Et puis, tu diras que je suis dépensière en me voyant acheter un autre chapeau.

Vous dites alors des paroles perdues dans le bruit des roues.

— Mais quand tu me répondras par des raisons qui n’ont pas le sens commun, crie Caroline.

Vous parlez toujours en tournant la tête vers la voiture et la retournant vers le cheval, afin de ne pas faire de malheur.

— Bon ! accroche ! verse-nous, tu seras débarrassé de nous. Enfin, Adolphe, ton fils meurt de faim, il est tout pâle !...

— Cependant, Caroline, dit la belle-mère, il fait ce qu’il peut...

Rien ne vous impatiente comme d’être protégé par votre belle-mère. Elle est hypocrite, elle est enchantée de vous voir aux prises avec sa fille ; elle jette, tout doucement et avec des précautions infinies, de l’huile sur le feu.

Quand vous arrivez à la barrière, votre femme est muette, elle ne dit plus rien, elle tient ses bras croisés, elle ne veut pas vous regarder.

Vous n’avez ni âme, ni cœur, ni sentiment. Il n’y a que vous pour inventer de pareilles parties de plaisir. Si vous avez le malheur de rappeler à Caroline que c’est elle qui, le matin, a exigé cette partie au nom de ses enfants et de sa nourriture (elle nourrit sa petite), vous serez accablé sous une avalanche de phrases froides et piquantes.

Aussi acceptez-vous tout pour ne pas aigrir le lait d’une femme qui nourrit, et à laquelle il faut passer quelques petites choses, vous dit à l’oreille votre atroce belle-mère.

Vous avez au cœur toutes les furies d’Oreste.

A ces mots sacramentels dits par l’Octroi : — Vous n’avez rien à déclarer...

— Je déclare, dit votre femme, beaucoup de mauvaise humeur et de poussière.

Elle rit, l’employé rit, il vous prend envie de verser votre famille dans la Seine.

Pour votre malheur, vous vous souvenez de la joyeuse et perverse fille qui avait un petit chapeau rose et qui frétillait dans votre tilbury quand, six ans auparavant, vous aviez passé par là pour aller manger une matelote. Une idée ! Madame Schontz s’inquiétait bien d’enfants, de son chapeau dont la dentelle a été mise en pièces dans les fourrés ! elle ne s’inquiétait de rien, pas même de sa dignité, car elle indisposa le garde-champêtre de Vincennes par la désinvolture de sa danse un peu risquée.

Vous rentrez chez vous, vous avez hâté rageusement votre cheval normand, vous n’avez évité ni l’indisposition de votre animal, ni l’indisposition de votre femme.

Le soir, Caroline a très-peu de lait. Si la petite crie à vous rompre la tête en suçant le sein de sa mère, toute la faute est à vous, qui préférez la santé de votre cheval à celle de votre fils qui mourait de faim, et de votre fille dont le souper a péri dans une discussion où votre femme a raison, comme toujours !

— Après tout, dit-elle, les hommes ne sont pas mères.

Vous quittez la chambre, et vous entendez votre belle-mère consolant sa fille par ces terribles paroles : — Ils sont tous égoïstes, calme-toi ; ton père était absolument comme cela.

LE CONCLUSUM.

Il est huit heures, vous arrivez dans la chambre à coucher de votre femme. Il y a force lumières. La femme de chambre et la cuisinière voltigent. Les meubles sont encombrés de robes essayées, de fleurs rejetées.

Le coiffeur est là, l’artiste par excellence, autorité souveraine, à la fois rien et tout. Vous avez entendu les autres domestiques allant et venant ; il y a eu des ordres donnés et repris, des commissions bien ou mal faites. Le désordre est au comble. Cette chambre est un atelier d’où doit sortir une Vénus de salon.

Votre femme veut être la plus belle du bal où vous allez. Est-ce encore pour vous, seulement pour elle, ou pour autrui ? Questions graves ! Vous n’y pensez seulement pas.

Vous êtes serré, ficelé, harnaché dans vos habits de bal ; vous allez à pas comptés, regardant, observant, songeant à parler d’affaires sur un terrain neutre avec un agent de change, un notaire ou un banquier à qui vous ne voudriez pas donner l’avantage d’aller les trouver chez eux.

Un fait bizarre que chacun a pu observer, mais dont les causes sont presque indéterminables, est la répugnance particulière que les hommes habillés et près d’aller en soirée manifestent pour les discussions ou pour répondre à des questions. Au moment du départ, il est peu de maris qui ne soient silencieux et profondément enfoncés dans des réflexions variables selon les caractères. Ceux qui répondent ont des paroles brèves et péremptoires.

En ce moment les femmes, elles, deviennent excessivement agaçantes, elles vous consultent, elles veulent avoir votre avis sur la manière de dissimuler une queue de rose, de faire tomber une grappe de bruyère, de tourner une écharpe. Il ne s’agit jamais de ces brimborions, mais d’elles-mêmes.

Suivant une jolie expression anglaise, elles pêchent les compliments à la ligne, et quelquefois mieux que des compliments.

Un enfant qui sort du collége apercevrait la raison cachée derrière les saules de ces prétextes ; mais votre femme vous est si connue, et vous avez tant de fois agréablement badiné sur ses avantages moraux et physiques, que vous avez la cruauté de dire votre avis brièvement, en conscience ; et vous forcez alors Caroline d’arriver à ce mot décisif, cruel à dire pour toutes les femmes, même celles qui ont vingt ans de ménage :

— Il paraît que je ne suis pas à ton goût ?

Attiré sur le vrai terrain par cette question, vous lui jetez des éloges qui sont pour vous la petite monnaie à laquelle vous tenez le moins, les sous, les liards de votre bourse.

— Cette robe est délicieuse ! — Je ne t’ai jamais vue si bien mise. — Le bleu, le rose, le jaune, le ponceau (choisissez) te va à ravir. — La coiffure est très-originale. — En entrant au bal, tout le monde t’admirera. — Non-seulement tu seras la plus belle, mais encore la mieux mise. — Elles enrageront toutes de ne pas avoir ton goût. — La beauté, nous ne la donnons pas ; mais le goût est comme l’esprit, une chose dont nous pouvons être fiers...

— Vous trouvez ? est-ce sérieusement, Adolphe ?

Votre femme coquète avec vous. Elle choisit ce moment pour vous arracher votre prétendue pensée sur telle ou telle de ses amies, et pour vous glisser le prix des belles choses que vous louez. Rien n’est trop cher pour vous plaire. Elle renvoie sa cuisinière.

— Partons, dites-vous.

Elle renvoie la femme de chambre après avoir renvoyé le coiffeur, et se met à tourner devant sa psyché, en vous montrant ses plus glorieuses beautés.

— Partons, dites-vous.

— Vous êtes bien pressé, répond-elle.

Et elle se montre en minaudant, en s’exposant comme un beau fruit magnifiquement dressé dans l’étalage d’un marchand de comestibles.

Comme vous avez très-bien dîné, vous l’embrassez alors au front, vous ne vous sentez pas en mesure de contre-signer vos opinions. Caroline devient sérieuse.

La voiture est avancée. Toute la maison regarde madame s’en allant ; elle est le chef-d’œuvre auquel chacun a mis la main, et tous admirent l’œuvre commune.

Votre femme part enivrée d’elle-même et peu contente de vous. Elle marche glorieusement au bal, comme un tableau chéri, pourléché dans l’atelier, caressé par le peintre, est envoyé dans le vaste bazar du Louvre, à l’Exposition.

Votre femme trouve, hélas ! cinquante femmes plus belles qu’elle ; elles ont inventé des toilettes d’un prix fou, plus ou moins originales ; et il arrive pour l’œuvre féminine ce qui arrive au Louvre pour le chef-d’œuvre : la robe de votre femme pâlit auprès d’une autre presque semblable dont la couleur, plus voyante, écrase la sienne. Caroline n’est rien, elle est à peine remarquée.