En fait ce réel apparaît de manière immédiate à la conscience, comme VOLONTÉ. Par suite, avec moi la ligne d’intersection entre le réel et l’idéal tombe de façon telle, que le monde de la perception intuitive dans sa totalité – se présentant objectivement, incluant le corps de chacun aussi bien que l’espace, le temps et la causalité, ainsi que l’étendue de Spinoza et la matière de Locke – appartient à L’IDÉAL en tant que REPRÉSENTATION. Dès lors, seule la VOLONTÉ demeure comme étant le RÉEL, alors que tous mes prédécesseurs, sans pensée ni réflexion, l’ont classée dans l’idéal, comme simple résultat de la représentation et de la pensée ; en fait Descartes et Spinoza l’ont même identifiée au jugement. [46] Ainsi, avec moi L’ÉTHIQUE est directement liée à la métaphysique de façon incomparablement plus proche qu’elle ne l’est dans aucun autre système, et la signification morale du monde et de l’existence est plus fermement établie que jamais. VOLONTÉ et REPRÉSENTATION sont seules radicalement différentes l’une de l’autre, au point qu’elles constituent la contradiction ultime et fondamentale au sein de toutes les choses du monde, et ne laissent subsister rien d’autre. La chose représentée et sa représentation sont la même chose, mais uniquement la chose REPRÉSENTÉE, non la chose EN SOI. Cette dernière est toujours VOLONTÉ, quelque soit la forme sous laquelle elle apparaît dans la représentation.

 

Annexe

 

Les lecteurs familiers avec ce qui a passé pour de la philosophie au cours de ce siècle en Allemagne, se demanderont peut-être pourquoi dans l’intervalle entre Kant et moi ils ne voient mentionnés ni l’idéalisme de [Johann Gottlieb] Fichte, ni le système de l’identité absolue du réel et de l’idéal, alors qu’ils pourraient sembler relever de notre sujet. Je n’ai pas été en mesure de les inclure parce qu’à mon point de vue, Fichte, Schelling et [Georg Wilhelm Friedrich] Hegel ne sont pas des philosophes, manquant de l’exigence primordiale pour un philosophe : le sérieux et l’honnêteté des recherches. Ce sont de simples sophistes qui veulent briller, non être, qui ne recherchent pas la vérité mais leur intérêt personnel, leur avancement dans le monde. Subsides des gouvernements, salaires et royalties des étudiants, des éditeurs, et afin de les obtenir, le sensationnel et le spectacle les plus grands possibles à travers leur simulacre de philosophie – telles sont les étoiles qui guident ces disciples de la sagesse, tels sont les génies qui les inspirent. Ils n’ont donc pas réussi leur examen d’entrée. Ils ne sauraient être admis au sein de la société respectable des penseurs de l’espèce humaine.

Ils ont néanmoins excellé en une chose : l’art de tromper le public et de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas ; cela demande indubitablement du talent, même s’il n’est pas philosophique. D’un autre côté, qu’ils aient été incapables de parvenir à quoi que ce soit de substantiel en philosophie est en fin de compte dû au fait que LEUR INTELLECT NE S’EST PAS LIBÉRÉ : il est resté au service de leur VOLONTÉ ; car il est vrai que l’intellect peut accomplir une quantité extraordinaire de choses au service de la volonté et de ses objectifs, et au contraire ne rien faire pour la philosophie, et pas davantage pour l’art. Car ces deux dernières activités supposent comme condition première que l’intellect agit spontanément, de son propre chef, que durant le temps de son activité il cesse de se soumettre à la volonté, c’est-à-dire d’avoir en vue ses objectifs personnels propres. Or quand l’intellect est actif de son propre chef, par nature il ne connaît d’autre objectif que la vérité. Par conséquent, pour être philosophe, c’est-à-dire amoureux de la sagesse (car la sagesse n’est rien d’autre que la vérité), il ne suffit pas à un homme de n’aimer la vérité qu’autant qu’elle est compatible avec son intérêt personnel, avec la volonté de ses supérieurs, avec les dogmes de l’Église ou les préjugés, les goûts de ses contemporains : aussi longtemps qu’il se contente de cette position, il n’est qu’AMI DE SON PROPRE EGO <φίλαυτος>, non celui de la SAGESSE <φίλόσοφος>, titre qui est un honneur, bien et pertinemment conçu en ce qu’il énonce précisément que l’on doit aimer la vérité sérieusement, de tout son cœur, donc inconditionnellement, sans réserves, par-dessus tout, et s’il le faut, en dépit de tout. La raison en est, comme dit précédemment, qu’alors l’intellect est devenu libre, et que dans cet état il ne connaît ou ne comprend d’autre intérêt que celui de la vérité. La conséquence, c’est qu’alors il conçoit une haine implacable à l’encontre de toute fausseté, de toute tromperie, sous quelque habit qu’elle se présente. Evidemment, de cette manière nous ne réussirons pas très bien dans le monde ; mais nous réussirons en philosophie. D’autre part, la philosophie se trouve sous de bien mauvais auspices si, nous mettant ostensiblement à la recherche de la vérité, nous commençons par dire au revoir à toute droiture, à toute honnêteté, à toute sincérité, si nous n’avons que l’intention de nous faire passer pour ce que nous ne sommes pas et faisons alors montre, comme ces trois sophistes, d’un faux pathos, d’un sérieux affecté, hautain, d’un air d’infinie supériorité, de façon à en imposer, désespérant de pouvoir convaincre. Alors on écrit sans soin parce qu’on ne pense qu’au moment d’écrire et que jusqu’au moment d’écrire on s’est épargné de penser. On tente de faire passer des sophismes avérés pour des preuves, un verbiage creux et absurde pour des idées profondes. On fait référence à « l’intuition intellectuelle », à « la pensée absolue », au « mouvement autonome des concepts » ; on met expressément en question le point de vue de la « réflexion », c’est-à-dire de la délibération rationnelle, de la considération impartiale, de la présentation honnête, en d’autres termes : l’usage général, convenable et normal de la raison. On exprime un mépris total à l’égard de la « philosophie de la réflexion », nom par lequel on désigne tout mode de pensée qui déduit des conséquences à partir de fondements, comme l’ont fait tous les philosophes précédents. Si l’on a suffisamment d’audace et que l’on est encouragé par le pitoyable esprit du temps, on pérore donc de la façon suivante : « Il n’est pas difficile de voir que la manière d’énoncer une proposition, de lui ajouter des fondements ou des raisons, et, de même, de réfuter son opposé à travers des fondements et des raisons, n’est pas la forme sous laquelle la vérité peut apparaître. La vérité est le mouvement de soi en soi » ; et ainsi de suite. (Hegel, préface à la Phénoménologie de l’Esprit, p. LVIII, dans les Œuvres complètes, p. 36). [47] Je ne crois pas qu’il soit difficile de voir que celui qui avance une chose de ce genre est un charlatan impudent qui veut rouler les niais, et qui réalise qu’il les a trouvés chez les Allemands du XIXe siècle.

Par conséquent, si lorsque nous nous pressons vers le temple de la vérité, nous abandonnons les rênes à notre intérêt personnel, qui de son côté lorgne vers des guides très différents – tels que les goûts et les faiblesses de nos contemporains, la religion établie et, en particulier, les conseils et les suggestions de ceux qui sont à la tête des affaires – comment pourrons-nous atteindre le haut rocher nu et prééminent où est établi ce temple ! On s’attache alors, grâce aux liens solides de l’intérêt, une poignée de disciples plein d’espérance, c’est-à-dire pleins de l’espoir d’une protection, de postes, qui forment apparemment une secte, et en réalité une faction.