Ce n’est pas un rôle pour M. Coquelin le cadet, c’est un rôle pour M. Brûlé. Et de deux. Notez que ce secret, qui n’est naturellement qu’une poudre de perlimpinpin insignifiante, Lemoine ne lui en fait pas cadeau. Il le lui vend deux millions, et encore lui fait comprendre que c’est donné :
Admirez mes bontés et le peu qu’on vous vend Le trésor merveilleux que ma main vous dispense.
Ô grande puissance De l’orviétan !
Ce qui ne change pas grand’chose, à tout prendre, à l’invraisemblance n° 1, mais ne laisse pas d’aggraver considérablement l’invraisemblance n° 2. Mais enfin, tout coup vaille ! Mon Dieu, remarquez que jusqu’ici nous suivons l’auteur qui, en somme, est bon dramatiste. On nous dit que Lemoine a découvert le secret de la fabrication du diamant. Nous n’en savons rien, après tout ; on nous le dit, nous voulons bien, nous marchons. Werner, grand connaisseur en diamants, a marché, et Werner, financier retors, a casqué. Nous marchons de plus en plus. Un grand savant anglais, moitié physicien, moitié grand seigneur, un lord anglais, comme dit l’autre (mais non, madame, tous les lords sont Anglais, donc un lord anglais est un pléonasme ; ne recommencez pas, personne ne vous a entendue), jure que Lemoine a vraiment découvert la pierre philosophale. On ne peut pas plus marcher que nous ne marchons. Patatras ! voilà les bijoutiers qui reconnaissent dans les diamants de Lemoine des pierres qu’ils lui ont vendues et qui viennent précisément de la mine de Werner. Un peu gros, cela. Les diamants ont encore les marques qu’y avaient mises les bijoutiers. De plus en plus gros :
Au diamant marqué qui sort ainsi du four, Je ne reconnais plus l’auteur de le Détour.
Lemoine est arrêté, Werner redemande son argent, le lord anglais ne dit plus mot ; du coup, nous ne marchons plus, et comme toujours, en pareil cas, nous sommes furieux d’avoir marché et nous passons notre mauvaise humeur sur… Parbleu ! l’auteur est là pour quelque chose, je pense. Werner aussitôt demande au juge de faire saisir l’enveloppe où est le fameux secret. Le juge y consent immédiatement ; personne de plus aimable que ce juge. Mais l’avocat de Lemoine dit au juge que la chose est illégale. Le juge renonce aussitôt ; personne de plus versatile que ce juge. Quant à Lemoine, il veut absolument aller se balader avec le juge, les avocats, les experts, etc., jusqu’à Amiens où est son usine, pour leur prouver qu’il sait faire du diamant. Et chaque fois que le juge aimable et versatile lui répète qu’il a escroqué Werner, Lemoine répond : « Laissons ce discours et voyons ma balade. » À quoi le juge pour lui donner la réplique : « La balade, à mon goût, est une chose fade. » Personne de plus versé dans le répertoire moliériste que ce juge. Etc.
VIII
PAR ERNEST RENAN
Si Lemoine avait réellement fabriqué du diamant, il eût sans doute contenté par là, dans une certaine mesure, ce matérialisme grossier avec lequel devra compter de plus en plus celui qui prétend se mêler des affaires de l’humanité ; il n’eût pas donné aux âmes éprises d’idéal cet élément d’exquise spiritualité sur lequel, après si longtemps, nous vivons encore. C’est d’ailleurs ce que paraît avoir compris avec une rare finesse le magistrat qui fut commis pour l’interroger. Chaque fois que Lemoine, avec le sourire que nous pouvons imaginer, lui proposait de venir à Lille, dans son usine, où l’on verrait s’il savait ou non faire du diamant, le juge Le Poittevin, avec un tact exquis, ne le laissait pas poursuivre, lui indiquait d’un mot, parfois d’une plaisanterie un peu vive(2), toujours contenue par un rare sentiment de la mesure, qu’il ne s’agissait pas de cela, que la cause était ailleurs. Rien, du reste, ne nous autorise à affirmer que, même à ce moment où se sentant perdu (dès le mois de janvier ; la sentence ne faisant plus de doute, l’accusé s’attachait naturellement à la plus fragile planche de salut), Lemoine ait jamais prétendu qu’il savait fabriquer le diamant. Le lieu où il proposait aux experts de les conduire et que les traductions nomment « usine », d’un mot qui a pu prêter au contresens, était situé à l’extrémité de la vallée de plus de trente kilomètres qui se termine à Lille. Même de nos jours, après tous les déboisements qu’elle a subis, c’est un véritable jardin, planté de peupliers et de saules, semé de fontaines et de fleurs. Au plus fort de l’été, la fraîcheur y est délicieuse.
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