Elle n’est autre chose que la conscience de notre propre APPAREIL DE LA CONNAISSANCE[92], de son organisation (fonction cérébrale), ou, selon l’expression de Kant, la forme de la conscience connaissante elle-même, qui reçoit sa matière de la connaissance empirique fournie par la sensation et sans laquelle une telle connaissance empirique est vide et inutile. Voilà précisément pourquoi sa philosophie se nomme Critique de la Raison pure. À travers elle s’écroule toute cette psychologie métaphysique, et avec elle toute la pure activité de l’âme platonicienne.

Nous voyons ainsi que la connaissance sans la perception intuitive transmise par le corps n’a pas de matière, et que par suite le sujet connaissant n’est en tant que tel qu’une forme vide sans la présupposition du corps ; sans compter que toute pensée est une fonction physiologique du cerveau, comme la digestion l’est de l’estomac. Si donc la doctrine de Platon consistant à isoler la connaissance et à la maintenir clairement hors de toute relation avec le corps, les sens et la perception intuitive, se révèle être sans but, erronée et même impossible, nous pouvons cependant regarder ma doctrine comme son analogie corrigée, car elle affirme que seule la connaissance intuitive maintenue clairement hors de toute relation avec la VOLONTÉ atteint à la plus haute objectivité, et par suite à la perfection. À ce sujet je renvoie au livre III de mon œuvre principale. [93]

 

§. 5.

Aristote

Le principal caractère d’ARISTOTE peut être défini comme étant la plus grande perspicacité et la plus grande sagacité unies à la circonspection, à la puissance d’observation, à la versatilité, et au manque de profondeur. Sa conception du monde est superficielle, quoique ingénieusement élaborée. La profondeur de la pensée trouve sa matière en nous-mêmes, la perspicacité doit la recevoir du dehors pour obtenir des données. Mais à cette époque les données empiriques étaient jusqu’à un certain point insuffisantes, pauvres et même partiellement fausses. Par suite, de nos jours l’étude d’Aristote est assez peu profitable, alors que celle de Platon l’est restée au plus haut point. Le manque de profondeur dont on se plaint chez Aristote est naturellement le plus évident dans sa Métaphysique, où la simple perspicacité ne suffit pas, comme elle le peut par ailleurs. C’est dans cette œuvre qu’il est le moins satisfaisant. Sa MÉTAPHYSIQUE est en grande partie un simple discours de ci de là sur les systèmes de ses prédécesseurs, qu’il critique et réfute de son point de vue, le plus souvent d’après des assertions isolées, sans jamais pénétrer réellement leur sens, comme quelqu’un qui briserait des fenêtres du dehors. Il avance peu ou pas de dogmes personnels, du moins pas de façon consistante. C’est par un mérite accidentel que nous sommes redevables à sa polémique de la plus grande partie de nos connaissances concernant la philosophie ancienne. Il est surtout hostile à Platon, et précisément là où celui-ci a entièrement raison. Les « Idées » de Platon reviennent sans cesse dans sa bouche comme quelque chose qu’il ne peut digérer ; il est résolu à ne pas accepter leur validité. La perspicacité et l’ingénuité sont pertinentes dans les sciences expérimentales, aussi l’esprit d’Aristote possède-t-il de façon prédominante une tournure éminemment empirique. Mais depuis son époque la science empirique a fait de tels progrès que celle de son temps est à celle d’aujourd’hui ce qu’est l’enfance par rapport à l’âge adulte. Aujourd’hui les sciences expérimentales ne peuvent guère avancer directement par l’étude d’Aristote, mais elles le peuvent indirectement par la méthode et l’attitude réellement scientifiques qui le caractérisent, et qu’il a introduites dans le monde. Cependant, en zoologie il est encore de nos jours d’une utilité directe, du moins sous certains aspects. En règle générale, sa tendance empirique le conduit toujours à devenir prolixe, confus. Il s’écarte si facilement et si fréquemment du fil de l’idée à laquelle il s’est attaché, qu’il est presque incapable de le suivre sur la durée jusqu’au bout ; or c’est précisément en cela que consiste la pensée PROFONDE. Au contraire, il soulève partout des problèmes mais ne fait que les effleurer. Sans les avoir résolus ni même seulement discutés à fond, il passe immédiatement à autre chose. Son lecteur se dit souvent : « Maintenant, nous y voilà » ; mais rien ne vient. Lorsqu’il aborde un problème et le poursuit un instant, il semble qu’il a la vérité sur le bout de langue, puis soudainement il aborde un autre sujet et nous laisse dans le doute. Il ne peut s’accrocher à rien, passe du sujet qu’il a en main à un autre qui se présente à lui, comme un enfant laisse tomber le jouet qu’il tient pour en saisir un autre qu’il vient de voir. C’est là le côté faible de son intellect : la vivacité de la superficialité.