– Voyons, est-ce Pelléas, peut-être ? – Je crois qu’il ne te parle pas souvent…

MÉLISANDE : Si, si ; il me parle parfois. Il ne m’aime pas, je crois ; je l’ai vu dans ses yeux… Mais il me parle quand il me rencontre…

GOLAUD : Il ne faut pas lui en vouloir. Il a toujours été ainsi. Il est un peu étrange. Et maintenant, il est triste ; il songe à son ami Marcellus, qui est sur le point de mourir et qu’il ne peut pas aller voir… Il changera, il changera, tu verras ; il est jeune…

MÉLISANDE : Mais ce n’est pas cela… ce n’est pas cela…

GOLAUD : Qu’est-ce donc ? – Ne peux-tu pas te faire à la vie qu’on mène ici ? – Il est vrai que ce château est très vieux et très sombre… Il est très froid et très profond. Et tous ceux qui l’habitent sont déjà vieux. Et la campagne semble bien triste aussi, avec toutes ses forêts, toutes ses vieilles forêts sans lumière. Mais on peut égayer tout cela si l’on veut. Et puis, la joie, on n’en a pas tous les jours ; il faut prendre les choses comme elles sont. Mais dis-moi quelque chose ; n’importe quoi ; je ferai tout ce que tu voudras…

MÉLISANDE : Oui, oui ; c’est vrai… on ne voit jamais le ciel clair… Je l’ai vu pour la première fois ce matin…

GOLAUD : C’est donc cela qui te fait pleurer, ma pauvre Mélisande ? – Ce n’est donc que cela ? – Tu pleures de ne pas voir le ciel ? – Voyons, voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses… Et puis l’été n’est-il pas là ? Tu vas voir le ciel tous les jours. – Et puis l’année prochaine… Voyons, donne-moi ta main ; donne-moi tes deux petites mains. (Il lui prend les mains.) Oh ! ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs… – Tiens, où est l’anneau que je t’avais donné ?

MÉLISANDE : L’anneau ?

GOLAUD : Oui ; la bague de nos noces, où est-elle ?

MÉLISANDE : Je crois… Je crois qu’elle est tombée…

GOLAUD : Tombée ? – Où est-elle tombée ? – Tu ne l’as pas perdue ?

MÉLISANDE : Non, non ; elle est tombée… elle doit être tombée… mais je sais où elle est ;…

GOLAUD : Où est-elle ?

MÉLISANDE : Vous savez… vous savez bien… la grotte au bord de la mer ?…

GOLAUD : Oui.

MÉLISANDE : Eh bien, c’est là… Il faut que ce soit là… Oui, oui ; je me rappelle… J’y suis allée ce matin, ramasser des coquillages pour le petit Yniold… Il y en a de très beaux… Elle a glissé de mon doigt… puis la mer est entrée ; et j’ai dû sortir avant de l’avoir retrouvée.

GOLAUD : Es-tu sûre que ce soit là ?

MÉLISANDE : Oui, oui ; tout à fait sûre… Je l’ai sentie glisser… puis tout à coup, le bruit des vagues…

GOLAUD : Il faut aller la chercher tout de suite.

MÉLISANDE : Maintenant ? – tout de suite ? – dans l’obscurité ?

GOLAUD : Oui. J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est. Tu ne sais pas d’où elle vient. La mer sera très haute cette nuit. La mer viendra la prendre avant toi… dépêche-toi. Il faut aller la chercher tout de suite…

MÉLISANDE : Je n’ose pas… Je n’ose pas aller seule…

GOLAUD : Vas-y, vas-y avec n’importe qui. Mais il faut y aller tout de suite, entends-tu ? – Hâte-toi ; demande à Pelléas d’y aller avec toi.

MÉLISANDE : Pelléas ? – Avec Pelléas ? – Mais Pelléas ne voudra pas…

GOLAUD : Pelléas fera tout ce que tu lui demandes. Je connais Pelléas mieux que toi. Vas-y, vas-y, hâte-toi. Je ne dormirai pas avant d’avoir la bague.

MÉLISANDE : Je ne suis pas heureuse !…

Elle sort en pleurant.

SCÈNE III

 

Devant une grotte.

Entrent Pelléas et Mélisande.

PELLÉAS, parlant avec une grande agitation : Oui ; c’est ici, nous y sommes. Il fait si noir que l’entrée de la grotte ne se distingue pas du reste de la nuit… Il n’y a pas d’étoiles de ce côté. Attendons que la lune ait déchiré ce grand nuage ; elle éclairera toute la grotte et alors nous pourrons y entrer sans péril. Il y a des endroits dangereux et le sentier est très étroit, entre deux lacs dont on n’a pas encore trouvé le fond. Je n’ai pas songé à emporter une torche ou une lanterne, mais je pense que la clarté du ciel suffira. – Vous n’avez jamais pénétré dans cette grotte ?

MÉLISANDE : Non…

PELLÉAS : Entrons-y… Il faut pouvoir décrire l’endroit où vous avez perdu la bague, s’il vous interroge… Elle est très grande et très belle. Il y a des stalactites qui ressemblent à des plantes et à des hommes. Elle est pleine de ténèbres bleues. On ne l’a pas encore explorée jusqu’au fond.