Pour la résoudre [Nicolas] MALEBRANCHE conçoit tout d’abord le système des causes occasionnelles. Il aborde le problème dans son ensemble, plus clairement, plus sérieusement et plus profondément que ne l’avait fait Descartes (De la Recherche de la Vérité, livre III, 2e partie). [9] Ce dernier avait porté la réalité du monde extérieur au crédit de Dieu ; ici, bien sûr, il semble étrange qu’alors que les autres philosophes théistes s’astreignent à démontrer l’existence de Dieu à partir de celle du monde, Descartes, au contraire, prouve l’existence du monde à partir de l’existence et la véracité de Dieu ; c’est la preuve cosmologique inversée. Malebranche fait un pas de plus et nous apprend que nous voyons toutes choses immédiatement en Dieu lui-même. À coup sûr cela équivaut à expliquer l’inconnu par quelque chose d’encore plus inconnu. En outre, selon lui non seulement nous voyons toutes choses en Dieu, mais Dieu constitue en cela la seule activité, de sorte que les causes physiques ne le sont qu’en apparence, étant de simples causes occasionnelles[10] (De la Recherche de la Vérité, livre VI, 2e partie, chapitre 3). [11] Dès lors nous avons ici essentiellement affaire au panthéisme de [Baruch] SPINOZA, qui semble avoir davantage appris de Malebranche que de Descartes. Dans l’ensemble, on peut être surpris du fait que même au XVIIe siècle le panthéisme n’obtint pas une victoire complète sur le théisme ; car les exposés européens les plus originaux, les plus élaborés et les plus minutieux du panthéisme (aucun, bien sûr, ne supporte la comparaison avec les Upanishads des Védas), tous apparurent à cette époque, à travers [Giordano] BRUNO, MALEBRANCHE, SPINOZA et [Jean] SCOT ÉRIGÈNE. Après que Scot Érigène ait été perdu et oublié pendant plusieurs siècles, il est redécouvert à Oxford, et c’est en 1681, c’est-à-dire quatre ans après la mort de Spinoza, que son œuvre est imprimée. Cela semble prouver que la perspicacité des individus ne saurait se faire reconnaître tant que l’esprit de l’époque n’est pas mûr. D’un autre côté, le panthéisme, représenté de nos jours à travers la seule restauration éclectique et confuse due à [Friedrich Wilhelm Joseph von] Schelling, est devenu le mode de pensée dominant des étudiants, et même des gens instruits. Cela est dû au fait que Kant avait précédemment renversé le dogmatisme théiste et lui avait ouvert la voie, à laquelle l’esprit de l’époque était préparé comme un champ labouré l’est pour la semence.
Au XVIIe siècle, au contraire, la philosophie avait abandonné cette direction et était parvenue d’un côté à [John] LOCKE, à qui [Francis] BACON [de Verulam] et [Thomas] HOBBES avaient ouvert la voie, de l’autre à CHRISTIAN WOLFF, à travers [Gottfried Wilhelm] LEIBNIZ. Ces deux hommes dominèrent alors le XVIIIe siècle, particulièrement en Allemagne, pour autant qu’ils aient été initiés, en dernière analyse, à l’éclectisme syncrétique. Les idées profondes de Malebranche, cependant, donnèrent tout d’abord naissance au système leibnizien de l’harmonie préétablie <harmonia praestabilita>, dont à son époque la grande célébrité et la haute réputation prouvèrent que c’est l’absurde qui triomphe le plus facilement dans le monde. Quoique je ne puisse prétendre avoir une notion claire des monades de Leibniz – qui sont à la fois des points mathématiques, des atomes matériels et des âmes – il me semble qu’une fois établie, semblable assertion peut aider à nous épargner toute hypothèse ultérieure visant à expliquer la relation entre l’idéal et le réel, réglant la question du fait que les deux sont d’emblée pleinement identifiés dans les monades. (Pour cette raison, de nos jours, SCHELLING, comme auteur du système de l’identité, s’en est à nouveau délecté.)
Cependant si le fameux mathématicien philosopheur, polyhistorien et politicien, n’a pas eu le plaisir d’employer les monades en ce sens, il a en fin de compte expressément formulé l’harmonie préétablie. Nous voilà maintenant équipés de deux mondes entièrement différents, chacun incapable d’agir d’une manière quelconque sur l’autre (Principes de la philosophie, §. 84, et Examen du sentiment du père Malebranche, pp. 500 et suivantes des Œuvres de Leibniz publiées par Raspe), chacun étant le double superflu de l’autre, mais les deux étant supposés exister une fois pour toutes, fonctionner de façon exactement parallèle l’un à l’autre, synchronisés l’un avec l’autre à un cheveu près ; car au commencement, l’initiateur des deux a établi entre eux la plus précise des harmonies, grâce à laquelle ils continuent à fonctionner magnifiquement côte à côte. Incidemment, c’est par comparaison avec le théâtre que l’harmonie préétablie peut le mieux être rendue compréhensible : l’influence physique <influxus physicus> n’y existe qu’en apparence puisque cause et effet ne sont reliés qu’au moyen d’une harmonie préétablie par le metteur en scène, par exemple lorsque l’un fait feu et que l’autre tombe a tempo. Aux paragraphes 62 et 63 de sa Théodicée, Leibniz a présenté cette question dans sa monstrueuse absurdité, de la manière la plus grossière et en abrégé. [12] Et pourtant, concernant le dogme dans son ensemble, il n’a pas le mérite de l’originalité puisque Spinoza avait présenté l’harmonie préétablie de façon suffisamment claire dans la seconde partie de son Éthique, c’est-à-dire dans les 6e et 7e propositions, avec leurs corollaires, et ensuite dans la cinquième partie, 1ère proposition, après qu’il ait exprimé à sa manière propre, dans la 5e proposition de la seconde partie, une doctrine très proche de celle de Malebranche, selon laquelle nous voyons tout en Dieu. [13]
Ainsi, dans l’ensemble, Malebranche seul est à l’origine de cette façon de penser, que Spinoza comme Leibniz ont empruntée et modifiée chacun à leur façon. Leibniz aurait pu se dispenser complètement de la chose car il avait laissé de côté le fait simple qui constitue le problème, c’est-à-dire que le monde nous est donné immédiatement comme notre représentation, pour lui substituer le dogme d’un monde corporel et d’un monde spirituel entre lesquels aucun pont n’est possible. Car il entremêle la question de la relation entre les représentations et les choses en soi avec celle de la possibilité des mouvements du corps à travers la volonté, et les résout toutes deux ensemble au moyen de son harmonie préétablie. (Voyez Système nouveau de la Nature[14], dans les Œuvres de Leibniz, édition Erdmann, page 125, et [Jean-Jacques] Brucker, Histoire de la philosophie, tome IV, partie II, p. 425[15]). L’absurdité monstrueuse de son hypothèse fut clairement mise en lumière par certains mêmes de ses contemporains, en particulier par [Pierre] Bayle, qui en fit voir les conséquences. (Voyez aussi dans les Kleinere Philosophische Schriften [Petits écrits philosophiques] de Leibniz traduits par [Caspar Jacob] Huth, 1740, la note de la page 79 où Leibniz est lui-même contraint d’exposer les conséquences révoltantes de son allégation.) Cependant, l’absurdité même de l’hypothèse à laquelle est conduit un esprit pensant montre l’étendue du problème posé devant nous, sa difficulté, sa complexité, et également combien nous sommes peu en mesure de le laisser de côté et de trancher le nœud en l’ignorant simplement, comme certains se sont aventurés à le faire de nos jours.
SPINOZA part à nouveau directement de Descartes. En tant que cartésien, il retient tout d’abord le dualisme de son maître et affirme en conséquence une substance pensante <substantia cogitans> et une substance étendue <substantia extensa>, la première comme sujet de la connaissance, la seconde comme objet de la connaissance. Cependant, plus tard, quand il se tint sur ses propres pieds, il découvrit que les deux ne formaient qu’une seule et même substance vue de façons différentes, et à partir de là conçut la substance étendue comme une autre substance pensante. Cela équivaut à dire en réalité que la distinction entre la pensante et l’étendue, ou entre l’esprit et le corps, est sans fondement, par conséquent inadmissible, et qu’ainsi rien de plus ne saurait être dit à ce sujet. Pourtant il retient tout de même cette distinction en ce qu’il ne se lasse jamais de répéter que les deux ne sont qu’une. En outre, par le biais d’un simple de même <sic etiam>, il affirme : « Un mode de l’étendue et l’idée de ce mode ne sont qu’une seule et même chose [exprimée de deux manières] [16] », par quoi il indique que notre représentation des corps et ces corps eux-mêmes ne sont qu’une seule et même chose. Cependant, sur ce point, le « de même » constitue une transition insuffisante, car bien que la distinction entre l’esprit et le corps, ou entre ce qui se représente et ce qui est étendu, soit sans fondement, il n’en résulte en aucune manière que la distinction entre notre représentation et quelque chose d’objectif existant réellement en dehors d’elle, problème fondamental soulevé par Descartes, est également sans fondement. Même si ce qui représente et ce qui est représenté sont homogènes, demeure cependant la question de savoir si de leur représentation dans ma tête je peux avec certitude en inférer l’existence d’entités en elles-mêmes différentes de moi, c’est-à-dire d’entités indépendantes de ces représentations. La difficulté n’est pas celle que Leibniz a préféré déformer (cf.
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