On a vu qu’il était Gramont, dont le nom est Aure, de cette illustre maison considérée par tant d’alliances et d’emplois depuis Sanche-Garcie d’Aure et Antoine d’Aure, vicomte d’Aster, qui prit le nom et les armes de Gramont. Armand de Gramont, dont il est question ici, avec tout le sérieux que n’avait pas l’autre, rappelait les grâces de ce galant comte de Guiche, qui avait été si initié dans les débuts du règne de Louis XIV. Il dominait sur tous les autres ducs, ne fût-ce que par son savoir infini et ses admirables découvertes. Je peux dire avec vérité que j’en parlerais de même si je n’avais reçu de lui tant de marques d’amitié. Sa femme était digne de lui, ce qui n’est pas peu dire. La position de ce duc était unique. Il était les délices de la cour, l’espoir avec raison des savants, l’ami sans bassesse des plus grands, le protecteur avec choix de ceux qui ne l’étaient pas encore, le familier avec une considération infinie de José Maria Sert qui est l’un des premiers peintres de l’Europe pour la ressemblance des visages et la décoration sage et durable des bâtiments. Il a été marqué en son temps comment, quittant ma berline pour des mules en me rendant à Madrid pour mon ambassade, j’avais été admirer ses ouvrages dans une église où ils sont disposés avec un art prodigieux, entre la rangée des balcons des autels et des colonnes incrustées des marbres les plus précieux. Le duc de Guiche causait avec Ph. de Caraman-Chimay, oncle de celui qui était devenu mon gendre. Leur nom est Riquet et celui-là avait vraiment l’air de Riquet à la Houppe tel qu’il est dépeint, dans les contes. Nonobstant, son visage promettait l’agrément et la finesse et tenait ses promesses, à ce que m’ont dit ses amis. Mais je n’avais nulle habitude avec lui, pour ainsi dire pas de commerce, et je ne parle dans ces Mémoires que des choses que j’ai pu connaître par moi-même. J’entraînai le duc de Guiche dans la galerie pour qu’on ne pût nous entendre : – « Eh bien ! lui dis-je, le Régent vous a-t-il parlé du Moine ? – Oui, me répondit-il en souriant, et pour ce coup, malgré ses cunctations, je crois l’avoir persuadé. » Pour que notre bref colloque ne fût pas remarqué nous nous approchâmes fort à côté du Régent, et Guiche me fit remarquer qu’on parlait encore de pierreries, Standish ayant conté que dans un incendie tous les diamants de sa mère, Mme de Poix, avaient brûlé et étaient devenus noirs, pour laquelle particularité, fort curieuse en effet, on les avait portés au cabinet du roi d’Angleterre où ils étaient conservés : – Mais alors si le diamant noircit par le feu, le charbon ne pourrait-il être changé en diamant ? demanda le Régent en se tournant vers Guiche d’un air embarrassé, qui haussa les épaules en me regardant confondu par cet ensorcellement d’un homme qu’il avait pensé convaincu.

On vit pour la première fois à Saint-Cloud le comte de Fels, dont le nom est Frich, qui vint pour faire sa cour au roi d’Angleterre. Ces Frich, bien que sortis autrefois de la lie du peuple, sont fort glorieux. C’est à l’un d’eux que la bonne femme Cornuel répondit, comme il lui faisait admirer la livrée d’un de ses laquais et ajoutait qu’elle lui venait de son grand-père : « Eh ! là, monsieur, je ne savais pas que monsieur votre grand-père était laquais. » La présence au parvulo du comte de Fels parut étrange à ceux qui s’étonnent encore ; l’absence du marquis de Castellane les surprit davantage. Il avait travaillé plus de vingt ans avec le succès que l’on sait au rapprochement de la France et de l’Angleterre, où il eût fait un excellent ambassadeur, et du moment que le roi d’Angleterre venait à Saint-Cloud, son nom, illustre à tant d’égards, était le premier qui fût venu à l’esprit. On vit à ce parvulo une autre nouveauté fort singulière, celle d’un prince d’Orléans voyageant en France incognito sous le nom très étrange d’infant d’Espagne. Je représentai en vain à M. le duc d’Orléans que, si grande que fût la maison d’où sortait ce prince, on ne concevait pas qu’on pût appeler infant d’Espagne qui ne l’était pas dans son pays même, où on donne seulement ce nom à l’héritier de la couronne, comme on l’a vu dans la conversation que j’eus avec Guelterio lors de mon ambassade à Madrid ; bien plus, que d’infant d’Espagne à infant tout court, il n’y avait qu’un pas et que le premier servirait de chausse-pied au second. Sur quoi M. le duc d’Orléans se récria qu’on ne disait le Roi tout court que pour le Roi de France ; qu’il avait été ordonné à M. le duc de Lorraine, son oncle, de ne plus se permettre de dire le Roi de France, en parlant du Roi, faute de quoi il ne sortirait oncques de Lorraine, et qu’enfin si l’on dit le Pape, sans plus, c’est que tout autre nom ne serait pour lui de nul usage. Je ne pus rien répliquer à tous ces beaux raisonnements, mais je savais où la faiblesse du Régent le conduirait et je me licenciai à le lui dire. On en a vu la fin et qu’il y a beau temps qu’on ne dit plus que l’infant tout court. Les envoyés du roi d’Espagne l’allèrent chercher à Paris et le menèrent à Versailles, où il fut faire sa révérence au Roi qui resta enfermé avec lui durant une grande heure, puis passa dans la galerie et le présenta, où tout le monde admira fort son esprit. Il visita près de la maison de campagne du prince de Cellamare celle du comte et de la comtesse de Beaumont où s’était déjà rendu le roi d’Angleterre. On a dit avec raison que jamais mari et femme n’avaient été faits si parfaitement l’un pour l’autre, ni pour eux leur magnifique et singulière demeure sise sur le chemin des Annonciades où elle semblait les attendre depuis cent ans.