Grâce à leurs voix unies de stentor, on est proclamé aux quatre vents comme un sage sans pareil : l’intérêt de la personne est satisfait, celui de la vérité est trahi.

Tout cela explique l’impression pénible qui nous saisit quand après avoir étudié les penseurs authentiquement géniaux présentés plus haut, nous en arrivons aux écrits de Fichte et de Schelling, ou même au gribouillis absurde et prétentieux de Hegel, produit d’une confiance illimitée, par ailleurs justifiée, dans la niaiserie allemande. [48] Chez les penseurs authentiques on découvre toujours une recherche HONNÊTE de la vérité, un effort tout aussi HONNÊTE pour communiquer leurs idées aux autres. Ainsi quiconque lit Kant, Locke, Hume, Malebranche, Spinoza et Descartes, se sent élevé, agréablement impressionné, produit de la communion avec un esprit noble qui possède et fait naître des idées, qui pense, qui fait penser. Le contraire se produit lorsque nous lisons les trois sophistes susmentionnés. Un lecteur impartial qui ouvre un de leurs livres et se demande si c’est là le ton d’un penseur voulant instruire ou celui d’un charlatan voulant impressionner, ne peut pas douter cinq minutes, tellement tout ici respire la MALHONNÊTETÉ. Le ton de calme recherche, caractéristique de la philosophie précédente, fait place à celui de la certitude inébranlable, spécifique à la charlatanerie en tous genres et de toutes les époques. En outre, cette certitude prétend reposer sur une intuition intellectuelle immédiate ou une pensée absolue, en d’autres termes : indépendante du sujet pensant, et par suite de toute faillibilité. À chaque page, à chaque ligne, c’est la tentative de séduire et de tromper le lecteur qui parle, d’abord en produisant un effet visant à l’égarer, puis à travers des phrases incompréhensibles, voire des propos purement absurdes, à l’étonner, à le stupéfier, et enfin, par l’audace des affirmations, à le rendre perplexe ; en bref : à lui jeter de la poudre aux yeux, à le mystifier le plus possible. L’impression que fait, dans le domaine théorique, la transition en question [entre les philosophes authentiques et les sophistes susmentionnés], peut être comparée à celle que produit dans le domaine pratique, le fait de se retrouver en la compagnie d’une bande d’escrocs après celle de gens d’honneur. Par comparaison avec eux, quel homme estimable que CHRISTIAN WOLFF, tellement dénigré et ridiculisé précisément par ces trois sophistes ! Il avait des idées réelles et il les a exposées ; eux, au contraire, n’ont que des constructions de mots, des phrases, dont le seul but est de tromper. Le caractère distinctif de la philosophie de l’école dite postkantienne prise dans son ensemble, est la MALHONNÊTETÉ. Ses constituants sont le brouillard, la fumée, ses objectifs sont les intérêts personnels. Ses défenseurs sont intéressés à PARAÎTRE, non à ÊTRE : par suite, ce sont des sophistes, pas des philosophes. Ainsi que l’oubli, le ridicule de la postérité les attend, qui s’étendra aussi à leurs admirateurs. Incidemment, le ton chamailleur et injurieux répandu partout dans les écrits de Schelling comme un accompagnement obligé, est lié à la tendance des personnes mentionnées ci-dessus. Si tel n’avait pas été le cas, si Schelling s’était mis au travail avec honnêteté au lieu du bluff et de l’hypocrisie, du moins il aurait pu, étant le plus doué des trois, occuper en philosophie la position subalterne d’un éclectique, utile pour un temps. L’amalgame qu’il a opéré à partir des doctrines de Plotin, Spinoza, Jacob Bœhme, Kant et les sciences naturelles des temps modernes, pourrait dans une certaine mesure remplir le grand fossé produit par les résultats négatifs de la philosophie kantienne, jusqu’à ce qu’une nouvelle philosophie survînt et satisfasse aux demandes de cette dernière. Il a en particulier revivifié le panthéisme abstrait de Spinoza par l’utilisation des sciences naturelles de notre siècle. Sans aucune connaissance de la Nature, Spinoza avait philosophé au hasard à partir de concepts abstraits, avait bâti la structure de son système sans convenablement connaître les choses elles-mêmes. Avoir habillé de chair et de sang ce squelette nu et lui avoir autant que possible insufflé vie et mouvement en appliquant, parfois faussement, les sciences naturelles développées entre-temps, tel est l’indéniable mérite de Schelling dans sa Naturphilosophie, le meilleur de ses nombreux essais et de ses nouveaux écrits.

Exactement comme des enfants qui jouent avec des armes, objets destinés à des objectifs sérieux, ou avec d’autres instruments appartenant aux adultes, les trois sophistes dont nous parlons ont abordé le sujet discuté ici : ils ont produit un contrepied comique à deux siècles de pénibles recherches de la part de philosophes ayant ruminé. Après que Kant ait plus que jamais mis en relief le grand problème de la relation entre ce qui existe en soi et nos représentations, et ait ainsi grandement approché de sa solution, FICHTE arrive ensuite pour dire qu’il n’y a rien de plus derrière les représentations, qu’elles sont de simples productions du sujet connaissant, de l’ego. Alors que de cette façon il tente d’évacuer Kant, il ne parvient qu’à une pauvre caricature de son système puisqu’en appliquant constamment la méthode tant vantée de ces trois pseudo-philosophes, il abolit entièrement le réel, ne laissant subsister que l’idéal. Puis arrive Schelling qui déclare à travers son système de l’identité absolue du réel et de l’idéal, que cette différence est négligeable, affirmant que l’idéal est aussi le réel, que les deux sont identiques. Il tente de cette manière de rendre confus ce qui a été si laborieusement distingué à travers un lent et progressif processus de réflexion, et de tout mélanger (Schelling, Vom Verhältniss des Naturphilosophie sur Fichte’schen, pp. 14-21). La distinction de l’idéal et du réel y est effrontément niée par imitation des idées de Spinoza critiquées plus haut. En même temps, même les monades de Leibniz – monstrueuse identification de deux absurdités, à savoir celle des atomes et celle de l’indivisibilité originelle et essentielle des individus connaissants appelés âmes – sont exhumées, solennellement célébrées en apothéose et mises à contribution (Schelling, Ideen zur Naturphilosophie, 2e édition, pages 38 et 82).

La philosophie de la Nature de Schelling est appelée PHILOSOPHIE DE L’IDENTITÉ parce que, sur les pas de Spinoza, il abolit trois distinctions que ce dernier avait aussi abolies : celles entre Dieu et le monde, entre le corps et l’âme, et finalement celle entre le réel et l’idéal dans le monde perçu intuitivement. Comme nous l’avons vu lorsque nous avons abordé Spinoza, cette dernière distinction ne dépend cependant en aucune façon des deux autres. Au contraire, plus elle est mise en valeur, plus les deux autres sont rendues douteuses, étant basées sur des preuves dogmatiques (balayées par Kant), alors qu’elle est elle-même basée sur le simple acte de la réflexion. La métaphysique est ainsi identifiée aux sciences physiques par Schelling, et par suite le titre prétentieux L’Âme du monde est attribué à une simple diatribe physico-chimique.