[25]
En partant des concepts de la philosophie cartésienne, Spinoza non seulement génère beaucoup d’obscurité et d’incompréhension dans sa démonstration, mais il se trouve également entraîné à de nombreux et flagrants paradoxes, à d’évidentes faussetés, et bien entendu à des absurdités et des contradictions. Ainsi à beaucoup de ce qui est vrai et admirable dans son enseignement, s’adjoint une mixture extrêmement malvenue de matière positivement indigeste ; le lecteur se retrouve ballotté entre admiration et ennui. Mais du point de vue considéré ici, l’erreur fondamentale de Spinoza vient du point erroné où il situe la ligne d’intersection entre l’idéal et le réel, ou entre le monde subjectif et le monde objectif. Car L’ÉTENDUE n’est en aucune façon le contraire de la REPRÉSENTATION ; elle se trouve entièrement dans les limites de la représentation. Nous nous représentons les choses comme étendues, et en tant qu’elles sont étendues, elles sont notre représentation. Mais la question, le problème d’origine, c’est de savoir si indépendamment de notre représentation quoi que ce soit est étendu, ou, bien entendu, si quoi que ce soit même existe. Ce problème a été résolu plus tard par Kant, dans une certaine mesure avec une pertinence indéniable, par son affirmation selon laquelle l’étendue, ou la spatialisation, réside simplement et uniquement dans la représentation, à laquelle elle est liée de façon proche, en est dépendante, puisque la totalité de l’espace n’est que la pure forme de la représentation ; par suite, rien d’étendu ne peut exister et très certainement rien n’existe même indépendamment de notre représentation. Ainsi la ligne d’intersection de Spinoza a été entièrement tracée du côté idéal : il s’est borné au monde représenté. Caractérisé par sa forme étendue, ce monde est par conséquent considéré par lui comme le monde réel, et donc comme existant indépendamment de sa représentation dans nos têtes ; en d’autres termes : comme existant en lui-même. Il a ensuite bien entendu raison de dire que ce qui est étendu et ce qui est représenté, en d’autres termes : notre représentation des corps et ces corps eux-mêmes, sont une seule et même chose ([Éthique], II, scholie de la proposition 7). [26] Car, naturellement, ce n’est qu’en tant que représentées que les choses sont étendues, et c’est seulement en tant qu’étendues qu’elles sont susceptibles de représentation : le monde comme représentation et le monde dans l’espace sont une seule et même chose <una eademque res> ; cela, nous pouvons entièrement l’admettre. Cela dit, si l’étendue était une qualité des choses en soi, alors notre perception intuitive constituerait une connaissance des choses en soi. C’est ce qu’il affirme ; en cela consiste son réalisme. Mais comme il ne fonde pas son réalisme et ne prouve pas que, correspondant à notre perception intuitive d’un monde spatial, il existe un monde spatial indépendant de cette perception, le problème fondamental reste non résolu. Cela est simplement dû au fait que sa ligne d’intersection n’est pas tracée correctement entre le réel et l’idéal, entre l’objectif et le subjectif, entre la chose en soi et le phénomène.
En effet, comme je l’ai dit, il établit l’intersection au milieu du côté idéal, subjectif, phénoménal, du monde, et par conséquent à travers le monde comme représentation. Il partage ce monde entre l’étendue, ou le spatial, et notre représentation de l’étendue, puis s’efforce ensuite avec grande difficulté de nous montrer que les deux sont identiques, comme ils le sont en réalité. Simplement parce que Spinoza reste entièrement du côté idéal du monde, pensant trouver le réel dans ce qui est étendu et appartient au monde, et comme en conséquence le monde de la perception intuitive est la seule réalité extérieure à nous, celle qui seule connaît <cogitans> notre réalité intérieure, il déplace ainsi le seul vrai réel, c’est-à-dire la volonté, dans l’idéal puisqu’il la représente comme étant un simple mode de la pensée <modus cogitandi>.
En fait, il l’identifie avec le jugement. Voyez l’Éthique, II, les démonstrations des propositions 48 et 49, où il dit : « Par volonté j’entends la faculté d’affirmer ou de nier. [27] » Et plus loin : « Supposons donc une certaine volition particulière, par exemple ce mode de la pensée par lequel l’esprit affirme que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits[28] » ; après quoi le corollaire suit : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose. [29] » En général, Spinoza a le grand défaut de sciemment mal employer certains mots pour exprimer des concepts qui dans le monde entier sont exprimés par d’autres mots, et d’un autre côté de les priver du sens qu’ils ont partout ailleurs. Ainsi il appelle « Dieu » ce qui est partout appelé « le monde[30] » ; la « justice » ce qui est partout appelé le « pouvoir » ; et la « volonté » ce qui est partout appelé « jugement ». Ici nous sommes pleinement habilités à nous rappeler le chef des Cosaques dans Graf Benjowsky, la pièce d’[Auguste von] Kotzebue. [31]
Bien que venant plus tard et pourvu de la connaissance de Locke, [George] BERKELEY va plus loin de façon cohérente sur le chemin des cartésiens et devient ainsi l’initiateur du véritable IDÉALISME, à savoir que ce qui est étendu et remplit l’espace, et par conséquent le monde de la perception intuitive en général, ne peut en tant que tel avoir absolument d’existence que dans notre REPRÉSENTATION, qu’il est absurde et même contradictoire de lui attribuer une existence en dehors de toute représentation et indépendamment du sujet connaissant, et par conséquent d’affirmer même l’existence d’une matière existant par elle-même. [32] Ceci constitue une vue très vraie et très profonde, mais l’ensemble de sa philosophie ne consiste qu’en cela. Il a découvert l’idéal, il l’a clairement isolé, mais il n’a pas su comment découvrir le réel, au sujet duquel il ne s’est pas beaucoup inquiété et ne s’est exprimé qu’occasionnellement, par fragments et incomplètement. Avec lui la volonté et l’omnipotence de Dieu sont la cause directe de tous les phénomènes du monde de la perception intuitive, c’est-à-dire de toutes nos représentations. L’existence réelle n’appartient qu’aux êtres connaissant et voulant, tels que nous-mêmes, et qui par conséquent constituent avec Dieu le réel. Ils sont des esprits, c’est-à-dire uniquement des êtres connaissant et voulant, car vouloir et connaître sont considérés par lui comme absolument inséparables. En commun avec ses prédécesseurs, il considère Dieu comme mieux connu que le monde réel devant nous, dont en outre il regarde la réduction à Dieu comme une explication.
De manière générale sa position cléricale, et même épiscopale, l’a étriqué, entravé, le réduisant à un cercle étroit d’idées qu’il ne pouvait outrager. Il lui était impossible d’aller plus loin, le vrai et le faux durent apprendre à être compatibles du mieux possible dans sa tête.
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