ÊTRE, qu’il substitue graduellement à celle de PERCEVOIR, ou plutôt à celles de perçu et chose en soi (Neue Zeitschrift für spekulative Physik, volume I, premier article, Fernere Darstellung, et la suite).
Le grand problème dont je retrace ici l’histoire, c’est celui de la relation entre notre PERCEPTION INTUITIVE des choses et leur ÊTRE, leur ESSENCE EN ELLE-MÊME, pas celle entre nos PENSÉES, c’est-à-dire nos CONCEPTS ; car ces derniers sont à l’évidence et indéniablement de simples abstractions constituées à partir de ce qui est connu à travers la perception intuitive, et nés de la non sélection arbitraire de certaines qualités par notre pensée, ou de la sélection arbitraire de certaines autres. Tout homme raisonnable n’en doutera jamais. [54] Par suite ces CONCEPTS et ces PENSÉES constituant la classe des représentations NON PERCEPTIVES, n’ont jamais de relation IMMÉDIATE avec L’ESSENCE et L’ÊTRE EN SOI des choses. Au contraire, ils n’ont avec elles qu’une relation MÉDIATE, à savoir à travers la PERCEPTION INTUITIVE. Ce sont ces concepts qui d’un côté les fournissent en matière, [55] et qui de l’autre entretiennent la relation avec les choses en soi, en d’autres termes : avec l’essence inconnue et propre des choses qui s’objective elle-même dans la perception intuitive.
L’expression inadéquate empruntée par Schelling à Spinoza fut utilisée plus tard par HEGEL – charlatan insipide et stupide qui à cet égard apparaît comme le bouffon de Schelling – et elle fut tellement distordue que la PENSÉE elle-même – c’est-à-dire, au sens propre, les CONCEPTS – en est devenue identique avec l’essence en soi des choses. Dès lors ce qui est pensé in abstracto devait en tant que tel et directement devenir identique à ce qui est présent objectivement en soi, et par suite la logique devait être la vraie métaphysique. Dans ce cas nous devrions n’avoir besoin que de penser, de faire confiance aux concepts, pour savoir comment le monde extérieur est constitué dans l’absolu. Par suite, tout ce qui peut hanter un crâne est immédiatement vrai et réel. Ainsi, puisque la devise des philosophastres de cette époque était : « plus c’est insensé, mieux ça vaut », cette première absurdité fut renforcée par une seconde : NOUS ne pensons pas ; les concepts, seuls et sans notre assistance, accomplissent le processus du penser, appelé mouvement dialectique autonome du concept, qui doit constituer la révélation de toutes choses à l’intérieur et à l’extérieur de la Nature <in et extra Naturam>. En réalité cette bouffonnerie était fondée sur une autre, elle aussi basée sur un mauvais usage des mots, et qui bien entendu ne fut jamais clairement exprimée, bien qu’elle en soit indubitablement à la base. Schelling, à la suite de Spinoza, avait conféré au monde le titre de DIEU. Hegel prit cela au sens littéral. Comme le mot signifie en réalité un être qui, outre d’autres qualités absolument incompatibles avec le monde, possède celle de L’OMNISCIENCE, CELLE-CI fut aussi transférée au MONDE par Hegel. Naturellement, elle ne pouvait trouver d’autre place que dans l’esprit de l’homme, lequel n’avait plus qu’à laisser librement jouer ses pensées (le « mouvement dialectique autonome ») pour révéler, à travers le charabia absolu de la dialectique hégélienne, tous les mystères du Paradis et de la Terre. Il y a UN art que Hegel a vraiment compris : c’est celui de mener les Allemands par le bout du nez.
1 comment