Théodicée, partie I, §. 59) [17], à savoir qu’entre les supposés âmes ou esprits et le monde corporel, conçus comme deux genres de substances entièrement hétérogènes, absolument aucune action et aucun rapport ne peuvent exister, raison pour laquelle il nie toute influence physique. Car cette difficulté n’est qu’une conséquence de la psychologie rationnelle, et par conséquent ne mérite que d’être écartée comme une fiction, ce que fait Spinoza. Bien plus, subsiste, en tant qu’argument ad hominem adressé aux tenants de la psychologie rationnelle, leur dogme selon lequel Dieu, qui est bien entendu un esprit, créa le monde corporel et continue à le régir ; ainsi un esprit peut agir sur les corps. Au contraire, la difficulté demeure la position cartésienne, à savoir que le monde, qui seul nous est immédiatement donné, n’est qu’idéal – en d’autres termes, un monde consistant en simples représentations dans notre tête ; et cependant nous nous efforçons de juger d’un monde réel, c’est-à-dire d’un monde existant indépendamment de nos représentations. Ainsi, en abolissant la différence entre substance pensante et substance étendue, Spinoza n’a toujours pas réglé le problème, mais il a du moins rendu admissible l’influence physique. Cela ne suffit pourtant pas à résoudre la difficulté, la loi de causalité ayant été démontrée comme étant d’origine subjective. Mais même si, à l’inverse, cette loi provenait de l’expérience externe, elle appartiendrait encore à ce monde en question, qui ne nous est donné qu’idéalement. À partir de là, en aucun cas la loi de causalité ne peut fournir un pont entre l’absolument objectif et le subjectif ; au contraire, elle est simplement le lien entre un phénomène et un autre. (Voyez Le Monde comme Volonté et comme Représentation, volume II, chapitre 12). Mais afin d’expliquer plus complètement l’identité ci-dessus mentionnée entre l’étendue et la représentation, Spinoza apporte quelque chose qui inclut à la fois les vues de Malebranche et celles de Leibniz. Ainsi, en accord avec Malebranche, nous voyons toutes choses en Dieu : « L’être formel des idées a pour cause Dieu, en tant seulement que l’on considère Dieu comme une chose pensante, et non pas en tant que sa nature s’exprime par un autre attribut ; en d’autres termes, les idées des choses particulières n’ont point pour cause efficiente leurs objets, c’est-à-dire, les choses perçues, mais Dieu lui-même en tant qu’il est une chose pensante. [18] » (Éthique, 2e partie, proposition 5) ; et ce dieu est aussi, en même temps, le principe actif et réel en elles, comme il l’est chez Malebranche. Cependant, en dernière analyse, rien n’est expliqué par Spinoza en désignant le monde par le mot Dieu. Mais en même temps, il y a chez lui, comme chez Leibniz, parallélisme exact entre le monde étendu et le monde représenté : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. [19] » (Éthique, 2e partie, proposition 7, et de nombreux passages similaires). Cela, c’est l’harmonie préétablie de Leibniz ; mais ici le monde représenté et le monde existant objectivement ne restent pas complètement séparés – comme avec Leibniz, où ils correspondent l’un à l’autre, réciproquement adéquats par la simple vertu d’une harmonie réglée à l’avance –, ils sont en réalité un seul et même monde. [20] Nous avons d’abord affaire ici à un RÉALISME total et absolu, pour autant que l’existence des choses corresponde exactement à leur représentation en nous, puisque les deux ne font qu’une. Par conséquent, nous connaissons les choses en soi. Elles sont en elles-mêmes étendues, et pour autant qu’elles se présentent comme pensées, elles se manifestent aussi comme étendues c’est-à-dire au sein de notre représentation. (Incidemment, voilà l’origine de l’identité du réel et de l’idéal de Schelling). Ceci étant, tout cela, à proprement parler, n’est basé que sur une simple affirmation. La démonstration est difficile à comprendre à cause de l’ambiguïté du mot Dieu, utilisé en un sens totalement impropre ; il se perd dans l’obscurité et revient finalement à déclarer : « Présentement, je ne peux expliquer cela plus clairement. [21] »
Mais l’obscurité dans la démonstration provient de l’entendement propre du philosophe et de l’étude de ses œuvres. Vauvenargues a dit de façon très pertinente : « La clarté est la bonne foi des philosophes. [22] » (Voyez la Revue des deux Mondes, 15 août 1853, p. 635). Ce qui en musique est « pure phrase ou mouvement », est en philosophie la parfaite clarté, au point qu’elle en constitue la condition sine qua non sans laquelle elle perd toute valeur ; nous devons alors déclarer : « Tout ce que vous me montrez m’est incroyable et repoussant[23] » Alors que dans les affaires mêmes de la vie pratique ordinaire, nous avons à nous garder d’incompréhensions possibles grâce à la clarté, comment osons-nous nous exprimer de façon mal définie, voire inintelligente, à propos des plus difficiles, des plus abstrus et pratiquement des plus impénétrables des sujets : les problèmes de philosophie ? L’obscurité que j’ai critiquée dans la doctrine de Spinoza vient de ce qu’il ne procède pas impartialement à partir de la nature des choses telles qu’il les trouve, mais du cartésianisme, et, en conséquence, de concepts traditionnels tels que Dieu, la substance, la perfection, etc., qu’il s’efforce par des circonvolutions de mettre en harmonie avec sa notion propre de la vérité. Parlant toujours à travers des circonlocutions <per ambages> et presque de façon allégorique, très souvent il n’exprime le meilleur qu’indirectement, particulièrement dans la seconde partie de l’Éthique. D’un autre côté, Spinoza réfute à nouveau tout idéalisme transcendantal indubitable, c’est-à-dire la vérité, quoique générale, exposée par Locke et particulièrement par Kant, concernant la distinction entre le phénomène et la chose en soi, et la reconnaissance que seul le phénomène nous est accessible. Voyez, par exemple, l’Éthique, 2e partie, proposition 16, avec le second corollaire ; le scholie de la proposition 17 ; le scholie de la proposition 18 ; la proposition 19 ; la proposition 23, qui s’étend à la connaissance de soi ; la proposition 25, qui l’exprime clairement ; et finalement, comme en résumé[24], le corollaire de la proposition 29, qui affirme clairement que nous ne connaissons ni nous-mêmes, ni les choses, comme ils sont en eux-mêmes, mais simplement comme ils apparaissent. Le début de la démonstration de la proposition 27 l’exprime de la façon la plus nette. En ce qui concerne la relation entre la doctrine de Spinoza et celle de Descartes, je rappelle ici ce que j’ai dit dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, volume II, chapitre 50.
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