15. [41] Je souhaite bonne chance au lecteur, qui réalise ici combien le réalisme devient ridicule).
Nous voyons donc Locke éliminer de la nature des choses en soi, dont nous recevons les représentations, ce qui représente leur action sur les nerfs de nos ORGANES DES SENS, observation naturelle, compréhensible et indiscutable. Mais sur ce chemin Kant accomplira plus tard un plus grand pas en éliminant aussi ce qui représente leur action sur notre cerveau (cette masse de nerfs incomparablement plus grande). Dès lors toutes ces qualités ostensiblement premières déchoient en qualités secondaires, et les supposées choses en soi en simples phénomènes. La vraie chose en soi, désormais démunie même de ces qualités [dites premières], demeure quantité inconnue, un simple X. Cette question exigeait bien entendu une difficile et profonde analyse que l’on mit longtemps à défendre contre les attaques dues à l’incompréhension et au manque d’entendement.
Locke ne déduit rien des qualités premières des choses, ni ne fonde pourquoi seules celles-là sont purement objectives et aucune des autres, sauf à dire qu’elles sont indéracinables. Si nous cherchons par nous-mêmes pourquoi il déclare comme NON objectivement présentes les qualités des choses agissant immédiatement sur la sensation, qui en conséquence proviennent directement de l’extérieur, tandis qu’il concède une existence objective aux qualités qui (comme nous l’avons depuis reconnu) naissent des fonctions spéciales propres à notre intellect, la raison en est que la conscience percevant objectivement (la conscience d’autres choses) exige une organisation complexe, et c’est comme fonction de cette organisation que cette existence objective apparaît. En conséquence, ses caractéristiques les plus essentielles et fondamentales sont déjà fixées intérieurement. Ainsi donc, la forme universelle, à savoir le mode de la perception intuitive, duquel seul peut résulter l’a priori connaissable, se présente lui-même comme la fabrique de base du monde intuitivement perçu, et par conséquent apparaît comme le facteur absolument nécessaire, qui sans aucune exception ne peut être écarté, si bien que, présent antérieurement, ce mode s’établit fermement comme condition de toutes les autres choses et de leur multiple variété. Nous le savons antérieur à tout temps et tout espace, et tout ce qui procède de lui n’est possible qu’à travers lui. En eux-mêmes le temps et l’espace sont vides. Si quelque chose y apparaît, il doit y apparaître comme MATIÈRE, en d’autres termes comme quelque chose d’AGISSANT, et par conséquent comme causalité. Car la matière existe à travers, et à travers la pure causalité. [42] Son être réside dans son agir, et vice versa, il est simplement la forme objectivement appréhendée de la compréhension de la causalité elle-même. (La quadruple racine du principe de raison suffisante, §. 21[43] ; et aussi Le Monde comme Volonté et comme Représentation, vol. I, §. 4[44], et vol. II, chapitre 4). [45] Il s’ensuit que les qualités premières de Locke sont simplement comme ne pouvant être écartées par la pensée ; cela indique suffisamment clairement leur origine subjective, puisqu’elles résultent directement de la nature, de la constitution de l’appareil perceptif lui-même. Par conséquent Locke considère comme absolument objectif ce qui justement, étant une fonction du cerveau, est beaucoup plus subjectif que la sensation, qui est directement suscitée depuis l’extérieur, ou du moins plus pleinement déterminée par l’extérieur. Cependant il est bon de voir comment à travers toutes ces conceptions et ces explications différentes, le problème soulevé par Descartes de la relation entre l’idéal et le réel est devenu plus développé, plus clarifié, donc que la vérité a avancé. Ceci, bien entendu, est dû aux circonstances favorables de l’époque, ou plus exactement à la Nature qui au cours d’un bref intervalle de deux siècles donna naissance à une demi-douzaine d’esprits pensants. Plus encore, tel un cadeau du destin, il leur fut permis, au sein d’un monde à l’esprit vulgaire, abandonné tel un esclave au profit et aux plaisirs, de suivre leur éminente et exaltante vocation, indifférents aux aboiements des prêtres, aux âneries ou activités délibérées des professeurs de philosophie qui leur étaient contemporains.
Cela étant, Locke ne permettant, conformément à son strict empirisme, de connaître la relation de causalité, qu’à travers l’expérience, Hume ne discuta pas cette affirmation erronée, ce qui était pourtant la chose correcte à faire. Au contraire, il dépassa immédiatement ce point [philosophique] de la réalité de la relation causale elle-même, et cela suite à la remarque, correcte en elle-même, que par la sensation et directement, l’expérience ne peut jamais donner plus qu’une simple succession de choses, non un enchaînement, un effet au sens réel, soit, en d’autres termes : une connexion nécessaire. Nous savons tous comment à ce propos cette objection sceptique de HUME donna naissance aux réflexions incomparablement plus profondes de KANT, qui le conduisirent au résultat selon lequel la causalité, et bien sûr le temps et l’espace, nous sont connus a priori, c’est-à-dire existent préalablement à toute expérience, et donc appartiennent à la part SUBJECTIVE de la connaissance. Par suite, toutes ces qualités premières définies par Locke, c’est-à-dire ces qualités absolues, ne peuvent appartenir en propre aux choses en soi mais sont inhérentes à notre manière de les connaître, ces qualités étant constituées des pures déterminations du temps, de l’espace et de la causalité, et en conséquence devant être reconnues comme n’appartenant pas au réel mais à l’idéal.
Il s’ensuit, en fin de compte, que nous ne connaissons en aucune façon les choses comme elles sont EN ELLES-MÊMES, mais simplement et seulement par leur APPARENCE PHÉNOMÉNALE. Ainsi le réel, la chose en soi, reste comme quelque chose de totalement inconnu, une simple X, et le monde de la perception intuitive rejoint l’idéal sous forme d’une simple représentation, un phénomène, auquel un réel, une chose en soi, doit cependant correspondre en quelque façon.
À partir de ce point, j’ai finalement accompli un pas que je crois le dernier, ayant résolu le problème autour duquel ont tourné tous les philosophes depuis Descartes. J’ai réduit tout être et toute connaissance aux deux éléments de notre conscience de soi, et par suite à quelque chose au-delà de quoi il ne saurait plus exister aucun principe d’explication ; car c’est là ce qui est le plus immédiat, et donc ultime. J’ai rappelé, suite aux analyses de tous mes prédécesseurs discutées ici, que le réel absolu ou la chose en soi ne peut jamais nous être donné directement au cours de la simple REPRÉSENTATION, parce qu’il est inévitablement dans la nature de cette représentation de ne toujours livrer que le seul idéal.
D’un autre côté, puisque nous sommes nous-mêmes indiscutablement réels, il doit être possible en quelque façon de tirer une connaissance du réel à partir de l’intérieur de notre propre nature.
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