Cela explique pourquoi, bien qu’ayant un esprit extrêmement systématique puisque c’est à lui qu’on doit la séparation et la classification des sciences, son mode d’exposition manque toujours d’agencement systématique, et pourquoi nous n’y trouvons pas de progression méthodique, c’est-à-dire la partition de l’hétérogène et la classification de l’homogène. Il traite les choses à mesure qu’elles se présentent à lui, sans y avoir réfléchi au préalable et sans avoir tracé un plan clair. Il pense la plume à la main, ce qui constitue un grand soulagement pour l’écrivain, mais une grande difficulté pour le lecteur. De là vient le manque de plan et l’inadéquation de sa présentation : il revient une centaine de fois sur la même chose parce que des idées hétérogènes se sont présentées entre-temps. De là vient qu’il ne peut s’en tenir à un sujet mais en aborde des centaines, voire des milliers, et, comme je l’ai dit précédemment, qu’il conduit par le nez le lecteur anxieux d’obtenir la solution des problèmes soulevés. Après avoir consacré plusieurs pages à un sujet, il reprend tout à coup sa recherche à partir du commencement avec un par conséquent, à ce sujet revenons à notre point de départ, et cela six fois dans un seul traité. Voilà pourquoi l’épigraphe : « À quelle matière d’importance peut-on s’attendre en le voyant ouvrir la bouche ? » s’applique à tant d’introductions de ses livres et de ses chapitres. En un mot : il est souvent confus et frustrant. Par exception il lui est arrivé d’agir différemment. Par exemple, les trois livres de sa Rhétorique constituent à tous points de vue un modèle de méthode scientifique, et présentent une symétrie architectonique qui pourrait bien avoir été à l’origine de celle de Kant.
L’antithèse radicale d’Aristote, aussi bien dans sa manière de penser que dans sa présentation, c’est PLATON. Ce dernier maintient son idée principale comme avec une main de fer, en suit le fil, si ténu soit-il, dans toutes ses ramifications, à travers le labyrinthe des plus longs dialogues, et le retrouve après tous les épisodes. On voit qu’avant de se mettre à écrire, il a pleinement, mûrement réfléchi à son sujet, et prévu pour sa présentation une disposition artistique. Aussi chaque dialogue est une œuvre d’art planifiée dont toutes les parties ont entre elles un rapport soigneusement calculé, souvent caché un instant à dessein, et dont les fréquents épisodes ramènent automatiquement, souvent d’une manière inattendue, à l’idée principale, qu’ils mettent finalement en lumière. Platon a toujours su, au sens complet du mot, ce qu’il voulait et entendait faire, bien que dans la plupart des cas il n’amène pas les problèmes à une solution définitive mais se contente de les discuter à fond. Il ne faut donc pas nous étonner si, comme on le rapporte (cf. Aélien, Variae Historiae, III, 19, IV, 9, etc.), une considérable absence d’entente personnelle régnait entre Platon et Aristote. Çà et là Platon parle de façon désobligeante d’Aristote, dont les errances, les lubies, les digressions, associées à sa polymathie, lui sont plutôt antipathiques. La poésie de [Friedrich von] Schiller, Largeur et Profondeur[94], peut aussi s’appliquer à l’opposition entre Aristote et Platon.
En dépit de cette tournure d’esprit empirique, Aristote n’est pas un empirique conséquent et méthodique ; aussi devait-il être renversé et délogé par le vrai père de l’empirisme : BACON DE VERULAM. Qui veut comprendre en quel sens et pourquoi ce dernier est l’adversaire et le vainqueur d’Aristote et de sa méthode, n’a qu’à lire le livre d’Aristote De Generatione et corruptione. On y trouve sur la Nature un exposé a priori et raisonné, qui s’efforce de comprendre et d’expliquer les procédés de la Nature à partir de simples concepts ; un exemple flagrant en est fourni au livre II, chapitre 4, où une chimie est construite a priori. [95] Bacon, au contraire, conseille de faire non de l’abstraction mais de l’expérience perceptive, la source de la connaissance de la Nature. Le brillant résultat de cette conception est le niveau actuel élevé des sciences naturelles, qui nous fait regarder de haut, avec un sourire de pitié, ces tracasseries aristotéliciennes. À cet égard, il est remarquable que les livres susmentionnés d’Aristote révèlent très nettement l’origine même de la scolastique : la méthode consistant à couper les cheveux en quatre et à jouer sur les mots s’y rencontre déjà.
Pour la même raison, le livre De Cœlo est aussi très utile et digne d’être lu. Les premiers chapitres sont un bon exemple de la méthode qui consiste à connaître et déterminer l’essence de la Nature à partir de purs concepts ; son échec est ici évident. Au chapitre 8 il nous est démontré à partir de purs concepts et de lieux communs <locis communibus>, qu’il n’existe pas plusieurs mondes, et au chapitre 12 on trouve une spéculation du même genre sur la course des étoiles. C’est un raisonnement solide et subtil mené à partir de notions fausses, une dialectique de la Nature plutôt spéciale qui entreprend de décider a priori, à partir de certains axiomes universels supposés exprimer le raisonnable et le pertinent, comment doit exister la Nature, comment elle doit agir. En voyant, en dépit de ce que l’on a pu dire, un intellect si puissant et même stupéfiant tel que celui d’Aristote, si profondément piégé dans des bévues de ce genre qui ont conservé leur validité jusqu’à quelques siècles à peine en arrière, il devient absolument clair combien l’humanité est redevable à [Nicolas] Copernic, [Johannes] Kepler, Galilée, Bacon, Robert Hook et [Isaac] Newton. Dans les chapitres 7 et 8 du livre II, Aristote expose dans sa globalité son agencement absurde du cosmos. Il affirme que les étoiles sont fermement attachées à la sphère creuse [de l’univers] qui tourne, comme le soleil et les planètes plus rapprochées, que la friction de leur révolution produit lumière et chaleur, et que la terre reste indubitablement tranquille. Tout cela pourrait passer s’il n’y avait eu mieux auparavant ; mais quand il nous présente lui-même au chapitre 13 les vues très exactes des pythagoriciens sur la forme, la situation et le mouvement de la terre, pour les rejeter, cela soulève inévitablement notre indignation. Cela se produit aussi lorsqu’au cours de ses fréquentes polémiques contre Empédocle, Héraclite et Démocrite, nous constatons combien ces derniers eurent une vue beaucoup plus correcte de la Nature et portèrent davantage attention à l’expérience, que le jacasseur creux que nous avons devant nous. Empédocle avait même déjà fait connaître la force tangentielle produite par la rotation agissant en opposition à la pesanteur (II, 1 et 13, puis les Scholia, p.
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