Ce n’est pas concevable. Il est plutôt permis de croire qu’au dernier quart du chemin, ou plus généralement dès qu’ils décelaient où on les menait, ils gâchaient le jeu habile de Socrate, déchiraient son filet par des digressions ou par la dénégation de ce qui avait été dit auparavant, par des incompréhensions volontaires, par les ruses et les chicanes auxquelles recourt instinctivement la malhonnêteté dogmatique, ou bien ils devenaient si grossiers et si insultants que Platon devait trouver prudent de sauver sa peau à temps. En effet, pourquoi les sophistes eux-mêmes n’auraient-ils pas connu le moyen par lequel chacun peut se rendre l’égal de chacun, et même annuler pour un instant la plus grande inégalité intellectuelle : l’insulte ? Les natures basses et ignobles éprouvent un penchant instinctif vers l’insulte dès qu’elles commencent à soupçonner une supériorité intellectuelle.
§. 4.
Platon
Chez PLATON, nous trouvons l’origine d’une certaine fausse dianologie[81], mise en avant avec une intention métaphysique secrète : établir une psychologie rationnelle et une doctrine de l’immortalité qui s’y rattache. Par la suite elle s’est révélée être une doctrine trompeuse d’une puissante vitalité puisqu’elle a prolongé son existence à travers toute la philosophie ancienne, médiévale et moderne, jusqu’à ce que Kant, destructeur de tout, la frappe enfin à la tête.
La doctrine dont nous parlons, c’est le rationalisme de la théorie de la connaissance, avec son aboutissement métaphysique. On peut la résumer brièvement ainsi : ce qui connaît en nous est une substance immatérielle fondamentalement distincte du corps, nommée âme ; le corps, au contraire, constitue un obstacle à la connaissance. En conséquence, toute connaissance transmise par les sens est trompeuse, la seule connaissance vraie, exacte, certaine, est celle qui est affranchie et éloignée de toute sensibilité (et donc de toute perception intuitive), donc la PENSÉE PURE, la mise en œuvre des seuls concepts abstraits. Cela est accompli par l’âme à partir de ses propres ressources. Par conséquent, L’ÂME opérera le mieux lorsqu’elle sera séparée du corps, c’est-à-dire quand nous serons sans vie. En sorte que la dianologie se place entre les mains de la psychologie rationnelle au bénéfice de sa doctrine de l’immortalité [de l’âme]. Cette doctrine que je viens de résumer se trouve exposée entièrement et clairement dans le Phédon, chapitre 10. Elle est conçue un peu différemment dans le Timée, d’après lequel Sextus Empiricus la rapporte précisément et clairement en ces termes : « Une opinion ancienne a la faveur des philosophes naturels, selon laquelle l’homogène est connaissable par l’homogène. » Et un peu plus loin : « Dans le Timée, Platon utilise cette méthode pour démontrer la nature incorporelle de l’âme. Car, dit-il, le visage est adapté à la lumière parce qu’il est susceptible de lumière, l’audition est de condition aérienne puisqu’elle perçoit la commotion de l’air, c’est-à-dire le son, comme l’odeur, qui perçoit les fumées et les vapeurs, est configurée en rapport avec ces événements, ainsi que le goût, pareillement adapté, puisqu’il perçoit les jus ; par suite, l’âme doit nécessairement être d’essence incorporelle puisqu’elle connaît des idées incorporelles, comme par exemple celles comprises dans les nombres, et celles que l’on peut découvrir dans la forme des corps. [82] » (Adversus mathematicos, VII, 116 et 119).
Aristote lui-même admet cette argumentation, du moins comme hypothèse, dans le livre I de son ouvrage De Anima (chapitre 1), où il dit que l’existence séparée de l’âme pourrait être démontrée si l’âme fructifiait à partir d’une manifestation quelconque à laquelle le corps n’aurait aucune part[83] ; cette manifestation semble avant tout, et surtout, devoir être la pensée. Mais comme cela est d’emblée impossible sans perception intuitive ni imagination, à plus forte raison cela ne peut-il exister sans le corps : « L’intellection semble éminemment propre à l’âme ; mais si cette activité est elle-même un acte de l’imagination ou ne peut s’exercer sans le concours de l’imagination, elle ne pourra, elle non plus, s’accomplir indépendamment du corps. [84] » Aristote n’admet pas la condition indiquée plus haut, c’est-à-dire les prémisses de l’argumentation[85], puisqu’il enseigne ce que l’on a formulé plus tard par la proposition : « Dans l’intellect, il n’est rien qui n’ait d’abord existé dans les sens. » (cf. à ce sujet De Anima, III, 8). [86] Ainsi, même lui avait vu que tout ce qui est purement et abstraitement pensé, a tiré toute sa matière et son contenu de l’intuitivement perçu. [87] Cela a troublé les scolastiques, et par suite dès le Moyen Âge ils se sont efforcés de prouver qu’il existe de PURES CONNAISSANCES DE RAISON, à savoir des idées n’ayant aucun rapport avec des images quelconques, c’est-à-dire un penser qui tire toute sa matière de lui-même. Les efforts et les controverses sur ce point se trouvent réunis dans le livre de Pomponace, De Immortalitate animi, qui leur emprunte son principal argument : pour répondre aux exigences indiquées, les universaux <universalia> et les savoirs a priori, conçus comme vérités éternelles <aeternae veritates>, doivent être mis en œuvre.
J’ai déjà exposé le développement apporté à ce sujet par Descartes et son école dans la longue remarque ajoutée au §. 6 de mon mémoire couronné, Le Fondement de la Morale[88], où j’ai rapporté aussi le texte original du cartésien [Louis] DE LA FORGE[89], qui vaut la peine d’être lu. En effet, en règle générale ce sont précisément les disciples d’un philosophe qui en expriment le plus clairement les fausses doctrines, car ils n’ont aucune raison, comme c’est le cas du maître, de laisser le plus possible dans l’ombre les côtés de son système qui pourraient trahir sa faiblesse, puisqu’ils agissent de bonne foi et n’ont rien à redouter.
Spinoza opposa à l’ensemble du dualisme cartésien, sa doctrine selon laquelle « la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, conçue tantôt sous un attribut [la pensée], tantôt sous un autre [l’étendue] [90] », montrant ainsi sa grande supériorité. Leibniz, d’autre part, resta de façon habile dans le sentier de Descartes et de l’orthodoxie. Mais cela provoqua aussitôt les efforts tellement sains de l’admirable Locke, qui insista enfin dans son investigation sur L’ORIGINE DES CONCEPTS, et fit de la phrase pas d’idées innées <no innate ideas> la base de son système, après qu’il l’eut longuement expliquée. Les Français, pour lesquels [Etienne Bonnot de] Condillac précisa sa propre philosophie, ne tardèrent pas à aller trop loin à partir de cette même racine en affirmant précipitamment que penser est sentir. [91] Pris de manière absolue, cela est faux, mais contient cette vérité : penser présuppose partiellement la sensation comme ingrédient de la perception, lui fournissant sa matière, et penser est en partie conditionné, aussi bien que la sensation, par des organes corporels. Et donc, de même que la sensation est conditionnée par les nerfs sensitifs, penser l’est par le cerveau, tous deux relevant de l’activité nerveuse. L’école française elle-même s’attacha fermement à cette phrase non pour elle-même mais dans un but métaphysique, et bien entendu matérialiste. De la même manière, les opposants platoniciens, cartésiens et leibniziens s’attachèrent à cette fausse proposition selon laquelle l’unique connaissance correcte des choses consiste dans la pure pensée, c’est-à-dire, dans un même but métaphysique, en vue de prouver l’immortalité de l’âme. KANT seul nous amène à la vérité à partir de ces deux voies fausses, à partir d’une querelle où en réalité les deux parties n’agissent pas loyalement. Toutes deux professent la dianologie, mais préoccupées de métaphysique, falsifient la dianologie par cette raison même.
Kant dit aussi : « Certainement, il y a une pure connaissance de raison, c’est-à-dire des connaissances a priori antérieures à toute expérience, et par suite un penser qui n’est pas redevable de sa matière à une quelconque connaissance produite au moyen des sens. » Mais bien qu’elle ne soit pas tirée DE l’expérience, cette connaissance a priori n’a de valeur et de validité qu’EN VUE DE l’expérience.
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