À la place on trouve des déclamations sans fin à travers des phrases et des tournures récurrentes Par ailleurs, les conclusions et les conséquences de ces étranges maximes sont exposées de la manière la plus complète, la plus vive, et de nombreuses descriptions sont données de la manière dont les stoïciens font quelque chose à partir d’absolument rien. En attendant, quiconque pense différemment est qualifié d’esclave et de fou. Mais en vain attend-on l’expression d’une raison claire, convaincante, à l’appui de cette étrange manière de penser. Pourtant, semblable raison serait beaucoup plus efficace que toutes les déclamations et les insultes contenues dans ce livre volumineux. En fait, avec ses descriptions hyperboliques de la sérénité stoïcienne, ses panégyriques infatigablement répétés des saints patrons Cléanthe, Chrysippe, Zénon, Cratès, Diogène et Socrate, comme par ses injures à l’adresse de tous ceux qui pensent différemment, ce livre est une véritable capucinade. La nature désorganisée et décousue de l’ensemble de la démonstration est en accord avec un tel livre. Ce qu’indique le titre d’un chapitre, c’est seulement le sujet abordé au début : à la première occasion survient une digression, et en fonction de la liaison des idées <nexus idearum>, on passe à des centaines, des milliers de sujets. Voilà pour la FORME.
Quant au CONTENU, c’est la même chose, mis à part le fait que le fondement fait entièrement défaut. Il n’est en aucune manière un authentique et pur stoïcisme ; au contraire, il lui est adjoint un mélange étranger qui sent fort sa source judéo-chrétienne. La preuve la plus indéniable en est le théisme que l’on y trouve de toutes parts, et qui est aussi le support de sa morale. Ici le cynique et le stoïcien agissent ici au nom de Dieu, dont la volonté est leur guide : ils se soumettent à lui, mettent leur confiance en lui, etc. Pareilles choses sont plutôt étrangères au Portique originel authentique, où Dieu et le monde ne font qu’un, où l’on ne connaît pas de Dieu qui soit un être pensant, voulant, commandant aux hommes, veillant à leurs besoins. Non seulement chez Arrien, d’ailleurs, mais chez la plupart des auteurs philosophiques païens du premier siècle de l’ère chrétienne, nous voyons faiblement briller le théisme juif qui va bientôt se transformer en croyance populaire sous la forme du christianisme, exactement comme aujourd’hui brille faiblement dans les écrits des lettrés le panthéisme natif de l’Inde, destiné lui aussi à passer dans la croyance populaire. La lumière vient de l’Orient <Ex Oriente lux>.
Pour la raison indiquée, la morale exposée ici n’est pas non plus purement stoïcienne. Beaucoup de ses préceptes sont mêmes incompatibles entre eux, et il serait difficile d’en tirer des principes fondamentaux communs. Le cynisme, lui aussi, est complètement faussé par la doctrine selon laquelle le cynique doit surtout l’être dans l’intérêt des autres, pour agir sur eux par son exemple comme un messager de Dieu, et les guider en s’immisçant dans leurs affaires. Ainsi il est dit : « Dans une cité peuplée uniquement de sages, nul cynique ne serait nécessaire. » De même, le cynique doit être en bonne santé, vigoureux, propre, de manière à ne pas dégoûter les gens. Combien cela est éloigné de l’autosuffisance des vieux cyniques authentiques ! Diogène et Cratès, il est vrai, furent les amis et conseillers de nombreuses familles, mais c’est là un fait secondaire, accidentel, en aucune façon le dessein du cynisme.
ARRIEN est donc totalement passé à côté de l’idée fondamentale véritable du cynisme, aussi bien que de celle du stoïcisme ; il semble ne même pas avoir senti le besoin de celles-ci. Il prêche la renonciation personnelle seulement parce qu’elle lui plaît, et elle lui plaît peut-être simplement parce qu’elle est difficile et contraire à la nature humaine, tandis que prêcher est facile. Il n’a pas cherché de raisons à cette renonciation, aussi croyons-nous entendre tantôt un ascète chrétien, tantôt un stoïcien. Les maximes des deux concordent souvent, il est vrai, mais les principes sur lesquels elles reposent sont assez différents. Je renvoie à ce sujet à mon œuvre principale, livre I, §. 16[101], et livre II, chapitre 16[102], où le véritable esprit du cynisme et du Portique est exhaustivement discuté, et cela pour la première fois. L’inconsistance d’Arrien apparaît même ridicule puisque dans sa description du parfait stoïcien, qu’il répète un nombre incalculable de fois, il ne manque jamais de dire : « Il ne blâme personne, ne se plaint ni des dieux ni des hommes, et ne réprimande personne. » Et pourtant son livre est en grande partie écrit sur un ton de reproche qui s’abaisse souvent à l’injure. Malgré tout cela, on trouve çà et là dans ces Dissertations des idées authentiquement stoïciennes qu’Arrien (ou Épictète) ont tirées des vieux stoïciens. De la même manière, dans quelques-uns de ses traits le cynisme est dépeint en couleurs vives et frappantes. Il y a par endroits beaucoup de solide bon sens, ainsi que de frappantes descriptions de l’homme et de son activité. Le style est aisé et fluide, mais très ample.
Je ne crois pas que le Manuel d’Épictète [Encheindion] ait été composé par Arrien, comme nous l’assurait Friedrich-August Wolf[103] au cours de ses leçons. Il contient en peu de mots beaucoup plus d’esprit que les Dissertations, il est tout entier marqué au coin du bon sens, ne contient pas de déclamations vides, et ne fait pas preuve d’ostentation. Il est concis, précis, écrit sur le ton d’un ami bienveillant qui donne des conseils, tandis que les Dissertations, comme je l’ai dit, emploient le plus souvent le ton de la réprimande et du reproche.
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