491). Loin d’estimer ces choses à leur juste valeur, Aristote n’admet même pas les vues exactes de ces philosophes anciens sur la véritable signification du haut et du bas : ici aussi, il se range à l’opinion du troupeau commun qui suit l’apparence superficielle (IV, 2). D’ailleurs il faut garder à l’esprit que ses vues furent reconnues, se répandirent, qu’elles écartèrent ce qui valait mieux auparavant et devinrent ensuite la base du système astronomique d’Hipparque, puis celui de Ptolémée, que l’humanité dut traîner jusqu’au début du XVIe siècle, au grand profit, à coup sûr, des dogmes religieux judéo-chrétiens, fondamentalement incompatibles avec le système astronomique de Copernic : comment en effet y aurait-il un dieu au ciel, si le ciel n’existe pas ? Le THÉISME bien compris présuppose nécessairement la division du monde en CIEL et TERRE ; sur CELLE-LÀ s’agitent les hommes, tandis que dans CELUI-CI siège le dieu qui les gouverne. Mais si l’astronomie supprime le ciel, elle supprime Dieu AVEC LUI : elle agrandit tellement le monde qu’il ne reste point de place pour Dieu. Or un être personnel, comme chaque dieu l’est inévitablement, qui n’a aucune PLACE, mais qui est partout et nulle part, on peut à peine en parler, l’imaginer, et donc croire en lui. En conséquence, à mesure que l’astronomie physique devient populaire, le théisme doit disparaître, bien qu’il soit fortement inculqué aux hommes à travers un prêche continuel et pompeux. Immédiatement et à juste titre, l’Église catholique l’a reconnu, et a donc persécuté le système de Copernic ; aussi est-il stupide de s’étonner et de pousser de grands cris devant l’écrasement de Galilée : chaque être de la Nature s’efforce de se conserver. [96] Qui sait si quelque secrète connaissance, ou du moins un pressentiment de cette parenté d’Aristote avec les doctrines de l’Église et du danger évité par lui, n’a pas contribué au respect démesuré dont il a été l’objet au Moyen Âge[97] ? Qui sait si plus d’un, stimulé par la description des anciens systèmes astronomiques par Aristote, n’a pas secrètement examiné ces vérités longtemps avant Copernic, qui, après de nombreuses années d’hésitation, étant sur le point de quitter le monde, se hasarda finalement à les proclamer ?
§. 6.
Les Stoïciens
Une très belle et profonde notion chez les STOÏCIENS, c’est celle de la RAISON SÉMINALE <λογος σπερματικός>, bien que l’on aimerait en posséder des descriptions plus complètes que celles qui nous sont parvenues : (Diogène Laërce, VII, 136[98] ; Plutarque, De Placitis philosophiae, 1,7 ; Stobée, Eclogae, I, p. 372). Toutefois, ce qui est clair, c’est qu’à travers elle nous pensons à ce qui chez les individus successifs d’une espèce, affirme et préserve la forme identique de celle-ci en passant de l’un à l’autre, c’est-à-dire la notion d’espèce incarnée dans la semence, si l’on peut dire. La raison séminale est donc l’élément indestructible dans l’individu, ce qui le fait un avec l’espèce, la représentant et la maintenant. C’est elle qui empêche la mort destructrice de l’individu d’atteindre l’espèce, et grâce à laquelle l’individu existe encore et encore, en dépit de la mort. Aussi pourrait-on traduire raison séminale de la manière suivante : formule magique qui à tout moment convoque cette forme [de l’espèce] au sein du phénomène. Très apparentée à cette notion est la forma substantialis[99] des scolastiques, par laquelle est pensé le principe interne du complexe formé par l’ensemble des qualités de chaque être naturel ; son antithèse est la materia prima, pure matière sans forme ni qualité. L’âme de l’homme est sa forma substantialis. Ce qui distingue les deux notions, c’est que la RAISON SÉMINALE n’appartient qu’aux êtres vivant et se reproduisant, tandis que la forma substantialis appartient aussi aux êtres inorganiques. De la même façon, la forma substantialis concerne avant tout l’individu, la raison séminale concerne l’espèce ; en même temps, toutes deux sont à l’évidence liées à l’Idée platonicienne. On trouve des développements sur la forma substantialis dans Scot Érigène, De Divisione Naturae, livre III, p. 139, édition d’Oxford ; dans Giordano Bruno, Della Causa, dialogue III, p. 252 et suivantes, et longuement dans les Disputationes metaphysicae de [Francisco] SUÁREZ (XV, section I), authentique compendium de l’ensemble de la sagesse scolastique, avec lequel il vaut mieux se familiariser plutôt qu’avec les bavardages pompeux des ineptes professeurs de philosophie allemande, quintessence de la platitude et de l’ennui.
La principale source de notre connaissance de l’éthique stoïcienne est la description très détaillée que nous en a conservé Stobée (Eclogae, livre II, chapitre 7). On peut se flatter de posséder par là des extraits de Zénon et de Chrysippe, le plus souvent d’origine orale. Si tel est le cas, cette description n’est pas destinée à nous donner une haute opinion de l’esprit de ces philosophes. En effet, c’est un exposé pédant, scolaire, totalement confus, incroyablement morne, plat et sans esprit, de la morale stoïcienne, sans force, sans vie, sans la moindre idée valable, frappante ou pénétrante. Tout y est déduit de simples concepts, rien n’y est tiré de la réalité et de l’expérience. L’humanité y est partagée en σπουδαίοι et φαύλοι, en vertueux et vicieux ; tout ce qui est bon est attaché aux premiers, tout ce qui est mauvais aux seconds : ainsi tout apparaît noir et blanc, comme une guérite prussienne. Ces exercices d’école creux ne supportent pas la comparaison avec les écrits énergiques de Sénèque, pleins d’esprit et bien élaborés.
Les Dissertations d’Arrien sur la PHILOSOPHIE D’ÉPICTÈTE, écrites quelques quatre cents ans après la naissance du Portique, ne nous donnent pas d’informations solides sur l’esprit véritable et les vrais principes de la MORALE STOÏCIENNE ; tant au plan de la forme que du contenu, elles ne sont pas satisfaisantes. [100] D’abord en ce qui concerne la forme, on n’y trouve aucune trace de méthode, de traitement systématique, et même de progression ordonnée. Au cours de chapitres entassés les uns sur les autres sans ordre ni lien, on y répète inlassablement que l’on ne doit rien penser de tout ce qui n’est pas l’expression de notre volonté propre, et que par conséquent nous devons considérer avec une totale indifférence tout ce qui agite habituellement les hommes ; c’est l’ataraxie <άταραζία> stoïcienne, c’est-à-dire que ce qui ne provient pas de nous <έφ’ήμΐν> n’est pas de notre ressort <πρός ήμας>. Mais ce paradoxe colossal n’est déduit d’aucun principe : on attend de nous de partager la conception du monde la plus extraordinaire sans qu’aucune raison en soit donnée.
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