Nous avons peine à imaginer aujourd’hui qu’elle a perdu ses bois de châtaigniers, ses bosquets de noisetiers et de vignes, la fertilité qui en faisait au temps de Lemoine un séjour enchanteur. Un Anglais qui vivait à cette époque, John Ruskin, que nous ne lisons malheureusement que dans la traduction d’une platitude pitoyable que Marcel Proust nous en a laissée, vante la grâce de ses peupliers, la fraîcheur glacée de ses sources. Le voyageur sortant à peine des solitudes de la Beauce et de la Sologne, toujours désolées par un implacable soleil, pouvait croire vraiment, quand il voyait étinceler à travers les feuillages leurs eaux transparentes, que quelque génie, touchant le sol de sa baguette magique, en faisait ruisseler à profusion le diamant. Lemoine, probablement, ne voulut jamais dire autre chose. Il semble qu’il ait voulu, non sans finesse, user de tous les délais de la loi française, qui permettaient aisément de prolonger l’instruction jusqu’à la mi-avril, où ce pays est particulièrement délicieux. Aux haies, le lilas, le rosier sauvage, l’épine blanche et rose sont en fleurs et tendent au long de tous les chemins une broderie d’une fraîcheur de tons incomparable, où les diverses espèces d’oiseaux de ce pays viennent mêler leurs chants. Le loriot, la mésange, le rossignol à tête bleue, quelquefois le bengali, se répondent de branche en branche. Les collines, revêtues au loin des fleurs roses des arbres fruitiers, se déploient sur le bleu du ciel avec des courbes d’une délicatesse ravissante. Aux bords des rivières qui sont restées le grand charme de cette région, mais où les scieries entretiennent aujourd’hui à toute heure un bruit insupportable, le silence ne devait être troublé que par le brusque plongeon d’une de ces petites truites dont la chair assez insipide pourtant est pour le paysan picard le plus exquis des régals. Nul doute qu’en quittant la fournaise du Palais de justice, experts et juges n’eussent subi comme les autres l’éternel mirage de ces belles eaux que le soleil à midi vient vraiment diamanter. S’allonger au bord de la rivière, saluer de ses rires une barque dont le sillage raye la soie changeante des eaux, distraire quelques bribes azurées de ce gorgerin de saphir qu’est le col du paon, en poursuivre gaiement de jeunes blanchisseuses jusqu’à leur lavoir en chantant un refrain populaire(3), tremper dans la mousse du savon un pipeau taillé dans le chaume à la façon de la flûte de Pan, y regarder perler des bulles qui unissent les délicieuses couleurs de l’écharpe d’iris et appeler cela enfiler des perles, former parfois des chœurs en se tenant par la main, écouter chanter le rossignol, voir se lever l’étoile du berger, tels étaient sans doute les plaisirs auxquels Lemoine comptait convier les honorables MM. Le Poittevin, Bordas et consorts, plaisirs d’une race vraiment idéaliste, où tout finit par des chansons, où dès la fin du dix-neuvième siècle la légère ivresse du vin de Champagne paraît trop grossière encore, où l’on ne demande plus la gaieté qu’à la vapeur qui, de profondeurs parfois incalculables, monte à la surface d’une source faiblement minéralisée.
Le nom de Lemoine ne doit pas, d’ailleurs, nous donner l’idée d’une de ces sévères obédiences ecclésiastiques qui l’eussent rendu lui-même peu accessible à ces impressions d’une poésie enchanteresse. Ce n’était probablement qu’un surnom, comme on en portait souvent alors, peut-être un simple sobriquet que les manières réservées du jeune savant, sa vie peu adonnée aux dissipations mondaines, avaient tout naturellement amené sur les lèvres des personnes frivoles. Au reste il ne semble pas que nous devions attacher beaucoup d’importance à ces surnoms, dont plusieurs paraissent avoir été choisis au hasard, probablement pour distinguer deux personnes qui sans cela eussent risqué d’être confondues. La plus légère nuance, une distinction parfois tout à fait oiseuse, conviennent alors parfaitement au but que l’on se propose. La simple épithète d’aîné, de cadet, ajoutée à un même nom, semblait suffisante. Il est souvent question dans les documents de cette époque d’un certain Coquelin aîné qui paraît avoir été une sorte de personnage proconsulaire, peut-être un riche administrateur à la manière de Crassus ou de Murena. Sans qu’aucun texte certain permette d’affirmer qu’il eût servi en personne, il occupait un rang distingué dans l’ordre de la Légion d’honneur, créé expressément par Napoléon pour récompenser le mérite militaire. Ce surnom d’aîné lui avait peut-être été donné pour le distinguer d’un autre Coquelin, comédien de mérite, appelé Coquelin cadet, sans qu’on puisse savoir s’il existait entre eux une différence d’âge bien réelle. Il semble qu’on ait voulu seulement marquer par là la distance qui existait encore à cette époque entre l’acteur et le politicien, l’homme ayant rempli des charges publiques. Peut-être tout simplement voulait-on éviter une confusion sur les listes électorales.
… Une société où la femme belle, où le noble de naissance pareraient leur corps de vrais diamants serait vouée à une grossièreté irrémédiable. Le mondain, l’homme à qui suffisent le sec bon sens, le brillant tout superficiel que donne l’éducation classique, s’y plairait peut-être. Les âmes vraiment pures, les esprits passionnément attachés au bien et au vrai y éprouveraient une insupportable sensation d’étouffement. De tels usages ont pu exister dans le passé. On ne les reverra plus. À l’époque de Lemoine, selon toute apparence, ils étaient depuis longtemps tombés en désuétude. Le plat recueil de contes sans vraisemblance qui porte le titre de Comédie humaine de Balzac n’est peut-être l’œuvre ni d’un seul homme ni d’une même époque. Pourtant son style informe encore, ses idées tout empreintes d’un absolutisme suranné nous permettent d’en placer la publication deux siècles au moins avant Voltaire. Or, Mme de Beauséant qui, dans ces fictions d’une insipide sécheresse, personnifie la femme parfaitement distinguée, laisse déjà avec mépris aux femmes des financiers enrichis de paraître en public ornées de pierres précieuses. Il est probable qu’au temps de Lemoine la femme soucieuse de plaire se contentait de mêler à sa chevelure des feuillages où tremblait encore quelque goutte de rosée, aussi étincelante que le diamant le plus rare.
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