Pelléas et Mélisande

Maurice Maeterlinck

PELLÉAS ET MÉLISANDE

(1892)

PERSONNAGES

 

ARKEL, roi d’Allemonde.

GENEVIÈVE, mère de Pelléas et de Golaud.

PELLÉAS, GOLAUD, petits-fils d’Arkël.

MÉLISANDE.

Le petit YNIOLD, fils de Golaud (d’un premier lit).

Un médecin.

Le portier.

Servantes, pauvres, etc.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

 

La porte du château.

LES SERVANTES, à l’intérieur : Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte !

LE PORTIER : Qui est là ? Pourquoi venez-vous m’éveillez ? Sortez par les petites portes ; sortez par les petites portes ; il y en a assez !…

UNE SERVANTE, à l’intérieur : Nous venons laver le seuil, la porte et le perron ; ouvrez donc ! ouvrez donc !

UNE AUTRE SERVANTE, à l’intérieur : Il y aura de grands événements !

TROISIÈME SERVANTE, à l’intérieur : Il y aura de grandes fêtes ! Ouvrez vite !…

LES SERVANTES : Ouvrez donc ! ouvrez donc !

LE PORTIER : Attendez ! attendez ! Je ne sais pas si je pourrai l’ouvrir… Elle ne s’ouvre jamais… Attendez qu’il fasse clair…

PREMIÈRE SERVANTE : Il fait assez clair dehors ; je vois le soleil par les fentes…

LE PORTIER : Voici les grandes clefs… Oh ! comme ils grincent, les verrous et les serrures… Aidez-moi ! aidez-moi !…

LES SERVANTES : Nous tirons, nous tirons…

DEUXIÈME SERVANTE : Elle ne s’ouvrira pas…

PREMIÈRE SERVANTE : Ah ! ah ! Elle s’ouvre ! elle s’ouvre lentement !

LE PORTIER : Comme elle crie ! Elle éveillera tout le monde…

DEUXIÈME SERVANTE, paraissant sur le seuil : Oh ! qu’il fait déjà clair au dehors !

PREMIÈRE SERVANTE : Le soleil se lève sur la mer !

LE PORTIER : Elle est ouverte… Elle est grande ouverte !…

Toutes les servantes paraissent sur le seuil et le franchissent.

PREMIÈRE SERVANTE : Je vais d’abord laver le seuil…

DEUXIÈME SERVANTE : Nous ne pourrons jamais nettoyer tout ceci.

D’AUTRES SERVANTES : Apportez l’eau ! apportez l’eau !

LE PORTIER : Oui, oui ; versez l’eau, versez toute l’eau du déluge ; vous n’en viendrez jamais à bout…

SCÈNE II

 

Une forêt.

On découvre Mélisande au bord d’une fontaine. – Entre Golaud.

GOLAUD : Je ne pourrai plus sortir de cette forêt. – Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais cependant l’avoir blessée à mort ; et voici des traces de sang. Mais maintenant, je l’ai perdue de vue ; je crois que je me suis perdu moi-même – et mes chiens ne me retrouvent plus – je vais revenir sur mes pas… – J’entends pleurer… Oh ! oh ! qu’y a-t-il là au bord de l’eau ?… Une petite fille qui pleure à la fontaine ! (Il tousse.) – Elle ne m’entend pas. Je ne vois pas son visage. (Il s’approche et touche Mélisande à l’épaule.) Pourquoi pleures-tu ? (Mélisande tressaille, se dresse et veut fuir.) – N’ayez pas peur. Vous n’avez rien à craindre. Pourquoi pleurez-vous, ici, toute seule ?

MÉLISANDE : Ne me touchez pas ! ne me touchez pas !

GOLAUD : N’ayez pas peur… Je ne vous ferai pas… Oh ! vous êtes belle !

MÉLISANDE : Ne me touchez pas ! ou je me jette à l’eau !…

GOLAUD : Je ne vous touche pas… Voyez, je resterai ici, contre l’arbre. N’ayez pas peur. Quelqu’un vous a-t-il fait du mal ?

MÉLISANDE : Oh ! oui ! oui, oui !…

Elle sanglote profondément.

GOLAUD : Qui est-ce qui vous a fait du mal ?

MÉLISANDE : Tous ! tous !

GOLAUD : Quel mal vous a-t-on fait ?

MÉLISANDE : Je ne veux pas le dire ! je ne peux pas le dire !…

GOLAUD : Voyons ; ne pleurez pas ainsi. D’où venez-vous ?

MÉLISANDE : Je me suis enfuie !… enfuie…

GOLAUD : Oui, mais d’où vous êtes-vous enfuie ?

MÉLISANDE : Je suis perdue !… perdue ici… Je ne suis pas d’ici… Je ne suis pas née là…

GOLAUD : D’où êtes-vous ? Où êtes-vous née ?

MÉLISANDE : Oh ! oh ! loin d’ici… loin… loin…

GOLAUD : Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ?

MÉLISANDE : Où donc ? Ah ! c’est la couronne qu’il m’a donnée. Elle est tombée tandis que je pleurais.

GOLAUD : Une couronne ? – Qui est-ce qui vous a donné une couronne ? – Je vais essayer de la prendre…

MÉLISANDE : Non, non ; je n’en veux plus ! Je préfère mourir tout de suite…

GOLAUD : Je pourrais la retirer facilement. L’eau n’est pas très profonde.

MÉLISANDE : Je n’en veux plus ! Si vous la retirez, je me jette à sa place !…

GOLAUD : Non, non ; je la laisserai là. Elle semble très belle. – Y a-t-il longtemps que vous avez fui ?

MÉLISANDE : Oui… qui êtes-vous ?

GOLAUD : Je suis le prince Golaud – le petit-fils d’Arkël, le vieux roi d’Allemonde…

MÉLISANDE : Oh ! vous avez déjà les cheveux gris…

GOLAUD : Oui ; quelques-uns, ici, près des tempes…

MÉLISANDE : Et la barbe aussi… Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

GOLAUD : Je regarde vos yeux. – Vous ne fermez jamais les yeux ?

MÉLISANDE : Si, si ; je les ferme la nuit…

GOLAUD : Pourquoi avez-vous l’air si étonné ?

MÉLISANDE : Vous êtes un géant ?

GOLAUD : Je suis un homme comme les autres…

MÉLISANDE : Pourquoi êtes-vous venu ici ?

GOLAUD : Je n’en sais rien moi-même. Je chassais dans la forêt. Je poursuivais un sanglier. Je me suis trompé de chemin. – Vous avez l’air très jeune. Quel âge avez-vous ?

MÉLISANDE : Je commence à avoir froid…

GOLAUD : Voulez-vous venir avec moi ?

MÉLISANDE : Non, non ; je reste ici…

GOLAUD : Vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit… Comment vous nommez-vous ?

MÉLISANDE : Mélisande.

GOLAUD : Vous ne pouvez pas rester ici, Mélisande. Venez avec moi…

MÉLISANDE : Je reste ici…

GOLAUD : Vous aurez peur, toute seule. Toute la nuit…, ce n’est pas possible. Mélisande, venez, donnez-moi la main…

MÉLISANDE : Oh ! ne me touchez pas !…

GOLAUD : Ne criez pas… Je ne vous toucherai plus. Mais venez avec moi. La nuit sera très noire et très froide. Venez avec moi…

MÉLISANDE : Où allez-vous ?…

GOLAUD : Je ne sais pas… Je suis perdu aussi…

Ils sortent.

SCÈNE III

 

Une salle dans le château.

GENEVIÈVE : Voici ce qu’il écrit à son frère Pelléas ; « Un soir, je l’ai trouvée tout en pleurs au bord d’une fontaine, dans la forêt où je m’étais perdu. Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d’où elle vient et je n’ose pas l’interroger, car elle doit avoir une grande épouvante, et quand on lui demande ce qui lui est arrivé, elle pleure tout à coup comme un enfant et sanglote si profondément qu’on a peur.