Pour compléter alors l’immaculé

De ce décor en blanc, bouquet dissimulé,
Je lui jetai mon cœur au fond de sa berline.

Hiver sentimental

Loin des vitres! clairs yeux dont je bois les liqueurs,
Et ne vous souillez pas à contempler les plèbes.
Des gels norvégiens métallisent les glèbes,
Que le froid des hivers nous réchauffe les cœurs!
Tels des guerriers pleurant les ruines de Thèbes,
Ma mie, ainsi toujours courtisons nos rancœurs,
Et, dédaignant la vie aux chants sophistiqueurs,
Laissons le bon Trépas nous conduire aux Érèbes.
Tu nous visiteras comme un spectre de givre;
Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre,
Mort! que ne nous prends-tu par telle après-midi,
Languides au divan, bercés par sa guitare,
Dont les motifs rêveurs, en un rythme assourdi,
Scandent nos ennuis lourds sur la valse tartare!

Le Mai d’amour

Voici que verdit le printemps
Où l’heure au cœur sonne vingt ans,
Larivarite et la la ri;
Voici que j’ai touché l’époque
Où l’on est las d’habits en loque,
Au gentil sieur il faudra ça
Ça
La la ri
Jeunes filles de bel humour,
Donnez-nous le mai de l’amour,
Larivarite et la la ri.
Soyez blonde ou brune ou châtaine,
Ayez les yeux couleur lointaine
Larivarite et la la ri;
Des astres bleus, des perles roses,
Mais surtout, pas de voix moroses,
Belles de liesse, il faudra ça
Ça
La la ri
Il faudra battre un cœur de joie
Tout plein de gaîté qui rougeoie,
Larivarite et la la ri.
Moi, j’ai rêvé de celle-là
Au cœur triste dans le gala
Larivarite et la la ri;
Comme l’oiseau d’automne au bois
Ou le rythme du vieux hautbois,
Un cœur triste, il me faudra ça
Ça
La la ri
Triste comme une main d’adieu
Et pur comme les yeux de Dieu,
Larivarite et la la ri.
Voici que vient l’amour de mai,
Vivez-le vite, le cœur gai,
Larivarite et la la ri;
Ils tombent tôt les jours méchants,
Vous cesserez aussi vos chants;
Dans le cercueil il faudra ça
Ça
La la ri
Belles de vingt ans au cœur d’or,
L’amour, sachez-le, tôt s’endort,
Larivarite et la la ri.

Placet pour des cheveux

Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau,
Pour que j’y puisse humer un peu de chant d’oiseau,
Un peu de soir d’amour né de vos yeux de perle?
Au bosquet de mon cœur, en des trilles de merle,
Votre âme a fait chanter sa flûte de roseau.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau?
Fleur soyeuse aux parfums de rose, lis ou berle,
Je vous la remettrai, secrète comme un sceau,
Fût-ce en Éden, au jour que nous prendrons vaisseau
Sur la mer idéale où l’ouragan se ferle.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle?

Lied fantasque

Casqués de leurs shakos de riz,
Vieux de la vieille au mousquet noir,
Les hauts toits, dans l’hivernal soir,
Montent la consigne à Paris.
Les spectres sur le promenoir
S’ébattent en défilés gris.
Restons en intime pourpris,
Comme cela, sans dire ou voir...
Pose immobile la guitare,
Gretchen, ne distrais le bizarre
Rêveur sous l’ivresse qui plie.
Je voudrais cueillir une à une
Dans tes prunelles clair-de-lune
Les roses de ta Westphalie.

Gretchen la pâle

Elle est de la beauté des profils de Rubens
Dont la majesté calme à la sienne s’incline.
Sa voix a le son d’or de mainte mandoline
Aux balcons de Venise avec des chants lambins.
Ses cheveux, en des flots lumineux d’eaux de bains,
Déferlent sur sa chair vierge de manteline;
Son pas, soupir lacté de fraîche mousseline,
Simule un vespéral marcher de chérubins.
Elle est comme de l’or d’une blondeur étrange.
Vient-elle de l’Éden? de l’Érèbe? Est-ce un Ange
Que ce mystérieux chef-d’œuvre du limon?
La voilà se dressant, torse, comme un jeune arbre.
Souple Anadyomène... Ah! gare à ce démon!
C’est le Paros qui tue avec ses bras de marbre!

Frisson d’hiver

Les becs de gaz sont presque clos:
Chauffe mon cœur dont les sanglots
S’épanchent dans ton cœur par flots,
Gretchen!
Comme il te dit de mornes choses,
Ce clavecin de mes névroses,
Rythmant le deuil hâtif des roses,
Gretchen!
Prends-moi le front, prends-moi les mains,
Toi, mon trésor de rêves maints
Sur les juvéniles chemins,
Gretchen!
Quand le givre qui s’éternise
Hivernalement s’harmonise
Aux vieilles glaces de Venise,
Gretchen!
Et que nos deux gros chats persans
Montrent des yeux reconnaissants
Près de l’âtre aux feux bruissants,
Gretchen!
Et qu’au frisson de la veillée,
S’élance en tendresse affolée
Vers toi mon âme inconsolée,
Gretchen!
Chauffe mon cœur, dont les sanglots
S’épanchent dans ton cœur par flots.
Les becs de gaz sont presque clos...
Gretchen!

Châteaux en Espagne

Je rêve de marcher comme un conquistador,
Haussant mon labarum triomphal de victoire,
Plein de fierté farouche et de valeur notoire,
Vers des assauts de ville aux tours de bronze et d’or.
Comme un royal oiseau, vautour, aigle ou condor,
Je rêve de planer au divin territoire,
De brûler au soleil mes deux ailes de gloire
À vouloir dérober le céleste Trésor.
Je ne suis hospodar, ni grand oiseau de proie;
À peine si je puis dans mon cœur qui guerroie
Soutenir le combat des vieux Anges impurs;
Et mes rêves altiers fondent comme des cierges
Devant cette Ilion éternelle aux cent murs,
La ville de l’Arnour imprenable des Vierges!

Rêve d’artiste

Parfois j’ai le désir d’une sœur bonne et tendre,
D’une sœur angélique au sourire discret:
Sœur qui m’enseignera doucement le secret
De prier comme il faut, d’espérer et d’attendre.
J’ai ce désir très pur d’une sœur éternelle,
D’une sœur d’amitié dans le règne de l’Art,
Qui me saura veillant à ma lampe très tard
Et qui me couvrira des cieux de sa prunelle;
Qui me prendra les mains quelquefois dans les siennes
Et me chuchotera d’immaculés conseils,
Avec le charme ailé des voix musiciennes;
Et pour qui je ferai, si j’aborde à la gloire,
Fleurir tout un jardin de lys et de soleils
Dans l’azur d’un poème offert à sa mémoire.

À une femme détestée

Car dans ces jours de haine et ces temps de combats
Je fus de ces souffrants que leur langueur isole
Sans qu’ils aient pu trouver la Femme qui console
Et vous remplit le cœur rien qu’à parler tout bas.
Georges RODENBACH
Combien je vous déteste et combien je vous fuis:
Vous êtes pourtant belle et très noble d’allure,
Les Séraphins ont fait votre ample chevelure
Et vos regards couleur du charme brun des nuits.
Depuis que vous m’avez froissé, jamais depuis,
N’ai-je pu tempérer cette intime brûlure:
Vous m’avez fait souffrir, volage créature,
Pendant qu’en moi grondait le volcan des ennuis.
Moi, sans amour jamais qu’un amour d’Art, Madame,
Et vous, indifférente et qui n’avez pas d’âme,
Vieillissons tous les deux pour ne jamais nous voir.
Je ne dois pas courber mon front devant vos charmes;
Seulement, seulement, expliquez-moi ce soir,
Cette tristesse au cœur qui me cause des larmes.

Le Vent, le vent triste de l’Automne

Beauté des femmes, leur faiblesse et ces mains pâles
Qui font souvent le bien, et peuvent tout le mal.
Paul VERLAINE
Avec le cri qui sort d’une gorge d’enfant,
Le vent de par les bois, funèbre et triomphant,
Le vent va, le vent court dans l’écorce qu’il fend
Mêlant son bruit lointain au bruit d’un olifant.
Puis voici qu’il s’apaise, endormant ses furies
Comme au temps où jouant dans les nuits attendries
Son violon berçait nos roses rêveries,
Choses qui parfumiez les ramures fleuries!
Comme lui, comme lui qui fatal s’élevant
Et gronde et rage et qui se tait aussi souvent,
Ô femme, ton amour est parallèle au Vent:
Avant de nous entrer dans l’âme, il nous effleure;
Une fois pénétré pour nous briser, vient l’heure
Où sur l’épars débris de nos cœurs d’homme, il pleure!

Beauté cruelle

Certe, il ne faut avoir qu’un amour en ce monde,
Un amour, rien qu’un seul, tout fantasque soit-il;
Et moi qui le recherche ainsi, noble et subtil,
Voilà qu’il m’est à l’âme une entaille profonde.
Elle est hautaine et belle, et moi timide et laid:
Je ne puis l’approcher qu’en des vapeurs de rêve.
Malheureux! Plus je vais, et plus elle s’élève
Et dédaigne mon cœur pour un œil qui lui plaît.
Voyez comme, pourtant, notre sort est étrange!
Si nous eussions tous deux fait de figure échange,
Comme elle m’eût aimé d’un amour sans pareil!
Et je l’eusse suivie en vrai fou de Tolède,
Aux pays de la brume, aux landes du soleil,
Si le Ciel m’eût fait beau, et qu’il l’eût faite laide!

Roses d’octobre

Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Vers les soirs souffrants mon deuil s’est rué
Parallèlement au mois monotone.
Le carmin pâli de la fleur détonne
Dans le bois dolent de roux ponctué.
Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Là-bas, les cyprès ont l’aspect atone:
À leur ombre on est vite habitué.
Sous terre un lit frais s’ouvre situé,
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,
Pour ne pas voir choir les roses d’automne.

Le Robin des bois

Pendant que nous lisions Werther au fond des bois,
Hier s’en vint chanter un robin dans les branches;
Et j’ai saisi vos mains, j’ai saisi vos mains blanches,
Et je vous ai parlé d’amour comme autrefois.
Mais vous êtes restée insensible à ma voix,
Muette au jeune aveu des affections franches;
Quand soudain, vous levant, courant dans les pervenches,
Émue, et m’appelant, vous m’avez crié: «Vois!»
Voici qu’était tombé du frissonnant feuillage
L’oiseau sentimental, frappé dans son jeune âge,
Et qui mourait sitôt, pauvre ami du printemps.
Et vous, vous le pleuriez, regrettant sa romance,
Pendant que je songeais, fixant l’azur immense:
Le Robin et l’Amour sont morts en même temps!

Rythmes du soir

Voici que le dahlia, la tulipe et les roses
Parmi les lourds bassins, les bronzes et les marbres
Des grands parcs où l’Amour folâtre sous les arbres
Chantent dans les soirs bleus; monotones et roses
Chantent dans les soirs bleus la gaîté des parterres,
Où danse un clair de lune aux pieds d’argent obliques,
Où le vent de scherzos quasi mélancoliques
Trouble le rêve lent des oiseaux solitaires,
Voici que le dahlia, la tulipe et les roses,
Et le lys cristallin épris du crépuscule,
Blêmissent tristement au soleil qui recule,
Emportant la douleur des bêtes et des choses;
Voici que le dahlia, comme un amour qui saigne,
Attend d’un clair matin les baisers frais et roses,
Et voici que le lys, la tulipe et les roses
Pleurent les souvenirs dont mon âme se baigne.

Soirs d’automne[*]

Voici que la tulipe et voilà que les roses,
Sous le geste massif des bronzes et des marbres,
Dans le Parc où l’Amour folâtre sous les arbres,
Chantent dans les longs soirs monotones et roses.
Dans les soirs a chanté la gaîté des parterres
Où danse un clair de lune en des poses obliques,
Et de grands souffles vont, lourds et mélancoliques, 
Troubler le rêve blanc des oiseaux solitaires.
Voici que la tulipe et voilà que les roses,
Et les lys cristallins, pourprés de crépuscules,
Rayonnent tristement au soleil qui recule,
Emportant la douleur des bêtes et des choses.
Et mon amour meurtri, comme une chair qui saigne,
Repose sa blessure et calme ses névroses.
Et voici que les lys, la tulipe et les roses
Pleurent les souvenirs où mon âme se baigne.
[*] Deuxième version du poème «Rythmes du soir». Les variantes par rapport au premier sont indiquées en italique.

Rêves enclos

Enfermons-nous mélancoliques
Dans le frisson tiède des chambres,
Où les pots de fleurs des septembres
Parfument comme des reliques.
Tes cheveux rappellent les ambres
Du chef des vierges catholiques
Aux vieux tableaux des basiliques,
Sur les ors charnels de tes membres.
Ton clair rire d’émail éclate
Sur le vif écrin écarlate
Où s’incrusta l’ennui de vivre.
Ah! puisses-tu vers l’espoir calme
Faire surgir comme une palme
Mon cœur cristallisé de givre!

RÉCITALS ÉTRANGES

«Motifs de Pipeau» [1898]

«Les Pieds sur les Chenets» [1898, 1899]

«Lied» [1899]

Vieux Piano

Plein de la voix mêlée autrefois à la sienne,
Et triste, un clavecin d’ébène que domine
Une coupe où se meurt, tendre, une balsamine,
Pleure les doigts défunts de la musicienne.
Catulle MENDÈS
L’âme ne frémit plus chez ce vieil instrument;
Son couvercle baissé lui donne un aspect sombre;
Relégué du salon, il sommeille dans l’ombre,
Ce misanthrope aigri de son isolement.
Je me souviens encor des nocturnes sans nombre
Que me jouait ma mère, et je songe, en pleurant,
À ces soirs d’autrefois, passés dans la pénombre,
Quand Liszt se disait triste et Beethoven mourant.
Ô vieux piano d’ébène, image de ma vie,
Comme toi du bonheur ma pauvre âme est ravie,
Il te manque une artiste, il me faut l’Idéal;
Et pourtant là tu dors, ma seule joie au monde,
Qui donc fera renaître, ô détresse profonde,
De ton clavier funèbre un concert triomphal?

Salons allemands

Je me figure encor ces grands salons muets
Pleins de velours usés et d’aïeules pensives,
De lustres vacillants éblouis des convives
Qui tournaient dans la valse et les vieux menuets.
Je repense aux portraits d’autrefois suspendus
Sur le haut des foyers et qui semblaient nous dire
Dans leur langue de mort: Vivants, pourquoi tant rire?
Et les beaux vers de Goethe aux soirs d’or entendus.
J’évoque les tableaux flamands, et les artistes
Qui songeaient en fumant dans leurs chaises tout tristes
Et dont l’œil se portait vers l’âtre hospitalier.
Mais surtout et je pleure et ne sais que résoudre...
Car voici que j’entends chanter sur l’escalier
Le vieux ténor hongrois aux longs cheveux en poudre.

Les angéliques

Des soirs, j’errais en lande hors du hameau natal,
Perdu parmi l’orgueil serein des grands monts roses,
Et les Anges, à flots de longs timbres moroses,
Ébranlaient les bourdons, au vent occidental.
Comme un berger-poète au cœur sentimental,
J’aspirais leur prière en l’arôme des roses,
Pendant qu’aux ors mourants, mes troupeaux de névroses
Vagabondaient le long des forêts de santal.
Ainsi, de par la vie où j’erre solitaire,
J’ai gardé dans mon âme un coin de vieille terre,
Paysage ébloui des soirs que je revois;
Alors que, dans ta lande intime, tu rappelles,
Mon cœur, ces angélus d’antan, fanés, sans voix:
Tous ces oiseaux de bronze envolés des chapelles!

Five o’clock

Comme Liszt se dit triste au piano voisin!
.........................................................................
Le givre a oiselé de fins vases fantasques,
Bijoux d’orfèvrerie, orgueils de Cellini,
Aux vitres du boudoir dont l’embrouillamini
Désespère nos yeux de ses folles bourrasques.
Comme Haydn est triste au piano voisin!
.........................................................................
Ne sors pas! Voudrais-tu défier les bourrasques,
Battre les trottoirs froids par l’embrouillamini
D’hiver? Reste. J’aurai tes ors de Cellini,
Tes chers doigts constellés de leurs bagues fantasques.
Comme Mozart est triste au piano voisin!
.........................................................................
Le Five o’clock expire en mol ut crescendo.
– Ah! qu’as-tu? tes chers cils s’amalgament de perles.
– C’est que je vois mourir le jeune espoir des merles
Sur l’immobilité glaciale des jets d’eau.
.............................................sol, la, si, do.
– Gretchen, verse le thé aux tasses de Yeddo.

Violon de villanelle

Sous le clair de lune au frais du vallon,
Beaux gars à chefs bruns, belles à chef blond,
Au son du hautbois ou du violon
Dansez la villanelle.
La lande est noyée en des parfums bons.
Attisez la joie au feu des charbons;
Allez-y gaiement, allez-y par bonds,
Dansez la villanelle.
Sur un banc de chêne ils sont là, les vieux,
Vous suivant avec des pleurs dans les yeux,
Lorsqu’en les frôlant vous passez joyeux...
Dansez la villanelle.
Allez-y gaiement! que l’orbe d’argent
Croise sur vos fronts son reflet changeant;
Bien avant dans la nuit, à la Saint-Jean
Dansez la villanelle!

Tarentelle d’automne

Vois-tu près des cohortes bovines
Choir les feuilles dans les ravines,
Dans les ravines?
Vois-tu sur le coteau des années
Choir mes illusions fanées,
Toutes fanées?
Avec quelles rageuses prestesses
Court la bise de nos tristesses,
De mes tristesses!
Vois-tu près des cohortes bovines
Choir les feuilles dans les ravines,
Dans les ravines?
Ma sérénade d’octobre enfle une
Funéraire voix à la lune,
Au clair de lune.
Avec quelles rageuses prestesses
Court la bise de nos tristesses,
De mes tristesses!
Le doguet bondit dans la vallée.
Allons-nous-en par cette allée,
La morne allée!
Ma sérénade d’octobre enfle une
Funéraire voix à la lune,
Au clair de lune.
On dirait que chaque arbre divorce
Avec sa feuille et son écorce,
Sa vieille écorce.
Ah! vois sur la pente des années
Choir mes illusions fanées,
Toutes fanées!

Le Violon brisé

Aux soupirs de l’archet béni,
Il s’est brisé, plein de tristesse,
Le soir que vous jouiez, comtesse,
Un thème de Paganini.
Comme tout choit avec prestesse!
J’avais un amour infini,
Ce soir que vous jouiez, comtesse,
Un thème de Paganini.
L’instrument dort sous l’étroitesse
De son étui de bois verni,
Depuis le soir où, blonde hôtesse,
Vous jouâtes Paganini.
Mon cœur repose avec tristesse
Au trou de notre amour fini.
Il s’est brisé le soir, comtesse,
Que vous jouiez Paganini.

Violon d’adieu

Vous jouiez Mendelssohn ce soir-là; les flammèches
Valsaient dans l’âtre clair, cependant qu’au salon
Un abat-jour mêlait en ondulement long
Ses rêves de lumière au châtain de vos mèches.
Et tristes, comme un bruit frissonnant de fleurs sèches
Éparses dans le vent vespéral du vallon,
Les notes sanglotaient sur votre violon
Et chaque coup d’archet trouait mon cœur de brèches.
Or, devant qu’il se fût fait tard, je vous quittai,
Mais jusqu’à l’aube errant, seul, morose, attristé,
Contant ma jeune peine au lunaire mystère,
Je sentais remonter comme d’amers parfums
Ces musiques d’adieu qui scellaient sous la terre
Et mon rêve d’amour et mes espoirs défunts.

Sonnet d’or

Dans le soir triomphal la froidure agonise
Et les frissons divins du printemps ont surgi;
L’Hiver n’est plus, vivat! car l’Avril bostangi,
Du grand sérail de Flore a repris la maîtrise.
Certe, ouvre ta persienne, et que cet air qui grise,
Se mêlant aux reflets d’un ciel pur et rougi,
Rôde dans le boudoir où notre amour régit
Avec les sons mourants que ton luth improvise.
Allègre, Yvette, allègre, et crois-moi: j’aime mieux
Me griser du chant d’or de ces oiseaux joyeux,
Que d’entendre gémir ton grand clavier d’ivoire.
Allons rêver au parc verdi sous le dégel:
Et là tu me diras si leur Avril de gloire
Ne vaut pas en effet tout Mozart et Haendel.

Pour Ignace Paderewski

Maître, quand j’entendis, de par tes doigts magiques,
Vibrer ce grand Nocturne, à des bruits d’or pareil;
Quand j’entendis, en un sonore et pur éveil,
Monter sa voix, parfum des astrales musiques;
Je crus que, revivant ses rythmes séraphiques
Sous l’éclat merveilleux de quelque bleu soleil,
En toi, ressuscité du funèbre sommeil,
Passait le grand vol blanc du Cygne des phtisiques.
Car tu sus ranimer son puissant piano,
Et ton âme à la sienne en un mystique anneau
S’enchaîne étrangement par des causes secrètes.
Sois fier, Paderewski, du prestige divin
Que le ciel te donna, pour que chez les poètes
Tu fisses frissonner l’âme du grand Chopin!

Chopin

Fais, au blanc frisson de tes doigts,
Gémir encore, ô ma maîtresse!
Cette marche dont la caresse
Jadis extasia les rois.
Sous les lustres aux prismes froids,
Donne à ce cœur sa morne ivresse,
Aux soirs de funèbre paresse
Coulés dans ton boudoir hongrois.
Que ton piano vibre et pleure,
Et que j’oublie avec toi l’heure
Dans un Éden, on ne sait où...
Oh! fais un peu que je comprenne
Cette âme aux sons noirs qui m’entraîne
Et m’a rendu malade et fou!

Mazurka

Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s’adore,
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.
Que j’aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d’une mandore
Le rythme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s’oublier!
Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J’y peux trouver encor comme un reste d’oubli,
Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.

Le Salon

La poussière s’étend sur tout le mobilier,
Les miroirs de Venise ont défleuri leur charme;
Il y rôde comme un très vieux parfum de Parme,
La funèbre douceur d’un sachet familier.
Plus jamais ne résonne à travers le silence
Le chant du piano dans des rythmes berceurs,
Mendelssohn et Mozart, mariant leurs douceurs,
Ne s’entendent qu’en rêve aux soirs de somnolence.
Mais le poète, errant sous son massif ennui,
Ouvrant chaque fenêtre aux clartés de la nuit,
Et se crispant les mains, hagard et solitaire,
Imagine soudain, hanté par des remords,
Un grand bal solennel tournant dans le mystère,
Où ses yeux ont cru voir danser les parents morts.

PETITE CHAPELLE

«Clavecin Céleste»      à sainte Cécile [1898]

«Clavecin Céleste» [1899]

Prière du soir

Lorsque tout bruit était muet dans la maison,
Et que mes sœurs dormaient dans des poses lassées
Aux fauteuils anciens d’aïeules trépassées,
Et que rien ne troublait le tacite frisson,
Ma mère descendait à pas doux de sa chambre;
Et, s’asseyant devant le clavier noir et blanc,
Ses doigts faisaient surgir de l’ivoire tremblant
La musique mêlée aux lunes de septembre.
Moi, j’écoutais, cœur dans la peine et les regrets,
Laissant errer mes yeux vagues sur le Bruxelles,
Ou, dispersant mon rêve en noires étincelles,
Les levant pour scruter l’énigme des portraits.
Et cependant que tout allait en somnolence
Et que montaient les sons mélancoliquement
Au milieu du tic-tac du vieux Saxe allemand,
Seuls bruits intermittents qui coupaient le silence,
La nuit s’appropriait peu à peu les rideaux
Avec des frissons noirs à toutes les croisées,
Par ces soirs, et malgré les bûches embrasées,
Comme nous nous sentions soudain du froid au dos!
L’horloge chuchotant minuit au deuil des lampes,
Mes sœurs se réveillaient pour regagner leur lit,
Yeux mi-clos, chevelure éparse, front pâli,
Sous l’assoupissement qui leur frôlait les tempes;
Mais au salon empli de lunaires reflets,
Avant de remonter pour le calme nocturne,
C’était comme une attente inerte et taciturne,
Puis, brusque, un cliquetis d’argent de chapelets...
Et pendant que de Liszt les sonates étranges
Lentement achevaient de s’endormir en nous,
La famille faisait la prière à genoux
Sous le lointain écho du clavecin des anges.

Notre-Dame-des-Neiges

Sainte Notre-Dame, en beau manteau d’or,
De sa lande fleurie
Descend chaque soir, quand son Jésus dort,
En sa Ville-Marie.
Sous l’astral flambeau que portent ses anges,
La belle Vierge va
Triomphalement, aux accords étranges
De céleste bîva.
Sainte Notre-Dame a là-haut son trône
Sur notre Mont-Royal;
Et de là, son œil subjugue le Faune
De l’abîme infernal.
Car elle a dicté: «Qu’un ange protège
De son arme de feu
Ma ville d’argent au collier de neige»,
La Dame du Ciel bleu!
Sainte Notre-Dame, oh! tôt nous délivre
De tout joug pour le tien;
Chasse l’étranger! Au pays de givre
Sois-nous force et soutien.
Ce placet fleuri de choses dorées,
Puisses-tu de tes yeux,
Bénigne, le lire aux roses vesprées,
Quand tu nous viens des Cieux!
Sainte Notre-Dame a pleuré longtemps
Parmi ses petits anges;
Tellement, dit-on, qu’en les cieux latents
Se font des bruits étranges.
Et que notre Vierge entraînant l’Éden,
Ô floraison chérie!
Va tôt refleurir en même jardin
Sa France et sa Ville-Marie...

Christ en croix

Je remarquais toujours ce grand Jésus de plâtre
Dressé comme un pardon au seuil du vieux couvent,
Échafaud solennel à geste noir, devant
Lequel je me courbais, saintement idolâtre.
Or, l’autre soir, à l’heure où le cri-cri folâtre,
Par les prés assombris, le regard bleu rêvant,
Récitant Éloa, les cheveux dans le vent,
Comme il sied à l’Éphèbe esthétique et bellâtre,
J’aperçus, adjoignant des débris de parois,
Un gigantesque amas de lourde vieille croix
Et de plâtre écroulé parmi les primevères;
Et je restai là, morne, avec les yeux pensifs,
Et j’entendais en moi des marteaux convulsifs
Renfoncer les clous noirs des intimes Calvaires!

Les Déicides

I
Ils étaient là, les Juifs, les tueurs de prophètes,
Quand le sanglant Messie expirait sur la croix;
Ils étaient là, railleurs et bourreaux à la fois;
Et Sion à son crime entremêlait des fêtes.
Or, voici que soudain, sous le vent des tempêtes,
Se déchira le voile arraché des parois.
Les Maudits prirent fuite: on eût dit que le poids
De leur forfait divin s’écroulait sur leurs têtes.
Depuis, de par la terre, en hordes de damnés,
Comme des chiens errants, ils s’en vont, condamnés
Au remords éternel de leur race flétrie,
Trouvant partout, le long de leur âpre chemin,
Le mépris pour pitié, les ghettos pour patrie,
Pour aumône l’affront lorsqu’ils tendront la main.
II
D’autres sont là, pareils à ces immondes hordes,
Écrasant le Sauveur sous des monts de défis,
Alors qu’Il tend vers eux, du haut des crucifix,
Ses deux grands bras de bronze en sublimes exordes.
Écumant du venin des haineuses discordes
Et crachant un blasphème au Pain que tu leur fis,
Ils passent. Or, ceux-là, mon Dieu, qu’on dit tes fils,
Te hachent à grands coups de symboliques cordes.
Aussi, de par l’horreur des infinis exils,
Lamentables troupeaux, ces sacrilèges vils
S’en iront, fous de honte, aux nuits blasphématoires,
Alors que sur leur front, mystérieux croissant,
Luira, comme un blason de leurs tortures noires,
Le stigmate éternel de quelque hostie en sang.

La réponse du crucifix

En expirant sur l’arbre affreux du Golgotha,
De quel regret ton âme, ô Christ, fut-elle pleine?
Était-ce de laisser Marie et Madeleine
Et les autres, au roc où la Croix se planta?
Quand le funèbre chœur sous Toi se lamenta,
Et que les clous crispaient tes mains; quand, par la plaine,
Ton âme eut dispersé la fleur de son haleine,
Devançant ton essor vers le céleste État,
Quel fut ce grand soupir de tristesse infinie
Qui s’exhala de Toi lorsque, l’œuvre finie,
Tu t’apprêtais enfin à regagner le But?
Me dévoileras-tu cet intime mystère?
– Ce fut de ne pouvoir, jeune homme, le fiel bu,
Serrer contre mon cœur mes bourreaux sur la Terre!

Diptyque

En une très vieille chapelle
Je sais un diptyque flamand
Où Jésus, près de sa maman,
Creuse le sable avec sa pelle.
Non peint par Rubens ou Memling,
Mais digne de leurs galeries;
La Vierge, en blanches draperies,
Au rouet blanc file son lin.
La pelle verdelette peinte
Scintille aux mains grêles de Dieu;
Le soleil brûle un rouge adieu
Là-bas, devers Sion la sainte.
Le jeune enfant devant la hutte
Du charpentier de Nazareth
Entasse un amas qu’on dirait
Être l’assise d’une butte.
Jésus en jouant s’est sali;
Ses doigts sont tachetés de boue,
Et le travail sur chaque joue,
A mis comme un rayon pâli.
Quelle est cette tâche sévère
Que Jésus si précoce apprit?
Posait-il donc en son esprit
Les bases d’un futur Calvaire?

Les Petits Oiseaux

Puisque Rusbrock m’enseigne
À moi, dont le cœur saigne
Sur tout ce qui se baigne
Dans le malheur,
À vous aimer, j’élève
Ma pensée à ce rêve:
De vous faire une grève
Avec mon cœur.
Là donc, oiseaux sauvages,
Contre tous les ravages,
Vous aurez vos rivages
Et vos abris:
Colombes, hirondelles,
Entre mes mains fidèles,
Oiseaux aux clairs coups d’ailes,
Ô colibris!
Sûrs vous pourrez y vivre
Sans peur des soirs de givre,
Où sous l’astre de cuivre,
Morne flambeau!
Souventes fois, cortège
Qu’un vent trop dur assiège,
Vous trouvez sous la neige
Votre tombeau.
Protégés sans relâche,
Ainsi contre un plomb lâche,
Quand je clorai ma tâche,
Membres raidis;
Vous, par l’immense voûte
Me guiderez sans doute,
Connaissant mieux la route
Du Paradis!

Les communiantes

Calmes, elles s’en vont, défilant aux allées
De la chapelle en fleurs, et je les suis des yeux,
Religieusement joignant mes doigts pieux,
Plein de l’ardent regret des ferveurs en allées.
Voici qu’elles se sont toutes agenouillées
Au mystique repas qui leur descend des cieux,
Devant l’autel piqué de flamboiements joyeux
Et d’une floraison de fleurs immaculées.
Leur séraphique ardeur fut si lente à finir
Que tout à l’heure encore, à les voir revenir
De l’agape céleste au divin réfectoire,
Je crus qu’elles allaient vraiment prendre l’essor,
Comme si, se glissant sous leurs voiles de gloire,
Un ange leur avait posé des ailes d’or.

Communion pascale

Douceur, douceur mystique! ô la douceur qui pleut!
Est-ce que dans nos cœurs est tombé le ciel bleu?
Tout le ciel, ce dimanche, à la messe de Pâques
Dissipant le brouillard des tristesses opaques;
Plein d’Archanges, porteurs triomphaux d’encensoirs,
Porteurs d’urnes de paix, porteurs d’urnes d’espoirs;
Aux sons du récital de Cécile la sainte,
Que l’orgue répercute en la pieuse enceinte,
Serait-ce qu’un nouvel Éden s’opère en nous,
Pendant que le Sanctus nous prosterne à genoux?
Et pendant que nos yeux, sous les lueurs rosées,
Deviennent des miroirs d’âmes séraphisées,
Sous le matin joyeux, parmi les vitraux peints
Dont la gloire s’allie au nimbe d’or des saints?
Douceur, d’où nous viens-tu, religieux mystère,
Extase qui nous fais étrangers à la terre?
Ô Foi! N’est-ce pas l’heure adorable où le Christ
Étant ressuscité, selon qu’il est écrit,
Ressuscite pour Lui nos âmes amorties
Sous les petits soleils des pascales Hosties?

Les Moines

Ils défilent au chant étoffé des sandales,
Le chef bas, égrenant de massifs chapelets,
Et le soir qui s’en vient, du sang de ses reflets
Mordore la splendeur funéraire des dalles.
Ils s’effacent soudain, comme en de noirs dédales,
Au fond des corridors pleins de pourpres relais
Où de grands anges peints aux vitraux verdelets
Interdisent l’entrée aux terrestres scandales
Leur visage est funèbre, et dans leurs yeux sereins
Comme les horizons vastes des cieux marins,
Flambe l’austérité des froides habitudes.
La lumière céleste emplit leur large esprit,
Car l’Espoir triomphant creusa les solitudes
De ces silencieux spectres de Jésus-Christ.

La Mort du moine

Voici venir les tristes frères
Vers la cellule où tu te meurs.
Ton esprit est plein de clameurs
Et de musiques funéraires.
Apportez-lui le Viatique.
Saint Bénédict, aidez sa mort!
Bien que faible, faites-le fort
Sous votre sainte égide antique.
Ainsi soit-il au cœur de Dieu!
Clément, dis un riant adieu
Aux liens impurs de cette terre.
Et pars, rentre dans ton Espoir.
Que les bronzes du monastère
Sonnent ton âme au ciel ce soir!

Les Carmélites

Parmi le deuil du cloître elles vont solennelles,
Et leurs pas font courir un frisson sur les dalles,
Cependant que du bruit funèbre des sandales
Monte un peu la rumeur chaste qui chante en elles.
Au séraphique éclat des austères prunelles
Répondent les flambeaux en des gammes modales;
Parmi le froid du cloître elles vont solennelles,
Et leurs pas font des chants de velours sur les dalles.
Une des leurs retourne aux landes éternelles
Trouver enfin l’oubli du monde et des scandales;
Vers sa couche de mort, au fond de leurs dédales,
C’est pourquoi, cette nuit, les nonnes fraternelles
Dans leur cloître longtemps ont marché solennelles.

La Bénédictine

Elle était au couvent depuis trois mois déjà,
Et le désir divin grandissait dans son être,
Lorsqu’un soir, se posant au bord de sa fenêtre,
Un bel oiseau bâtit son nid, puis s’y logea.
Ce fut là qu’il vécut longtemps et qu’il mangea.
Mais, comme elle sentait souvent l’ennui renaître,
La sœur lui mit au cou par caprice une lettre...
L’oiseau ne revint plus, elle s’en affligea.
La vieillesse neigeant sur la Bénédictine
Fit qu’elle rendit l’âme, une nuit argentine,
Les yeux levés au ciel par l’extase agrandis:
Or, comme elle y montait, au chant d’un chœur étrange,
Elle vit, demandant sa place en paradis,
L’oiseau qui remettait la lettre aux mains d’un Ange!

Petit Vitrail

Jésus à barbe blonde, aux yeux de saphir tendre,
Sourit dans un vitrail ancien du défunt chœur
Parmi le vol sacré des chérubins en chœur
Qui se penchent vers Lui pour l’aimer et l’entendre.
Des oiseaux de Sion aux claires ailes calmes
Sont là dans le soleil qui poudroie en délire,
Et c’est doux comme un vers de maître sur la lyre,
De voir ainsi, parmi l’arabesque des palmes,
Dans ce petit vitrail où le soir va descendre,
Sourire, en sa bonté mystique, au fond du chœur,
Le Christ à barbe d’or, aux yeux de saphir tendre.

Amour immaculé

Je sais en une église un vitrail merveilleux
Où quelque artiste illustre, inspiré des archanges,
A peint d’une façon mystique, en robe à franges,
Le front nimbé d’un astre, une Sainte aux yeux bleus.
Le soir, l’esprit hanté de rêves nébuleux
Et du céleste écho de récitals étranges,
Je m’en viens la prier sous les lueurs oranges
De la lune qui luit entre ses blonds cheveux.
Telle sur le vitrail de mon cœur je t’ai peinte,
Ma romanesque aimée, ô pâle et blonde sainte,
Toi, la seule que j’aime et toujours aimerai;
Mais tu restes muette, impassible, et, trop fière,
Tu te plais à me voir, sombre et désespéré,
Errer dans mon amour comme en un cimetière!

Le Récital des Anges

Plein de spleen nostalgique et de rêves étranges,
Un soir, je m’en allai chez la Sainte adorée
Où se donnait, dans la salle de l’empyrée,
Pour la fête du ciel, le récital des anges.
Et nul ne s’opposant à cette libre entrée,
Je vins, le corps vêtu d’une tunique à franges,
Le soir où je m’en fus chez la Sainte adorée,
Plein de spleen nostalgique et de rêves étranges.
Des dames défilaient sous des clartés oranges;
Les célestes laquais portaient haute livrée;
Et ma demande étant par Cécile agréée,
J’écoutai le concert qu’aux divines phalanges
Elle donnait, là-haut, dans des rythmes étranges...

L’Organiste du Paradis

La belle sainte au fond des cieux
Mène l’orchestre archangélique,
Dans la lointaine basilique
Dont la splendeur hante mes yeux.
Depuis que la Vierge biblique
Lui légua ce poste pieux,
La belle Sainte au fond des cieux
Mène l’orchestre archangélique.
Loin du monde diabolique
Puissé-je, un soir mystérieux,
Ouïr dans les divins milieux
Ton clavecin mélancolique,
Ma belle Sainte, au fond des cieux.

Rêve d’une nuit d’hôpital

Cécile était en blanc, comme aux tableaux illustres
Où la Sainte se voit, un nimbe autour du chef.
Ils étaient au fauteuil Dieu, Marie et Joseph;
Et j’entendis cela debout près des balustres.
Soudain au flamboiement mystique des grands lustres,
Éclata l’harmonie étrange, au rythme bref,
Que la harpe brodait de sons en relief...
Musiques de la terre, ah! taisez vos voix rustres!...
Je ne veux plus pécher, je ne veux plus jouir,
Car la sainte m’a dit que pour encor l’ouïr,
Il me fallait vaquer à mon salut sur terre.
Et je veux retourner au prochain récital
Qu’elle me doit donner au pays planétaire,
Quand les anges m’auront sorti de l’hôpital.

Chapelle de la Morte

La chapelle ancienne est fermée,
Et je refoule à pas discrets
Les dalles sonnant les regrets
De toute une ère parfumée.
Et je t’évoque, ô bien-aimée!
Épris de mystiques attraits:
La chapelle assume les traits
De ton âme qu’elle a humée.
Ton corps fleurit dans l’autel seul,
Et la nef triste est le linceul
De gloire qui te vêt entière;
Et dans le vitrail, tes grands yeux
M’illuminent ce cimetière
De doux cierges mystérieux.

Chapelle dans les bois

Nous étions là deux enfants blêmes
Devant les grands autels à franges,
Où Sainte Marie et ses anges
Riaient parmi les chrysanthèmes.
Le soir poudrait dans la nef vide;
Et son rayon à flèche jaune,
Dans sa rigidité d’icône
Effleurait le grand Saint livide.
Nous étions là deux enfants tristes
Buvant la paix du sanctuaire,
Sous la veilleuse mortuaire
Aux vagues reflets d’améthystes.
Nos voix en extase à cette heure
Montaient en rogations blanches,
Comme un angélus des dimanches,
Dans le lointain, qui prie et pleure...
Puis nous partions... Je me rappelle!
Les bois dormaient au clair de lune,
Dans la nuit tiède où tintait une
Voix de la petite chapelle...

Chapelle ruinée

Et je retourne encor frileux, au jet des bruines,
Par les délabrements du parc d’octobre. Au bout
De l’allée où se voit ce grand Jésus debout,
Se massent des soupçons de chapelle en ruines.
Je refoule, parmi viornes, vipérines,
Rêveur, le sol d’antan où gîte le hibou;
L’Érable sous le vent se tord comme un bambou,
Et je sens se briser mon cœur dans ma poitrine.
Cloches des âges morts sonnant à timbres noirs
Et les tristesses d’or, les mornes désespoirs,
Portés par un parfum que le rêve rappelle,
Ah! comme, les genoux figés au vieux portail,
Je pleure ces débris de petite chapelle...
Au mur croulant, fleuri d’un reste de vitrail!

Petit Coin de cure

C’est qu’il a l’air pas mal, sous sa neuve soutane,
Ce cher petit abbé joufflu, rasé tout frais,
Pour qui les vins d’Espagne ont de si doux attraits...
Surtout quand le sommeil les suit sous le platane.
Midi sonne, l’azur dans un or chaud se tanne.
Messire l’abbé donc, ô scandaleux portraits!
S’est endormi tout rond, nez haut, songes abstraits,
Par l’exotique odeur des boudoirs de Sultane.
On vient de la cuisine... Et là sous le rideau,
Blanche pousse Michel, Louise, le bedeau,
Et tous de s’esquiver en éclatant de rire.
Tandis que Sieur Curé n’ayant cure de rien
S’étire en murmurant sous un papal sourire
Que Bacchus après tout était un bon chrétien!

Rondel à ma pipe

Les pieds sur les chenets de fer,
Devant un bock, ma bonne pipe,
Selon notre amical principe,
Rêvons à deux, ce soir d’hiver.
Puisque le ciel me prend en grippe,
(N’ai-je pourtant assez souffert?)
Les pieds sur les chenets de fer,
Devant un bock, rêvons, ma pipe.
Preste, la mort que j’anticipe
Va me tirer de cet enfer
Pour celui du vieux Lucifer.
Soit! nous fumerons chez ce type,
Les pieds sur les chenets de fer.

La Cloche dans la brume

Écoutez, écoutez, ô ma pauvre âme! Il pleure
Tout au loin dans la brume! Une cloche! Des sons
Gémissent sous le noir des nocturnes frissons,
Pendant qu’une tristesse immense nous effleure.
À quoi songez-vous donc? à quoi pensez-vous tant?...
Vous qui ne priez plus, ah! serait-ce, pauvresse,
Que vous compareriez soudain votre détresse
À la cloche qui rêve aux angélus d’antan?...
Comme elle vous geignez, funèbre et monotone,
Comme elle vous tintez dans les brouillards d’automne,
Plainte de quelque église exilée en la nuit,
Et qui regrette avec de sonores souffrances
Les fidèles quittant son enceinte qui luit,
Comme vous regrettez l’exil des Espérances.

RÊVE D’ART

«Intermezzo» [1899]

«Pastels et porcelaines»

Fantaisie créole

Or, la pourpre vêt la véranda rose
Au motif câlin d’une mandoline,
En des sangs de soir, aux encens de rose,
Or, la pourpre vêt la véranda rose.
Parmi les eaux d’or des vases d’Égypte,
Se fanent en bleu, sous des zéphirs tristes,
Des plants odorants qui trouvent leur crypte
Parmi les eaux d’or des vases d’Égypte.
La musique embaume et l’oiseau s’en grise;
Les cieux ont mené leurs valses astrales;
La Tendresse passe aux bras de la brise;
La musique embaume, et l’âme s’en grise.
Et la pourpre vêt la véranda rose,
Et dans l’Éden d’or de sa Louisiane,
Parmi le silence, aux encens de rose,
La créole dort en un hamac rose.

Les Balsamines

pour François Coppée
En un fauteuil sculpté de son salon ducal,
La noble Viennoise, en gaze violette,
De ses doigts ivoirins pieusement feuillette
Le vélin s’élimant d’un missel monacal.
Et sa mémoire évoque, en rêve musical,
Ce pauvre guitariste aux yeux où se reflète
Le pur amour de l’art, qui, près de sa tablette,
Venait causer, humant des fleurs dans un bocal.
La lampe au soir vacille et le vieux Saxe sonne;
Son livre d’heure épars, Madame qui frissonne
Regagne le grand lit d’argent digne des rois.
Des pleurs mouillent ses cils... Au fier blason des portes
Quand l’aube eut reflambé, sur le tapis hongrois
Le missel révélait des balsamines mortes...

Les Camélias roses

Dans le boudoir tendu de choses de Malines,
Tout est désert ce soir, Émilynne est au bal.
Seuls, de beaux plants de fleurs en un glauque bocal
Vont clore peu à peu leurs prunelles câlines.
Sur des onyx épars, des bijoux et des bagues
Croisent leurs reflets maints dans des boîtes d’argent.
Le perroquet digère un long spleen enrageant.
Tout pleure cette absente avec des plaintes vagues.
Le Saxe tinte... Il est aube. Sur l’escalier
Chante un pas satiné dans le frisson des gazes.
Tout s’éveille alourdi des nocturnes extases.
La maîtresse s’annonce au toc toc du soulier.
Sa main effeuille, lente, un frais bouquet de roses;
Ses regards sont voilés d’une aurore de pleurs.
Au bal elle a connu les premières douleurs,
Et sa jeunesse songe au vide affreux des choses,
Devant la sèche mort des Camélias roses.

Le Saxe de famille

Donc, ta voix de bronze est éteinte:
Te voilà muet à jamais!
L’heure plus ne vibre ou ne tinte
Dans la grand’ salle que j’aimais,
Où je venais, après l’étude,
Fumer le soir, rythmant des vers,
Où l’abri du monde pervers
Éternisait ma solitude.
Sur le buffet aux tons noircis
De chêne très ancien, ton ombre
Lamente-t-elle, Saxe sombre,
Toute une époque de soucis?
Serait-ce qu’un chagrin qui tue
T’a harcelé comme un remords,
Ô grande horloge qui t’es tue
Depuis que les parents sont morts?

Éventail

Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon,
Tout peint de grands lys d’or, ce glorieux chiffon
Survit aux bals défunts des dames de lignée.
Mais, ô deuil triomphal! l’autruche surannée
S’effrange sous les pieds de bronze d’un griffon,
Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.
Parfois, quand l’heure vibre en sa ronde effrénée,
L’éventail tout à coup revit un vieux frisson,
Tellement qu’on croirait qu’il évente au soupçon
Des doigts mystérieux d’une morte émanée,
Dans le salon ancien à guipure fanée.

Sculpteur sur marbre

Au fond de l’atelier, titanique sculpture,
Se dresse une statue au piédestal marbré,
Et l’aube rose imprime un reflet empourpré
À travers le vitrail sur sa noble stature;
Oh! qu’il fallut de nuits, l’esprit à la torture,
De labeur pour atteindre un semblable degré!
En un grand tourbillon, le visage effaré,
Se voit l’allégorie emportant sa capture;
Votre cœur est saisi du souffle génial,
Qui frissonne le long de ce corps colossal:
Le Faucheur éternel toujours stable à son œuvre.
Un Bacchus gît par terre, et chaque visiteur
Peut voir, les bras en croix, le sublime sculpteur
Mort aux pieds de la Mort, son dernier grand
[chef-d’œuvre.

Le Chef-d’œuvre posthume[*]

Au fond de l’atelier, se dresse une sculpture
Dont les grands reins de marbre ont le geste cambré.
L’aube a plaqué lugubre un rayon de son gré
Sur le buste, par la lucarne à la toiture.
Comme il fallut de nuits, mettant l’art à torture,
De labeur, pour atteindre à ce pareil degré!
En tourbillon massif, le visage effaré,
Se voit l’Allégorie emportant sa capture.
Et l’on se sent saisi de cette majesté,
Ce Michel-Angélique effort qu’il a sculpté:
La Faucheuse éternelle et stoïque à son œuvre.
Mais aussi tous les yeux s’imprègnent de moiteur,
À la rigidité macabre du sculpteur
Mort aux pieds de la Mort son posthume chef-d’œuvre.
[*] Les passages en italique signalent des variantes par rapport à la version antécédente du même poème intitulé «Sculpteur sur marbre».

Noël de vieil artiste

La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Noël, sur la pauvre toiture,
Comme un De Profundis, s’abat.
L’artiste est mort en plein combat,
Les yeux rivés à sa sculpture.
La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Ô Paradis! puisqu’il tomba,
Tu pris pitié de sa torture.
Qu’il dorme en bonne couverture,
Il eut si froid sur son grabat!
La bise geint, la porte bat...

Mon sabot de Noël

I
Jésus descend, marmots, chez vous,
Les mains pleines de gais joujoux.
Mettez tous, en cette journée,
Un bas neuf dans la cheminée.
Et soyez bons, ne pleurez pas...
Chut! voici que viennent ses pas.
Il a poussé la grande porte,
Il entre avec ce qu’Il apporte...
Soyez heureux, ô chérubins!
Chefs de Corrège ou de Rubens...
Et dormez bien parmi vos langes,
Ou vous ferez mourir les anges.
Dormez, jusqu’aux gais carillons
Sonnant l’heure des réveillons.
II
Pour nous, fils errants de Bohème,
Ah! que l’Ennui fait Noël blême!
Jésus ne descend plus pour nous,
Nous avons trop eu de joujoux.
Mais c’est mainte affre nouveau-née
Dans l’infernale cheminée.
Nous avons tant de désespoir
Que notre sabot en est noir.
Les meurt-de-faim et les artistes
N’ont pour tout bien que leurs cœurs tristes.

L’ultimo Angelo del Correggio

Pour Madame W. Hately
Les yeux hagards, la joue pâlie,
Mais le cœur ferme et sans regret,
Dans sa mansarde d’Italie
Le divin Corrège expirait.
Autour de l’atroce grabat,
La bonne famille du maître
Cherche un peu de sa vie à mettre
Dans son cœur à peine qui bat.
Mais la vision cérébrale
Fomente la fièvre du corps,
Et son âme qu’agite un râle,
Sonne de bizarres accords.
Il veut peindre. Très lentement
De l’oreiller il se soulève,
Simulant quelque archange en rêve
En oubli du Ciel un moment.
Son œil fouille la chambre toute,
Et soudain se fixe, étonné.
Il voit son modèle, il n’a doute,
Dans le berceau du dernier-né.
Son jeune enfant près du panneau,
Tout rose, dans le linge orange,
A joint ses petites mains d’ange
Vers le cadre du Bambino.
Et sa filiale prière
À celle de l’Éden fait lien:
Dans du soir d’or italien,
Vision de blanche lumière.
«Vite qu’on m’apporte un pinceau!
«Mes couleurs! crie le vieil artiste,
«Je veux peindre la pose triste
«De mon enfant dans son berceau.
«Mon pinceau! délire Corrège,
«Je veux saisir en son essor
«Ce sublime idéal de neige
«Avant qu’il retourne au ciel d’or!»
Comme il peint! Comme sur la toile
Le génie coule à flot profond!
C’est un chérubin au chef blond,
En chemise couleur d’étoile.
Mais le peintre, pris tout à coup
D’un hoquet, retombe. Il expire,
Tandis que la sueur au cou
S’est figée en perles de cire.
Ainsi mourut l’artiste étrange
Dont le cœur d’idéal fut plein;
Qui fit de son enfant un ange,
Avant d’en faire un orphelin.

Fra Angelico

à Madame W. Y. Hately
Le moine Angelico travaillait dès matines
Au rêve de ses jours en gloire épanoui,
Voulant peindre la Vierge et la peindre telle, oui,
Qu’elle ne le fut pas aux toiles florentines.
C’est pourquoi le prieur lors des vêpres latines
L’a vu souvent rêver dans la nef, ébloui.
Le moine Angelico travaillait dès matines
Au rêve de ses jours en gloire épanoui.
Or un soir que sonnaient les cloches argentines,
Dans sa cellule on vit l’artiste évanoui;
Sous sa robe il tenait le chef-d’œuvre enfoui
Qu’un Ange déroba des célestes Sixtines
Pour son Frère toujours à l’œuvre dès matines.

Sur un portrait de Dante I

Que ton visage est triste et ton front amaigri.
Auguste BARBIER
C’est bien lui, ce visage au sourire inconnu,
Ce front noirci au hâle infernal de l’abîme,
Cet œil où nage encor la vision sublime:
Le Dante incomparable et l’Homme méconnu
Ton âme herculéenne, on s’en est souvenu,
Loin des fourbes jaloux du sort de leur victime,
Sur les monts éternels où tu touchas la cime
A dû trouver la paix, ô Poète ingénu.
Sublime Alighieri, gardien des cimetières!
Le blason glorieux de tes œuvres altières,
Au mur des Temps flamboie ineffaçable et fier.
Et tu vivras, ô Dante, autant que Dieu lui-même,
Car les Cieux ont appris aussi bien que l’Enfer
À balbutier les chants de ton divin Poème.

Sur un portrait de Dante II[*]

C’est lui, le pèlerin de l’ombre revenu,
Au front noirci du hâle infernal de l’abîme,
À l’œil où flotte encor la vision sublime,
L’artiste incomparable et l’homme méconnu.
Loin des fourbes jaloux dont il fut la victime,
Après avoir montré leur âme immonde à nu,
Des monts olympiens il a touché la cime
Et retrouvé la paix de son rêve ingénu.
Ô Dante Alighieri, gardien des cimetières!
Le blason glorieux de tes œuvres altières
Au mur des sages brille, ineffaçable et fier!
Et tu vivras aussi longtemps que Dieu lui-même,
Car le Ciel éternel et l’éternel Enfer
Ont appris les accents de ton ardent poème.
[*] Les passages en italique signalent des variantes par rapport à la version antécédente (I) du même poème.

À Georges Rodenbach

Blanc, blanc, tout blanc, ô Cygne ouvrant tes ailes pâles,
Tu prends l’essor devers l’Éden te réclamant,
Du sein des brouillards gris de ton pays flamand
Et des mortes cités, dont tu pleuras les râles.
Bruges, où vont là-bas ces veuves aux noirs châles?
Par tes cloches soit dit ton deuil au firmament!
Le long de tes canaux mélancoliquement
Les glas volent, corbeaux d’airain dans l’air sans hâles.
Et cependant l’Azur rayonne vers le Nord
Et c’est comme on dirait une lumière d’or,
Ô Flandre! éblouissant tes funèbres prunelles.
Béguines qui priez aux offices du soir,
Contemplez par les yeux levés de l’Ostensoir
Le Mystique, l’Élu des aubes éternelles!

L’Antiquaire

Entre ses doigts osseux roulant une ample bague,
L’antiquaire, vieux Juif d’Alger ou de Maroc,
Orfèvre, bijoutier, damasquineur d’estoc,
Au fond de la boutique erre, pause et divague.
Puis, des lampes de fer que frôle l’ombre vague
S’approchant tout fiévreux, le moderne Shylock
Recule, horrifié. Rigide comme un bloc
Il semble au cœur souffrir de balafres de dague.
Malheur! Ce vieil artiste a trop tard constaté
Que l’anneau Louis XIV à fou prix acheté
N’est qu’un bibelot vil où rit l’infâme fraude.
C’est pourquoi, sous le flot des lustres miroitants,
L’horrible et fauve jet de son œil filtre et rôde
Dans la morne pourpreur des rubis éclatants.

Vieille Romanesque

Près de ses pots de fleurs, à l’abri des frimas,
Assise à la fenêtre, et serrant autour d’elle
Son châle japonais, Mademoiselle Adèle
Comme à vingt ans savoure un roman de Dumas.
Tout son boudoir divague en bizarre ramas,
Cloître d’anciennetés, dont elle est le modèle;
Là s’inscrusta l’émail de son culte fidèle:
Vases, onyx, portraits, livres de tous formats.
Sur les coussins épars, un mieux matou de Perse
Ronronne cependant que la vieille disperse
Aux feuillets jaunissants les ennuis de son cœur.
Mais elle ne voit pas, en son rêve attendrie,
Dans la rue, un passant au visage moqueur...
Le joueur glorieux d’orgue de Barbarie!

Vieille Armoire

Dors, fouillis vénéré de vieilles porcelaines
Froides comme des yeux de morts, tout clos, tout froids,
Services du Japon qui disent l’autrefois
De maints riches repas de belles châtelaines!
Ton bois a des odeurs moites d’anciennes laines,
Parfums de choses d’or aux fragiles effrois;
Tes tasses ont causé sur des lèvres de rois
De leurs Hébés, de leurs images peintes, pleines
De pastels lumineux, de vieux jardins fleuris,
Arabesque où le ciel avait de bleus souris...
Reliquaire d’antan, ô grande, ô sombre armoire!
Hier, quand j’entr’ouvris tes portes de bois blond,
Je crus y voir passer la spectrale mémoire
De couples indistincts menés au réveillon.

Le Roi du souper

Grave en habit luisant, un vieux nègre courbé,
Va, vient de tous côtés à pas vifs d’estafette:
Le paon truffé qui fume envoie une bouffette
Du clair plateau d’argent jusqu’au plafond bombé.
Le triomphal service, au buffet dérobé,
Flambe. Toute la salle en lueur d’or s’est faite;
À la table massive ils sont là pour la fête,
Tous, depuis le grand-oncle au plus petit bébé.
Soudain, la joie éclate et trille, franche et belle:
Le dernier-né se pose, en robe mirabelle,
Sur la nappe de Chine où fleurit maint détail.
On applaudit. Sambo pâmé s’en tient les hanches,
Cependant que, voilant son chef sous l’éventail,
Grand-mère essuie un peu ses deux paupières blanches.

Potiche

C’est un vase d’Égypte à riche oiselure,
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés:
De profil on y voit, souple, les reins cambrés,
Une immobile Isis tordant sa chevelure.
Flambantes, des nefs d’or se glissent sans voilure
Sur une eau d’argent plane aux tons de ciel marbrés:
C’est un vase d’Égypte à riche oiselure
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés.
Mon âme est un potiche où pleurent, dédorés,
De vieux espoirs mal peints sur sa fausse moulure;
Aussi j’en souffre en moi comme d’une brûlure,
Mais le trépas bientôt les aura tous sabrés...
Car ma vie est un vase à pauvre ciselure.

VESPÉRALES FUNÈBRES

«Eaux-fortes funéraires»

Prélude triste

Je vous ouvrais mon cœur comme une basilique;
Vos mains y balançaient jadis leurs encensoirs
Aux jours où je vêtais des chasubles d’espoirs,
Jouant près de ma mère en ma chambre angélique.
Maintenant oh! combien je suis mélancolique
Et comme les ennuis m’ont fait des joujoux noirs!
Je m’en vais sans personne et j’erre dans les soirs
Et les jours, on m’a dit: Va. Je vais sans réplique.
J’ai la douceur, j’ai la tristesse et je suis seul
Et le monde est pour moi quelque immense linceul
Funéraire où soudain par des causes étranges
Je surgirai mal mort dans un vertige fou
Pour murmurer tout bas des musiques aux Anges
Afin de retourner et mourir dans mon trou.

Ruines

Quelquefois je suis plein de grandes voix anciennes,
Et je revis un peu l’enfance en la villa;
Je me retrouve encore avec ce qui fut là
Quand le soir nous jetait de l’or par les persiennes.
Et dans mon âme alors soudain je vois groupées
Mes sœurs à cheveux blonds jouant près des vieux feux;
Autour d’elles le chat rôde, le dos frileux,
Les regardant vêtir, étonné, leurs poupées.
Ah! la sérénité des jours à jamais beaux
Dont sont morts à jamais les radieux flambeaux,
Qui ne brilleront plus qu’en flammes chimériques:
Puisque tout est défunt, enclos dans le cercueil,
Puisque, sous les outils des noirs maçons du Deuil,
S’écroulent nos bonheurs comme des murs de briques!

La Belle Morte

Ah! la belle morte! elle repose.
En Éden blanc un ange la pose.
Elle sommeille emmi les pervenches
Comme en une chapelle aux dimanches.
Ses cheveux sont couleur de la cendre;
Son cercueil on vient de le descendre.
Et ses beaux yeux verts que la mort fausse
Feront un clair de lune en sa fosse.

Le Soulier de la Morte

Ce frêle soulier gris et or,
Aux boucles de soie embaumée,
Tel un mystérieux camée,
Entre mes mains, ce soir, il dort.
Tout à l’heure je le trouvai
Gisant au fond d’une commode...
Petit soulier d’ancienne mode,
Soulier du souvenir... Ave!
Depuis qu’elle s’en est allée,
Menée aux marches de Chopin,
Dormir pour jamais sous ce pin
Dans la froide et funèbre allée,
Je suis resté toute l’année
Broyé sous un fardeau de fer,
À vivre ainsi qu’en un enfer,
Comme une pauvre âme damnée.
Et maintenant, cœur plein de noir,
Cette vigile de décembre,
Je le trouve au fond de ma chambre,
Soulier que son pied laissa choir.
Celui-là seul me fut laissé,
L’autre est sans doute chez les anges...
Et moi je cours pieds nus les fanges...
Mon âme est un soulier percé.

Le Missel de la Morte

Ce missel d’ivoire
Que tu m’as donné,
C’est au lys fané
Qu’est sa page noire.
Ô legs émané
De pure mémoire,
Quand tu m’as donné
Ce missel d’ivoire!
Tout l’antan de gloire
En lui, suranné,
Survit interné.
Quel lacrymatoire,
Ce missel d’ivoire!

Les Vieilles Rues

Que vous disent les vieilles rues
Des vieilles cités?...
Parmi les poussières accrues
De leurs vétustés,
Rêvant de choses disparues,
Que vous disent les vieilles rues?
Alors que vous y marchez tard
Pour leur rendre hommage:
– «De plus d’une âme de vieillard
«Nous sommes l’image»,
Disent-elles dans le brouillard,
Alors que vous y marchez tard.
«Comme d’anciens passants nocturnes
«Qui longent nos murs,
«En eux ayant les noires urnes
«De leurs airs impurs,
«S’en vont les Remords taciturnes
«Comme d’anciens passants nocturnes.»
Voilà ce que dans les cités
Maintes vieilles rues
Disent parmi les vétustés
Des choses accrues
Parmi vos gloires disparues,
Ô mornes et mortes cités!

Le Crêpe

Combien j’eus de tristesse en moi ce soir, pendant
Que j’errais à travers le calme noir des rues,
Éludant les clameurs et les foules accrues,
À voir sur une porte un grand crêpe pendant.
Aussi, devant le seuil du défunt résidant,
Combien j’eus vision des luttes disparues
Et des méchancetés dures, sordides, crues,
Que le monde à ses pas s’en allait épandant.
Bon ou mauvais passant, qui que tu sois, mon frère!
Si jamais tu perçois l’emblème funéraire,
Découvre-toi le chef aussitôt de la main,
Et songe, en saluant la mort qui nous recèpe,
Que chaque heure en ta vie est un fil pour ce crêpe
Qu’à ta porte peut-être on posera demain.

Le Cercueil

Au jour où mon aïeul fut pris de léthargie,
Par mégarde on avait apporté son cercueil;
Déjà l’étui des morts s’ouvrait pour son accueil,
Quand son âme soudain ralluma sa bougie.
Et nos âmes, depuis cet horrible moment,
Gardaient de ce cercueil de grandes terreurs sourdes;
Nous croyions voir l’aïeul au fond des fosses lourdes,
Hagard, et se mangeant dans l’ombre éperdument.
Aussi quand l’un mourait, père ou frère atterré
Refusait sa dépouille à la boîte interdite,
Et ce cercueil, au fond d’une chambre maudite,
Solitaire et muet, plein d’ombre, est demeuré.
Il me fut défendu pendant longtemps de voir
Ou de porter les mains à l’objet qui me hante...
Mais depuis, sombre errant de la forêt méchante
Où chaque homme est un tronc, marquant mon souci
[noir,
J’ai grandi dans le goût bizarre du tombeau,
Plein du dédain de l’homme et des bruits de la terre,
Tel un grand cygne noir qui s’éprend de mystère,
Et vit à la clarté du lunaire flambeau.
Et j’ai voulu revoir, cette nuit, le cercueil
Qui me troubla jusqu’en ma plus ancienne année;
Assaillant d’une clé sa porte surannée,
J’ai pénétré sans peur en la chambre de deuil.
Et là, longtemps je suis resté, le regard fou,
Longtemps, devant l’horreur macabre de la boîte;
Et j’ai senti glisser sur ma figure moite
Le frisson familier d’une bête à son trou.
Et je me suis penché pour l’ouvrir, sans remords
Baisant son front de chêne ainsi qu’un front de frère,
Et, mordu d’un désir joyeux et funéraire,
Espérant que le ciel m’y ferait tomber mort.

Le Corbillard

Par des temps de brouillard, de vent froid et de pluie,
Quand l’azur a vêtu comme un manteau de suie,
Fête des anges noirs! dans l’après-midi, tard,
Comme il est douloureux de voir un corbillard,
Traîné par des chevaux funèbres, en automne,
S’en aller cahotant au chemin monotone,
Là-bas vers quelque gris cimetière perdu,
Qui lui-même comme un grand mort gît étendu!
L’on salue, et l’on est pensif au son des cloches
Élégiaquement dénonçant les approches
D’un après-midi tel aux rêves du trépas.
Alors nous croyons voir, ralentissant le pas,
À travers des jardins rouillés de feuilles mortes,
Pendant que le vent tord des crêpes à nos portes,
Sortir de nos maisons, comme des cœurs en deuil,
Notre propre cadavre enclos dans le cercueil.

Le Perroquet

Aux jours de sa vieille détresse
Elle avait, la pauvre négresse,
Gardé cet oiseau d’allégresse.
Ils habitaient, au coin hideux,
Un de ces réduits hasardeux,
Au faubourg lointain, tous les deux.
Lui, comme jadis à la foire,
Il jacassait les jours de gloire
Perché sur son épaule noire.
La vieille écoutait follement,
Croyant que par l’oiseau charmant
Causait l’âme de son amant.
Car le poète chimérique,
Avec une verve ironique
À la crédule enfant d’Afrique
Avait conté qu’il s’en irait,
À son trépas, vivre en secret
Chez l’âme de son perroquet.
C’est pourquoi la vieille au front chauve,
À l’heure où la clarté se sauve,
Interrogeait l’oiseau, l’œil fauve.
Mais lui riait, criant toujours,
Du matin au soir tous les jours:
«Ha! Ha! Ha! Gula, mes amours!»
Elle en mourut dans un cri rauque,
Croyant que sous le soliloque
Inconscient du bavard glauque,
L’amant défunt voulait, moqueur,
Railler l’amour de son vieux cœur.
Elle en mourut dans la rancœur.
L’oiseau pleura ses funérailles,
Puis se fit un nid de pierrailles
En des ruines de murailles.
Mais il devint comme hanté;
Et quand la nuit avait chanté
Au clair du ciel diamanté,
On eût dit, à voir sa détresse,
Qu’en lui pleurait, dans sa tendresse,
L’âme de la pauvre négresse.

Le Tombeau de la Négresse

Alors que nous eût fui le grand vent des hivers,
Aux derniers ciels pâlis de mars, nous la menâmes
Dans le hallier funèbre aux odeurs de cinnames,
Où germaient les soupçons de nouveaux plants rouverts.
De hauts rameaux étaient criblés d’oiseaux divers
Et de tristes soupirs gonflaient leurs jeunes âmes.
Au limon moite et brut où nous la retournâmes,
Que l’Africaine dorme en paix dans les mois verts!
Le sol pieusement recouvrira ses planches;
Et le bon bengali, dans son château de branches,
Pleurera sur maint thème un peu de ses vingt ans.
Peut-être, revenus en un lointain printemps,
Verrons-nous, de son cœur, dans les buissons latents,
Éclore un grand lys noir entre des roses blanches.

Le Tombeau de Chopin

Dors loin des faux baisers de la Floriani,
Ô pâle consomptif, dans les lauriers de France!
Un peu de sol natal partage ta souffrance,
Le sol des palatins, dont tu t’étais muni.
Quand tu nous vins, Chopin, plein de rêve infini,
Sur ton maigre profil fleurissait l’espérance
De faire pour ton art ce que fit à Florence
Maint peintre italien pour l’âge rajeuni.
Comme un lys funéraire, au vase de la gloire
Tu te penchas, jeune homme, et ne sachant plus boire,
Le clavecin sonna ta marche du tombeau!
Dors Chopin! Que la verte inflexion du saule
Ombrage ton sommeil mélancolique et beau,
Enfant de la Pologne au bras d’or de la Gaule!

Le Tombeau de Charles Baudelaire

Je rêve un tombeau épouvantable et lunaire
Situé par les cieux, sans âme et mouvement,
Où le monde prierait et longtemps luminaire
Glorifierait, mythe ou gnome, sublimement.
Se trouve-t-il bâti colloquialement
Quelque part dans Ilion ou par le planisthère?
Le guenillou dirait un elfe au firmament,
Farfadet assurant le reste, Planétaire!
Ô chantre inespéré des pays du soleil,
Le tombeau glorieux de son vers sans pareil
Soit un excerpt tombal, ô Charles Baudelaire.
Je m’incline en passant devant lui pieusement,
Rêvant, pour l’adorer, un violon polaire
Qui musicât ses vers, et perpétuellement.
.........................................................................
Ô cygne[*] inespéré des pays du soleil,
Que l’excerpteur glorieux de ton tombeau vermeil
Soit maigre et pâle stèle, ô Charles Baudelaire.
Je m’incline en passant devant toi pieusement,
Rêvant pour t’adorer un violon lunaire
Qui musicât tes vers et iatoulalant.
[*] Les passages en italique des deux derniers tercets (v. 15-19) signalent des variantes par rapport à la version des deux tercets précédents (v. 9-14).

Marches funèbres

J’écoute en moi des voix funèbres
Clamer transcendantalement,
Quand sur un motif allemand
Se rythment ces marches célèbres.
Au frisson fou de mes vertèbres
Si je sanglote éperdument,
C’est que j’entends des voix funèbres
Clamer transcendantalement.
Tel un troupeau spectral de zèbres
Mon rêve rôde étrangement;
Et je suis hanté tellement
Qu’en moi toujours, dans mes ténèbres,
J’entends geindre des voix funèbres.

SOIRS DE NÉVROSE

«Vêpres tragiques»

Le Lac

Remémore, mon cœur, devant l’onde qui fuit
De ce lac solennel, sous l’or de la vesprée,
Ce couple malheureux dont la barque éplorée
Y vint sombrer avec leur amour, une nuit.
Comme tout alentour se tourmente et sanglote!
Le vent verse les pleurs des astres aux roseaux,
Le lys s’y mire ainsi que l’azur plein d’oiseaux,
Comme pour y chercher une image qui flotte.
Mais rien n’en a surgi depuis le soir fatal
Où les amants sont morts enlaçant leurs deux vies,
Et les eaux en silence aux grèves d’or suivies
Disent qu’ils dorment bien sous leur calme cristal.
Ainsi la vie humaine est un grand lac qui dort
Plein sous le masque froid des ondes déployées,
De blonds rêves déçus, d’illusions noyées,
Où l’Espoir vainement mire ses astres d’or.

Paysage fauve

Les arbres comme autant de vieillards rachitiques,
Flanqués vers l’horizon sur les escarpements,
Tordent de désespoir leurs torses fantastiques,
Ainsi que des damnés sous le fouet des tourments.
C’est l’Hiver; c’est la Mort; sur les neiges arctiques,
Vers le bûcher qui flambe aux lointains campements,
Les chasseurs vont fouettant leurs chevaux athlétiques
Et galopent, frileux, sous leurs lourds vêtements.
La bise hurle; il grêle; il fait nuit, tout est sombre;
Et voici que soudain se dessine dans l’ombre
Un farouche troupeau de grands loups affamés;
Ils bondissent, essaims de fauves multitudes,
Et la brutale horreur de leurs yeux enflammés
Allume de points d’or les blanches solitudes.

Le Puits hanté

Dans le puits noir que tu vois là
Gît la source de tout ce drame.
Au vent du soir le cerf qui brame
Parmi les bois conte cela.
Jadis un prêtre fou, voilà,
Y fut noyé par une femme.
Dans le puits noir que tu vois là
Gît la source de tout ce drame.
Pstt! N’y viens pas! On voit l’éclat
Mystérieux d’un spectre en flamme,
Et l’on entend, la nuit, une âme
Râler comme en affreux gala,
Dans le puits noir que tu vois là.

L’Idiote aux cloches

I
Elle a voulu trouver les cloches
Du Jeudi-Saint sur les chemins;
Elle a saigné ses pieds aux roches
À les chercher dans les soirs maints,
Ah! lon lan laire,
Elle a meurtri ses pieds aux roches;
On lui disait: «Fouille tes poches.»
– «Nenni, sont vers les cieux romains:
Je veux trouver les cloches, cloches,
Je veux trouver les cloches
Et je les aurai dans mes mains.»
Ah! lon lan laire et lon lan la.
II
Or vers les heures vespérales
Elle allait, solitaire, aux bois.
Elle rêvait des cathédrales
Et des cloches dès de longs mois;
Ah! lon lan laire,
Elle rêvait des cathédrales,
Puis tout à coup, en de fous râles
S’élevait tout au loin sa voix:
«Je veux trouver les cloches, cloches,
Je veux trouver les cloches
Et je les aurai dans mes mains.»
Ah! lon lan laire et lon lan la.
III
Une aube triste, aux routes croches,
On la trouva dans un fossé.
Dans la nuit du retour des cloches
L’idiote avait trépassé;
Ah! lon lan laire,
Dans la nuit du retour des cloches,
À leurs métalliques approches,
Son rêve d’or fut exaucé:
Un ange mit les cloches, cloches,
Lui mit toutes les cloches,
Là-haut, lui mit toutes aux mains.
Ah! lon lan laire et lon lan la.

L’Homme aux cercueils

Maître Christian Loftel n’a d’état que celui
De faire des cercueils pour les mortels ses frères,
Au fond d’une boutique aux placards funéraires
Où depuis quarante ans le jour à peine a lui.
À cause de son air étrange, nul vers lui
Ne vient: il a le froid des urnes cinéraires.
Parfois, quelque homme en deuil discute des parères
Et retourne, hanté de ce spectre d’ennui.
Ô sage, qui toujours gardes tes lèvres closes,
Maître Christian Loftel! tu dois savoir des choses
Qui t’ont creusé le front et t’ont joint les sourcils.
Réponds! Quand tu construis les planches péremptoires
Combien d’âmes de morts, au choc de tes outils
Te content longuement leurs posthumes histoires?

Le Suicide d’Angel Valdor

à Wilfrid Larose
I
Le vieil Angel Valdor épousait dans la nef,
En Avril, sa promise aux yeux noirs, au blond chef.
Le soleil harcelait de flèches empourprées
Le vitrail, ce miroir des Anges aux Vesprées.
Et, partout, l’on disait en les voyant ainsi
S’en aller triomphants, qu’ils vivaient sans souci,
Que leur maison serait comme un temple au dimanche,
L’amour officiant dans sa chasuble blanche.
Le sonneur, en Avril, épousait dans la nef
Sa jeune fiancée aux yeux noirs, au blond chef.
II
Il eut pendant longtemps le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.
Il vécut des baisers trop menteurs d’une femme
Jusqu’aux jours où son cœur se prit de doute infâme.
Il demandait du ciel plus d’un gars à l’œil brun
Qui le remplacerait quand il serait défunt,
Et ferait bourdonner du haut de leurs tours grandes
Les cloches qu’il sonnait comme nul dans les landes.
Il eut quand vint le Mai le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.
III
Mais en Juin, le sonneur devint sombre soudain.
Au soir il s’en allait souvent dans son jardin,
Pensif, se promenant plein de peine et de doute...
On eût dit son convoi d’amour longeant la route.
Il confiait à l’astre un peu de tout son mal
Plus noir que l’envol noir du corbeau vespéral.
Les soucis, la douleur terrassaient son courage,
Il se sentait gonfler de sourde et lente rage.
En Juin ce fut pourquoi, comme cela soudain
Il descendait au soir tout seul dans son jardin.
IV
Le sonneur en Octobre eut son amour fané
Et s’en alla l’œil fou comme un halluciné.
Son épouse adultère ah! la folle hirondelle!
Avait fui jà son âtre, au serment infidèle,
Encercueillant l’amour du vieil Angel Valdor
Qui marchait dans la vie avec un grand cœur mort,
Lui laissant la maison silencieuse et vide
Pour les bouges lointains de la ville livide.
À l’Octobre funèbre il eut l’amour fané
Et les macabres pas d’un pauvre halluciné.
V
Après avoir sonné l’Angélus quelque soir,
Valdor prit l’escalier qui mène au clocher noir.
Du bruit de ses sabots l’écho se fit des râles
Rauques parmi les tours sous les étoiles pâles.
La basilique avait senti frémir ses flancs
Et ses vitraux étaient comme des yeux sanglants,
Et les portes grinçant sur leurs gonds de ferrailles
Avaient comme un soupçon du glas des funérailles.
Il sonna trois accords brusquement par ce soir
Où le sonneur monta dans l’affreux clocher noir.
VI
Et Novembre est tombé dans les affligements!...
Voici le roman noir que je pleure aux amants...
L’archevêque au matin montant aux tours maudites
Y resta longuement, les forces interdites,
Devant le corps pendant aux câbles du beffroi,
Devant le corps crispé du pauvre sonneur froid.
Le prêtre prononça des oraisons étranges
Pour cette âme enroulée aux doigts des Mauvais Anges,
Pour le sonneur et pour l’épouse au cœur de fer
Dont Valdor dit le glas aux cloches de l’Enfer.

Les Corbeaux

J’ai cru voir sur mon cœur un essaim de corbeaux
En pleine lande intime avec des vols funèbres,
De grands corbeaux venus de montagnes célèbres
Et qui passaient au clair de lune et de flambeaux.
Lugubrement, comme en cercle sur des tombeaux
Et flairant un régal de carcasses de zèbres,
Ils planaient au frisson glacé de mes vertèbres,
Agitant à leurs becs une chair en lambeaux.
Or, cette proie échue à ces démons des nuits
N’était autre que ma Vie en loque, aux ennuis
Vastes qui vont tournant sur elle ainsi toujours,
Déchirant à larges coups de bec, sans quartier,
Mon âme, une charogne éparse au champ des jours,
Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier.

Les Chats

Aux becs de gaz éteints, la nuit, en la maison,
Ils prolongent souvent des plaintes éternelles;
Et sans que nous puissions dans leurs glauques prunelles
En sonder la sinistre et mystique raison.
Parfois, leur dos aussi secoue un long frisson;
Leur poil vif se hérisse à des jets d’étincelles
Vers les minuits affreux d’horloges solennelles
Qu’ils écoutent sonner de bizarre façon.

Le Chat fatal

Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme
De morne idée, un chat fantôme
Soudain sur moi sauta,
Sauta sur moi de façon telle
Que j’eus depuis en clientèle
Des spasmes d’angoisse immortelle
Dont l’enfer me dota.
J’étais très sombre et j’étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
Ce qui ci-bas parfois délivre
De nos âcres soucis.
Il me dit lors avec emphase
Que je cherchais la vaine phrase
Que j’étais fou comme l’extase
Où je rêvais assis.
Je me levai dans mon encombre
Et j’étais ivre et j’étais sombre;
Lui vint danser au fond de l’ombre;
Je brandissais mon cœur
Et je pleurais: démon funèbre,
Va-t’en, retourne en la ténèbre,
Mais lui, par sa mode célèbre,
Faisait gros dos moqueur.
Ma jussion le fit tant rire,
Que j’en tombai pris de délire,
Et je tombai, mon cœur plein d’ire,
Sur le parquet roulant.
Le chat happa sa proie, alerte,
Mangea mon cœur, la gueule ouverte,
Puis s’en alla haut de ma perte,
Tout joyeux miaulant.
Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
Que je tuerais, si la panique
Ne m’atterrait vraiment;
Il rejoindrait mes choses mortes
Si j’en avais mains assez fortes,
Ah! mais je heurte en vain les portes
De mon massif tourment.
Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre cœur que sa dent ronge
Et rongera tant que mensonge
Engouffrera les jours,
Tant que la femme sera fausse.
Puisque ton soulier noir me chausse,
Ô vie, ouvre-moi donc la fosse
Que j’y danse à toujours!
Cette terreur du chat me brise;
J’aurai bientôt la tête grise
Rien qu’à songer que son poil frise,
Frise mon corps glacé.
Et plein d’une crise émouvante
Les cheveux dressés d’épouvante
Je cours ma chambre qui s’évente
Des horreurs du passé.
Mortels, âmes glabres de bêtes,
Vous les aurez aussi ces fêtes,
Vous en perdrez les cœurs, les têtes,
Quand viendra l’hôte noir
Vous griffer tous comme à moi-même
Selon qu’il fit dans la nuit blême
Où je rimai l’étrange thème
Du chat du Désespoir!

Le Spectre

Il s’est assis aux soirs d’hiver
En mon fauteuil de velours vert
Près de l’âtre,
Fumant dans ma pipe de plâtre,
Il s’est assis un spectre grand
Sous le lustre de fer mourant
Derrière mon funèbre écran.
Il a hanté mon noir taudis,
Et ses soliloques maudits
De fantôme
L’ont empli d’étrange symptôme.
Me diras-tu ton nom navrant,
Spectre? Réponds-moi cela franc,
Derrière le funèbre écran.
Quand je lui demandai son nom,
La voix grondant comme un canon,
Le squelette
Crispant sa lèvre violette,
Debout et pointant le cadran,
Le hurla d’un cri pénétrant,
Derrière mon funèbre écran.
Je suis en tes affreuses nuits,
M’a dit le Spectre des Ennuis,
Ton seul frère.
Viens contre mon sein funéraire,
Que je t’y presse en conquérant.
Certe à l’heure j’y cours, tyran,
Derrière mon funèbre écran.
Claquant des dents, féroce et fou,
Il a détaché de son cou
Une écharpe,
De ses doigts d’os en fils de harpe,
Maigres, jaunes comme safran,
L’accrochant à mon cœur son cran,
Derrière le funèbre écran.

La Terresse aux spectres

Alors que je revois la lugubre terrasse
Où d’un château hanté se hérissent les tours,
L’indescriptible peur des spectres d’anciens jours
Traverse tout mon être et soudain me terrasse.
C’est que mon œil aux soirs dantesquement embrasse
Quelque feu fantastique errant aux alentours,
Alors que je revois la lugubre terrasse
Où d’un château hanté se hérissent les tours.
Au bruit de la fanfare une infernale race
Revient y célébrer ses posthumes amours,
Dames et cavaliers aux funèbres atours
À diurne éclipsés sans vestige de trace,
Alors que je revois la lugubre terrasse.

Confession nocturne

Prêtre, je suis hanté, c’est la nuit dans la ville,
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs,
Il pleut une tristesse horrible aux promenoirs
Et personne ne vient de la plèbe servile.
Tout est calme et tout dort. La solitaire Ville
S’aggrave de l’horreur vaste des vieux manoirs.
Prêtre, je suis hanté, c’est la nuit dans la ville;
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs.
En le parc hivernal, sous la bise incivile,
Lucifer rôde et va raillant mes désespoirs
Très fous!... Le suicide aiguise ses coupoirs!
Pour se pendre, il fait bon sous cet arbre tranquille...
..............................................................................
Prêtre, priez pour moi, c’est la nuit dans la ville!...

Frère Alfus

I
Ce fut un homme chaste, humble, doux et savant
Que le vieux frère Alfus, le moine des légendes.
Il vivait à Olmütz dans un ancien couvent.
Il avait un renom de par beaucoup de landes;
Son esprit était plein d’un immense savoir
Car la Science lui fit ses insignes offrandes.
De tous bords l’on venait pour l’aimer et le voir;
Son chef s’était blanchi sous des frimas d’idées
Mais son penser restait sur un point sans pouvoir.
Parmi les grandes paix des retraites sondées,
Dès l’aube, tout rêveur il venait là souvent
Quand les herbes chantaient sous les primes ondées.
Il écoutait la source et l’oiseau, puis le vent,
Et comme en désespoir de solver le mystère
Il retournait pensif toujours vers son couvent.
On le vit se voûter comme l’arbre au parterre.
Peu à peu dans son âme une tempête entra
Car le Doute y grondait comme un rauque cratère.
Du glaive de l’orgueil l’humble foi s’éventra
Et le vieux moine allait portant sur ses épaules
Les douleurs que l’enfer sans doute y concentra.
Parfois, il se disait, marchant sous les hauts saules,
L’index contre la tempe et le missel au bras,
Dieu peut-être est chimère ainsi que vains nos rôles.
À quoi nous servirait ainsi jusqu’au trépas
De cambrer nos désirs sous les cilices chastes
Et vivre en pleine mort pour un Ciel qui n’est pas?
Son cœur confabulait avec des voix néfastes,
Le ciel, l’arbre, l’oiseau, la terre étaient joyeux
Et le Moine était triste au fond de ces bois vastes.
II
La Voix dans la Vision
Or un jour qu’il allait doutant ainsi des cieux,
Doutant de l’infini, de leurs béatitudes,
Un Paradis lointain s’entr’ouvrit à ses yeux.
Et le front tout ridé par les doctes études
Contempla tout à coup ébloui, frémissant,
Une lande angélique aux roses solitudes.
Par un soir féerique un Archange puissant,
Fils de Dieu, descendu des célestes Sixtines,
Dans le rêve lui peint son pays ravissant.
Et c’est un paysage aux lunes argentines,
Tel qu’en rêva parfois le moine Angelico
Dans la nef d’où montaient les oraisons latines.
Avec ses fleurs d’ivoire où rôde un siroco,
Tout cet Éden frémit d’étranges cantilènes,
Qu’aux cent ciels répercute une chanson d’écho.
Et le silence embaume au soupir des haleines
Et la grande paix choit ainsi qu’un baiser bleu
Vers le mystère où dort un essaim de fontaines.
Et l’air est sillonné d’étrangetés de feu
Et des vapeurs du ciel tombent comme en spirales
Autour du moine Alfus qui s’endort peu à peu.
Sous les mousses en fleurs les sources vespérales
Gazouillent. Frissonnant au frais de leur bocal
Roulent des scombres d’or sous les harpes astrales.
Et tout à coup éclate un timbre musical,
Une voix d’oiseau bleu berçant la somnolence
De ce moine égaré du sentier monacal.
Elle bruit sonore au loin dans le silence
Comme un reproche pur longuement modulé
Au doute confondu de l’humaine insolence.
Puis voici qu’elle approche avec un son moulé,
Elle s’enfle plongeant la voix dans son oreille,
Ainsi l’hymne éternel tout un siècle a roulé!
Puis sa large harmonie à de la mer pareille
Baisse dans le gosier céleste de l’oiseau
Et lente, elle lui parle au sein de la merveille:
«Alfus, mon fils Alfus, sous ce divin arceau
Je t’ai laissé dormir aux chants de mes orchestres,
Chants doux, plus doux que ceux de ta mère au
[berceau.
«Couché dans le repos des ramures sylvestres
Tu sommeillas brisé, plein d’un orgueil transi,
Dans la sérénité de ces exils terrestres.
«Retourne sur la Terre, un moment revis-y,
Ne fût-ce que pour mettre en désarroi le Doute.
Retourne enfin au monde, on ne meurt pas ici!»
Puis Alfus s’éveillant voit sa Vision toute
Qui s’est close en chantant. Il est saisi d’effroi
Et le Soleil de l’Aube est là poudrant la route.
III
Retour au Monastère
«Comme tout a changé. Je trouve une paroi
Sur ce chemin qu’hier je parcourais encore.
Tout se meut, l’on dirait, sous une étrange loi.
«Ô mon Dieu! suis-je fou? Qu’est-ce que cette
[Aurore?
J’ai quitté ce matin même mon vieux couvent;
Quelle évolution de monde que j’ignore?
«Le bois n’est donc plus là. Mais ces femmes avant
Ne venaient pas puiser au grand puits solitaire.
Suis-je au chemin d’Olütz? dites là paysan?»
Celui qui monologue a la figure austère;
Des bons frères d’Olmütz il porte le manteau.
Que signifie alors ce nouveau monastère?
Le jardinier perplexe un coude à son râteau
S’arrête. Ils se sont vus prunelles étonnées.
L’Angélus allemand chantait sur le coteau.
Alfus gravit le seuil fait de pierres fanées
Comprenant qu’un miracle alors s’est opéré
Car il avait dormi cependant cent années.
«Alfus...