Ces remarques peuvent être élargies à tous ces philosophes, à l’exception de Spinoza. Ils sont tous corrompus par ce théisme juif indifférent à toute enquête, mort à toute recherche, pareil à une idée fixe, se rencontrant à chaque pas sur le chemin de la vérité ; si bien que le dommage que ce théisme cause dans la sphère théorique se révèle n’être que la contrepartie de celui causé dans la pratique pendant un millier d’années, je veux dire en guerres de religion, en Inquisitions et en conversions de nations à la pointe de l’épée.
L’affinité la plus proche entre Malebranche, Spinoza et Berkeley ne peut pas ne pas être reconnue : nous les voyons tous partir de Descartes, en ce qu’ils retiennent et essaient de résoudre le problème fondamental qu’il a soulevé sous la forme d’un doute concernant l’existence du monde extérieur. Car ils se préoccupent d’enquêter sur la séparation et la connexion entre le monde subjectif donné seulement dans notre représentation, et le monde objectif existant par lui-même. Ce problème, comme je l’ai dit, représente l’axe autour duquel tourne toute la philosophie moderne.
LOCKE, probablement sous l’influence de Hobbes et de Bacon, diffère pourtant de ces philosophes en ce qu’il s’attache d’aussi près que possible à l’expérience et au bon sens[33], évitant autant que possible les hypothèses supra physiques. Pour lui, le RÉEL est la MATIÈRE, et sans se préoccuper des scrupules de Leibniz concernant l’impossibilité d’une relation causale entre la substance pensante immatérielle et la substance matérielle étendue, il affirme d’emblée une influence physique entre la matière et le sujet connaissant. Ici cependant, à travers une réflexion d’une honnêteté rare, il va jusqu’à confesser qu’il est possible que ce qui connaît et qui pense, soit aussi matière. (Essai concernant l’entendement humain, livre IV, chapitre 3, §. 6). [34] Plus tard, cela lui vaudra les louanges répétées de Voltaire ; d’un autre côté, à son époque cela l’exposa aux attaques malveillantes d’un prêtre anglican rusé, l’évêque de Worcester. [35] Cela étant, avec lui le RÉEL, c’est-à-dire la matière, génère dans le sujet connaissant des représentations, ou L’IDÉAL, à travers une « impulsion », c’est-à-dire à travers une poussée ou une pression (Ibid., livre I, chapitre 8, §. 11). [36] Nous avons donc affaire ici à un réalisme intégral massif, qui par son caractère exorbitant appelle la contradiction en donnant naissance à l’idéalisme de Berkeley. Le point particulier à l’origine de cela réside peut-être dans ce que dit Locke, avec un surprenant manque de réflexion, à la fin du §. 2 du chapitre 21 du second livre. Entre autres choses, il déclare : « La solidité, l’étendue, [et sa limite], l’aspect, ainsi que le mouvement et le repos, [dont nous possédons les idées], seraient tels qu’ils sont en réalité dans le monde, qu’il y ait ou pas un quelconque être sensible pour les percevoir : [et dès lors nous avons raison de les considérer comme les modifications réelles de la matière et en tant que telles comme les causes excitatrices de toutes nos sensations variées des corps]. [37] »
Dès que l’on y réfléchit, on est contraint de reconnaître que c’est faux ; l’idéalisme berkeleyien se maintient et reste indéniable. Pourtant Locke lui-même ne néglige pas le problème fondamental, celui de l’abîme entre les représentations qui sont en nous et les choses existant indépendamment de nous, donc la distinction entre l’idéal et le réel. Mais de façon générale il règle ce problème avec des arguments d’un bon sens solide mais grossier, en faisant référence à la pertinence de notre connaissance en matière pratique (ibid., livre IV, chapitre 4[38] et 9) [39], ce qui dans ce cas n’a évidemment rien à voir et ne fait que démontrer combien l’empirisme reste inadéquat en ce qui concerne ce problème. Cela étant dit, c’est seulement son réalisme qui l’amène à restreindre ce qui dans notre connaissance correspond au réel, et à distinguer les qualités inhérentes aux choses TELLES QU’ELLES SONT ELLES-MÊMES, de celles qui sont liées à notre CONNAISSANCE de ces choses, et par conséquent à L’IDÉAL. Conformément à cela, il appelle SECONDAIRES ces dernières, et PRIMAIRES les premières. C’est là l’origine de la distinction entre chose en soi et phénomène, qui devient ensuite si importante dans la philosophie kantienne. Ici réside le véritable point de contact génétique entre l’enseignement de Kant et la philosophie antérieure, c’est-à-dire celle de Locke. Kant a été provoqué et plus immédiatement occasionné par les objections sceptiques de [David] Hume au discours de Locke ; par ailleurs il n’entretient qu’une relation polémique avec la philosophie de Leibniz et de Wolff. Cela dit, ces qualités PREMIÈRES réputées être exclusivement des déterminations des choses en soi, et donc leur appartenir en dehors et indépendamment même de notre représentation, se révèlent simplement comme NE POUVANT ÊTRE ÉCARTÉES PAR LA PENSÉE : l’étendue, l’impénétrabilité, la forme, le mouvement ou le repos, et la quantité. Toutes les autres qualités sont reconnues comme SECONDAIRES, c’est-à-dire comme des effets de l’action de ces qualités premières sur nos organes des sens, par conséquent de simples sensations. Ces qualités sont la couleur, le son, le goût, l’odeur, la mollesse, la douceur, la dureté, etc. Elles n’entretiennent donc pas la moindre ressemblance avec les qualités qui dans les CHOSES EN SOI les suscitent, mais sont réductibles à ces qualités premières qui les causent, seules à être purement objectives et existant réellement dans les choses (Ibid., livre I, chapitre 8, §. 7 et suivants). [40] Nos représentations de ces qualités premières sont cependant de fidèles copies reproduisant exactement les qualités présentes dans les choses en soi (loc. cit., §.
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