Je crois en conséquence que la sagesse et la science de Pythagore, que l’on doit certainement considérer comme hautes, consistaient moins en ce qu’il avait pensé qu’en ce qu’il avait appris, et qu’elles étaient moins les siennes que celles des autres. Cela est confirmé par une assertion d’Héraclite à son sujet. (Diogène Laërce, [Vies et Doctrines des Philosophes illustres.] livre VIII, chapitre 1, §. 5). [79] Autrement il les aurait couchées par écrit pour sauver ses idées de la disparition, tandis que ce qu’il avait appris du dehors restait sain et sauf à la source.
§. 3.
Socrate
La sagesse de SOCRATE est un article de foi philosophique. Il est clair que le Socrate de Platon est un personnage idéal, par conséquent poétique, exprimant les idées platoniciennes, tandis que dans le Socrate de Xénophon on ne trouve pas beaucoup de sagesse. Selon Lucien [de Samosate] (Philopseudes, [La Mort de Pélégrinos], §. 24), Socrate avait un gros ventre, ce qui n’est pas une marque distinctive du génie. [80]
Quant à ses hautes facultés intellectuelles, le même doute plane comme il plane sur tous ceux qui n’ont pas écrit, y compris Pythagore. Un grand esprit doit reconnaître graduellement sa vocation et son attitude vis-à-vis de l’humanité, étant amené à devenir conscient qu’il ne fait pas partie du troupeau mais des bergers, je veux dire des éducateurs de la race humaine. Alors s’impose à lui le devoir de ne pas limiter son action immédiate et certaine au petit nombre d’hommes que le hasard a rapprochés de lui, mais de l’étendre à l’humanité afin de pouvoir y atteindre les exceptions, les élus, les hommes rares. Or l’unique organe par lequel on s’adresse À L’HUMANITÉ, c’est l’écriture. On ne s’adresse verbalement qu’à un nombre restreint d’individus, pour la race humaine ce qui est dit ainsi demeure une affaire privée, car les individus représentent le plus souvent un sol pauvre pour une si riche semence : ou bien elle n’y pousse pas du tout, ou bien sa production dégénère rapidement ; ainsi la semence elle-même doit être préservée. Or cela s’effectue non par la tradition, qui est falsifiée à chaque pas, mais uniquement par l’écriture, seule fidèle préservatrice des idées. En outre, pour sa propre satisfaction, un penseur profond éprouve le besoin de fixer et de retenir ses pensées, de les amener à la plus grande clarté, à la plus grande précision possible, c’est-à-dire de les incarner dans des mots. Ce n’est parfaitement obtenu que par l’écriture, car l’écrit est essentiellement différent de l’oral en ce que seul il permet la précision et la concision les plus hautes, ainsi que la brièveté chargée de sens, ce qui fait de lui un pur double <εκτυποσ> de la pensée. De la part d’un penseur, ce serait donc une bien étrange idée que de laisser inutilisée la plus importante invention de l’espèce humaine. Pour cette raison il m’est difficile de croire à la grande intelligence de ceux qui n’ont pas écrit. Bien plus, je suis davantage enclin à les tenir pour des héros surtout pratiques, plus efficaces par leur caractère que par leur cerveau. Les sublimes auteurs des Upanishads des Védas ont écrit, bien que le Sanhita, issu du même livre et se composant uniquement de prières, n’ait été propagé que verbalement.
De très nombreux parallèles peuvent être signalés entre SOCRATE et KANT. Les deux rejettent tout dogmatisme, professent une complète ignorance en matière de métaphysique, leur trait distinctif résidant dans la conscience claire de cette ignorance. D’autre part, tous deux affirment que le pratique – ce que l’homme doit faire et ce qu’il doit souffrir – est absolument certain de lui-même, sans autre fondement théorique. Tous deux connurent aussi la même destinée en ce que leurs successeurs immédiats et leurs disciples déclarés ont différé d’eux sur leurs principes mêmes, et, élaborant une métaphysique, ont établi des systèmes entièrement dogmatiques. Tous ces systèmes se révélèrent très différents les uns des autres, et pourtant tous s’accordaient à affirmer qu’ils étaient partis des doctrines de Socrate ou de Kant. Étant moi-même kantien, je veux exprimer ici D’UN mot ma relation avec Kant. Il enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors de l’expérience et de sa possibilité. Je l’admets, mais je maintiens pourtant que l’expérience elle-même est dans son ensemble capable de fournir une explication. J’ai tenté de la donner en la déchiffrant comme une écriture, et non, comme tous les philosophes précédents, en entreprenant de la dépasser au moyen de ses pures formes, méthode dont Kant a montré qu’elle est inadmissible.
L’avantage de la MÉTHODE SOCRATIQUE telle que nous la connaissons par Platon, consiste dans le fait que nous nous arrangeons pour que les fondements des propositions que nous avons l’intention de démontrer soient admis un par un par notre interlocuteur ou notre adversaire avant qu’il en ait survolé les conséquences, alors que si l’exposé didactique était constitué d’un discours continu, l’adversaire aurait immédiatement l’occasion de reconnaître comme tels les conséquences et les fondements, et par suite de les attaquer s’ils ne lui plaisaient pas. Cependant, l’une des choses que Platon voudrait nous faire croire, c’est que par l’application de cette méthode les sophistes et autres fous auraient tranquillement laissé Socrate leur prouver qu’ils étaient bien des sophistes et des fous.
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