Et là sous le rideau,

Blanche pousse Michel, Louise, le bedeau,
Et tous de s’esquiver en éclatant de rire.
Tandis que Sieur Curé n’ayant cure de rien
S’étire en murmurant sous un papal sourire
Que Bacchus après tout était un bon chrétien!

Rondel à ma pipe

Les pieds sur les chenets de fer,
Devant un bock, ma bonne pipe,
Selon notre amical principe,
Rêvons à deux, ce soir d’hiver.
Puisque le ciel me prend en grippe,
(N’ai-je pourtant assez souffert?)
Les pieds sur les chenets de fer,
Devant un bock, rêvons, ma pipe.
Preste, la mort que j’anticipe
Va me tirer de cet enfer
Pour celui du vieux Lucifer.
Soit! nous fumerons chez ce type,
Les pieds sur les chenets de fer.

La Cloche dans la brume

Écoutez, écoutez, ô ma pauvre âme! Il pleure
Tout au loin dans la brume! Une cloche! Des sons
Gémissent sous le noir des nocturnes frissons,
Pendant qu’une tristesse immense nous effleure.
À quoi songez-vous donc? à quoi pensez-vous tant?...
Vous qui ne priez plus, ah! serait-ce, pauvresse,
Que vous compareriez soudain votre détresse
À la cloche qui rêve aux angélus d’antan?...
Comme elle vous geignez, funèbre et monotone,
Comme elle vous tintez dans les brouillards d’automne,
Plainte de quelque église exilée en la nuit,
Et qui regrette avec de sonores souffrances
Les fidèles quittant son enceinte qui luit,
Comme vous regrettez l’exil des Espérances.

RÊVE D’ART

«Intermezzo» [1899]

«Pastels et porcelaines»

Fantaisie créole

Or, la pourpre vêt la véranda rose
Au motif câlin d’une mandoline,
En des sangs de soir, aux encens de rose,
Or, la pourpre vêt la véranda rose.
Parmi les eaux d’or des vases d’Égypte,
Se fanent en bleu, sous des zéphirs tristes,
Des plants odorants qui trouvent leur crypte
Parmi les eaux d’or des vases d’Égypte.
La musique embaume et l’oiseau s’en grise;
Les cieux ont mené leurs valses astrales;
La Tendresse passe aux bras de la brise;
La musique embaume, et l’âme s’en grise.
Et la pourpre vêt la véranda rose,
Et dans l’Éden d’or de sa Louisiane,
Parmi le silence, aux encens de rose,
La créole dort en un hamac rose.

Les Balsamines

pour François Coppée
En un fauteuil sculpté de son salon ducal,
La noble Viennoise, en gaze violette,
De ses doigts ivoirins pieusement feuillette
Le vélin s’élimant d’un missel monacal.
Et sa mémoire évoque, en rêve musical,
Ce pauvre guitariste aux yeux où se reflète
Le pur amour de l’art, qui, près de sa tablette,
Venait causer, humant des fleurs dans un bocal.
La lampe au soir vacille et le vieux Saxe sonne;
Son livre d’heure épars, Madame qui frissonne
Regagne le grand lit d’argent digne des rois.
Des pleurs mouillent ses cils... Au fier blason des portes
Quand l’aube eut reflambé, sur le tapis hongrois
Le missel révélait des balsamines mortes...

Les Camélias roses

Dans le boudoir tendu de choses de Malines,
Tout est désert ce soir, Émilynne est au bal.
Seuls, de beaux plants de fleurs en un glauque bocal
Vont clore peu à peu leurs prunelles câlines.
Sur des onyx épars, des bijoux et des bagues
Croisent leurs reflets maints dans des boîtes d’argent.
Le perroquet digère un long spleen enrageant.
Tout pleure cette absente avec des plaintes vagues.
Le Saxe tinte... Il est aube. Sur l’escalier
Chante un pas satiné dans le frisson des gazes.
Tout s’éveille alourdi des nocturnes extases.
La maîtresse s’annonce au toc toc du soulier.
Sa main effeuille, lente, un frais bouquet de roses;
Ses regards sont voilés d’une aurore de pleurs.
Au bal elle a connu les premières douleurs,
Et sa jeunesse songe au vide affreux des choses,
Devant la sèche mort des Camélias roses.

Le Saxe de famille

Donc, ta voix de bronze est éteinte:
Te voilà muet à jamais!
L’heure plus ne vibre ou ne tinte
Dans la grand’ salle que j’aimais,
Où je venais, après l’étude,
Fumer le soir, rythmant des vers,
Où l’abri du monde pervers
Éternisait ma solitude.
Sur le buffet aux tons noircis
De chêne très ancien, ton ombre
Lamente-t-elle, Saxe sombre,
Toute une époque de soucis?
Serait-ce qu’un chagrin qui tue
T’a harcelé comme un remords,
Ô grande horloge qui t’es tue
Depuis que les parents sont morts?

Éventail

Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon,
Tout peint de grands lys d’or, ce glorieux chiffon
Survit aux bals défunts des dames de lignée.
Mais, ô deuil triomphal! l’autruche surannée
S’effrange sous les pieds de bronze d’un griffon,
Dans le salon ancien à guipure fanée
Où fleurit le brocart des sophas de Niphon.
Parfois, quand l’heure vibre en sa ronde effrénée,
L’éventail tout à coup revit un vieux frisson,
Tellement qu’on croirait qu’il évente au soupçon
Des doigts mystérieux d’une morte émanée,
Dans le salon ancien à guipure fanée.

Sculpteur sur marbre

Au fond de l’atelier, titanique sculpture,
Se dresse une statue au piédestal marbré,
Et l’aube rose imprime un reflet empourpré
À travers le vitrail sur sa noble stature;
Oh! qu’il fallut de nuits, l’esprit à la torture,
De labeur pour atteindre un semblable degré!
En un grand tourbillon, le visage effaré,
Se voit l’allégorie emportant sa capture;
Votre cœur est saisi du souffle génial,
Qui frissonne le long de ce corps colossal:
Le Faucheur éternel toujours stable à son œuvre.
Un Bacchus gît par terre, et chaque visiteur
Peut voir, les bras en croix, le sublime sculpteur
Mort aux pieds de la Mort, son dernier grand
[chef-d’œuvre.

Le Chef-d’œuvre posthume[*]

Au fond de l’atelier, se dresse une sculpture
Dont les grands reins de marbre ont le geste cambré.
L’aube a plaqué lugubre un rayon de son gré
Sur le buste, par la lucarne à la toiture.
Comme il fallut de nuits, mettant l’art à torture,
De labeur, pour atteindre à ce pareil degré!
En tourbillon massif, le visage effaré,
Se voit l’Allégorie emportant sa capture.
Et l’on se sent saisi de cette majesté,
Ce Michel-Angélique effort qu’il a sculpté:
La Faucheuse éternelle et stoïque à son œuvre.
Mais aussi tous les yeux s’imprègnent de moiteur,
À la rigidité macabre du sculpteur
Mort aux pieds de la Mort son posthume chef-d’œuvre.
[*] Les passages en italique signalent des variantes par rapport à la version antécédente du même poème intitulé «Sculpteur sur marbre».

Noël de vieil artiste

La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Noël, sur la pauvre toiture,
Comme un De Profundis, s’abat.
L’artiste est mort en plein combat,
Les yeux rivés à sa sculpture.
La bise geint, la porte bat,
Un Ange emporte sa capture.
Ô Paradis! puisqu’il tomba,
Tu pris pitié de sa torture.
Qu’il dorme en bonne couverture,
Il eut si froid sur son grabat!
La bise geint, la porte bat...

Mon sabot de Noël

I
Jésus descend, marmots, chez vous,
Les mains pleines de gais joujoux.
Mettez tous, en cette journée,
Un bas neuf dans la cheminée.
Et soyez bons, ne pleurez pas...
Chut! voici que viennent ses pas.
Il a poussé la grande porte,
Il entre avec ce qu’Il apporte...
Soyez heureux, ô chérubins!
Chefs de Corrège ou de Rubens...
Et dormez bien parmi vos langes,
Ou vous ferez mourir les anges.
Dormez, jusqu’aux gais carillons
Sonnant l’heure des réveillons.
II
Pour nous, fils errants de Bohème,
Ah! que l’Ennui fait Noël blême!
Jésus ne descend plus pour nous,
Nous avons trop eu de joujoux.
Mais c’est mainte affre nouveau-née
Dans l’infernale cheminée.
Nous avons tant de désespoir
Que notre sabot en est noir.
Les meurt-de-faim et les artistes
N’ont pour tout bien que leurs cœurs tristes.

L’ultimo Angelo del Correggio

Pour Madame W. Hately
Les yeux hagards, la joue pâlie,
Mais le cœur ferme et sans regret,
Dans sa mansarde d’Italie
Le divin Corrège expirait.
Autour de l’atroce grabat,
La bonne famille du maître
Cherche un peu de sa vie à mettre
Dans son cœur à peine qui bat.
Mais la vision cérébrale
Fomente la fièvre du corps,
Et son âme qu’agite un râle,
Sonne de bizarres accords.
Il veut peindre. Très lentement
De l’oreiller il se soulève,
Simulant quelque archange en rêve
En oubli du Ciel un moment.
Son œil fouille la chambre toute,
Et soudain se fixe, étonné.
Il voit son modèle, il n’a doute,
Dans le berceau du dernier-né.
Son jeune enfant près du panneau,
Tout rose, dans le linge orange,
A joint ses petites mains d’ange
Vers le cadre du Bambino.
Et sa filiale prière
À celle de l’Éden fait lien:
Dans du soir d’or italien,
Vision de blanche lumière.
«Vite qu’on m’apporte un pinceau!
«Mes couleurs! crie le vieil artiste,
«Je veux peindre la pose triste
«De mon enfant dans son berceau.
«Mon pinceau! délire Corrège,
«Je veux saisir en son essor
«Ce sublime idéal de neige
«Avant qu’il retourne au ciel d’or!»
Comme il peint! Comme sur la toile
Le génie coule à flot profond!
C’est un chérubin au chef blond,
En chemise couleur d’étoile.
Mais le peintre, pris tout à coup
D’un hoquet, retombe. Il expire,
Tandis que la sueur au cou
S’est figée en perles de cire.
Ainsi mourut l’artiste étrange
Dont le cœur d’idéal fut plein;
Qui fit de son enfant un ange,
Avant d’en faire un orphelin.

Fra Angelico

à Madame W. Y. Hately
Le moine Angelico travaillait dès matines
Au rêve de ses jours en gloire épanoui,
Voulant peindre la Vierge et la peindre telle, oui,
Qu’elle ne le fut pas aux toiles florentines.
C’est pourquoi le prieur lors des vêpres latines
L’a vu souvent rêver dans la nef, ébloui.
Le moine Angelico travaillait dès matines
Au rêve de ses jours en gloire épanoui.
Or un soir que sonnaient les cloches argentines,
Dans sa cellule on vit l’artiste évanoui;
Sous sa robe il tenait le chef-d’œuvre enfoui
Qu’un Ange déroba des célestes Sixtines
Pour son Frère toujours à l’œuvre dès matines.

Sur un portrait de Dante I

Que ton visage est triste et ton front amaigri.
Auguste BARBIER
C’est bien lui, ce visage au sourire inconnu,
Ce front noirci au hâle infernal de l’abîme,
Cet œil où nage encor la vision sublime:
Le Dante incomparable et l’Homme méconnu
Ton âme herculéenne, on s’en est souvenu,
Loin des fourbes jaloux du sort de leur victime,
Sur les monts éternels où tu touchas la cime
A dû trouver la paix, ô Poète ingénu.
Sublime Alighieri, gardien des cimetières!
Le blason glorieux de tes œuvres altières,
Au mur des Temps flamboie ineffaçable et fier.
Et tu vivras, ô Dante, autant que Dieu lui-même,
Car les Cieux ont appris aussi bien que l’Enfer
À balbutier les chants de ton divin Poème.

Sur un portrait de Dante II[*]

C’est lui, le pèlerin de l’ombre revenu,
Au front noirci du hâle infernal de l’abîme,
À l’œil où flotte encor la vision sublime,
L’artiste incomparable et l’homme méconnu.
Loin des fourbes jaloux dont il fut la victime,
Après avoir montré leur âme immonde à nu,
Des monts olympiens il a touché la cime
Et retrouvé la paix de son rêve ingénu.
Ô Dante Alighieri, gardien des cimetières!
Le blason glorieux de tes œuvres altières
Au mur des sages brille, ineffaçable et fier!
Et tu vivras aussi longtemps que Dieu lui-même,
Car le Ciel éternel et l’éternel Enfer
Ont appris les accents de ton ardent poème.
[*] Les passages en italique signalent des variantes par rapport à la version antécédente (I) du même poème.

À Georges Rodenbach

Blanc, blanc, tout blanc, ô Cygne ouvrant tes ailes pâles,
Tu prends l’essor devers l’Éden te réclamant,
Du sein des brouillards gris de ton pays flamand
Et des mortes cités, dont tu pleuras les râles.
Bruges, où vont là-bas ces veuves aux noirs châles?
Par tes cloches soit dit ton deuil au firmament!
Le long de tes canaux mélancoliquement
Les glas volent, corbeaux d’airain dans l’air sans hâles.
Et cependant l’Azur rayonne vers le Nord
Et c’est comme on dirait une lumière d’or,
Ô Flandre! éblouissant tes funèbres prunelles.
Béguines qui priez aux offices du soir,
Contemplez par les yeux levés de l’Ostensoir
Le Mystique, l’Élu des aubes éternelles!

L’Antiquaire

Entre ses doigts osseux roulant une ample bague,
L’antiquaire, vieux Juif d’Alger ou de Maroc,
Orfèvre, bijoutier, damasquineur d’estoc,
Au fond de la boutique erre, pause et divague.
Puis, des lampes de fer que frôle l’ombre vague
S’approchant tout fiévreux, le moderne Shylock
Recule, horrifié. Rigide comme un bloc
Il semble au cœur souffrir de balafres de dague.
Malheur! Ce vieil artiste a trop tard constaté
Que l’anneau Louis XIV à fou prix acheté
N’est qu’un bibelot vil où rit l’infâme fraude.
C’est pourquoi, sous le flot des lustres miroitants,
L’horrible et fauve jet de son œil filtre et rôde
Dans la morne pourpreur des rubis éclatants.

Vieille Romanesque

Près de ses pots de fleurs, à l’abri des frimas,
Assise à la fenêtre, et serrant autour d’elle
Son châle japonais, Mademoiselle Adèle
Comme à vingt ans savoure un roman de Dumas.
Tout son boudoir divague en bizarre ramas,
Cloître d’anciennetés, dont elle est le modèle;
Là s’inscrusta l’émail de son culte fidèle:
Vases, onyx, portraits, livres de tous formats.
Sur les coussins épars, un mieux matou de Perse
Ronronne cependant que la vieille disperse
Aux feuillets jaunissants les ennuis de son cœur.
Mais elle ne voit pas, en son rêve attendrie,
Dans la rue, un passant au visage moqueur...
Le joueur glorieux d’orgue de Barbarie!

Vieille Armoire

Dors, fouillis vénéré de vieilles porcelaines
Froides comme des yeux de morts, tout clos, tout froids,
Services du Japon qui disent l’autrefois
De maints riches repas de belles châtelaines!
Ton bois a des odeurs moites d’anciennes laines,
Parfums de choses d’or aux fragiles effrois;
Tes tasses ont causé sur des lèvres de rois
De leurs Hébés, de leurs images peintes, pleines
De pastels lumineux, de vieux jardins fleuris,
Arabesque où le ciel avait de bleus souris...
Reliquaire d’antan, ô grande, ô sombre armoire!
Hier, quand j’entr’ouvris tes portes de bois blond,
Je crus y voir passer la spectrale mémoire
De couples indistincts menés au réveillon.

Le Roi du souper

Grave en habit luisant, un vieux nègre courbé,
Va, vient de tous côtés à pas vifs d’estafette:
Le paon truffé qui fume envoie une bouffette
Du clair plateau d’argent jusqu’au plafond bombé.
Le triomphal service, au buffet dérobé,
Flambe. Toute la salle en lueur d’or s’est faite;
À la table massive ils sont là pour la fête,
Tous, depuis le grand-oncle au plus petit bébé.
Soudain, la joie éclate et trille, franche et belle:
Le dernier-né se pose, en robe mirabelle,
Sur la nappe de Chine où fleurit maint détail.
On applaudit. Sambo pâmé s’en tient les hanches,
Cependant que, voilant son chef sous l’éventail,
Grand-mère essuie un peu ses deux paupières blanches.

Potiche

C’est un vase d’Égypte à riche oiselure,
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés:
De profil on y voit, souple, les reins cambrés,
Une immobile Isis tordant sa chevelure.
Flambantes, des nefs d’or se glissent sans voilure
Sur une eau d’argent plane aux tons de ciel marbrés:
C’est un vase d’Égypte à riche oiselure
Où sont peints des sphinx bleus et des lions ambrés.
Mon âme est un potiche où pleurent, dédorés,
De vieux espoirs mal peints sur sa fausse moulure;
Aussi j’en souffre en moi comme d’une brûlure,
Mais le trépas bientôt les aura tous sabrés...
Car ma vie est un vase à pauvre ciselure.

VESPÉRALES FUNÈBRES

«Eaux-fortes funéraires»

Prélude triste

Je vous ouvrais mon cœur comme une basilique;
Vos mains y balançaient jadis leurs encensoirs
Aux jours où je vêtais des chasubles d’espoirs,
Jouant près de ma mère en ma chambre angélique.
Maintenant oh! combien je suis mélancolique
Et comme les ennuis m’ont fait des joujoux noirs!
Je m’en vais sans personne et j’erre dans les soirs
Et les jours, on m’a dit: Va. Je vais sans réplique.
J’ai la douceur, j’ai la tristesse et je suis seul
Et le monde est pour moi quelque immense linceul
Funéraire où soudain par des causes étranges
Je surgirai mal mort dans un vertige fou
Pour murmurer tout bas des musiques aux Anges
Afin de retourner et mourir dans mon trou.

Ruines

Quelquefois je suis plein de grandes voix anciennes,
Et je revis un peu l’enfance en la villa;
Je me retrouve encore avec ce qui fut là
Quand le soir nous jetait de l’or par les persiennes.
Et dans mon âme alors soudain je vois groupées
Mes sœurs à cheveux blonds jouant près des vieux feux;
Autour d’elles le chat rôde, le dos frileux,
Les regardant vêtir, étonné, leurs poupées.
Ah! la sérénité des jours à jamais beaux
Dont sont morts à jamais les radieux flambeaux,
Qui ne brilleront plus qu’en flammes chimériques:
Puisque tout est défunt, enclos dans le cercueil,
Puisque, sous les outils des noirs maçons du Deuil,
S’écroulent nos bonheurs comme des murs de briques!

La Belle Morte

Ah! la belle morte! elle repose.
En Éden blanc un ange la pose.
Elle sommeille emmi les pervenches
Comme en une chapelle aux dimanches.
Ses cheveux sont couleur de la cendre;
Son cercueil on vient de le descendre.
Et ses beaux yeux verts que la mort fausse
Feront un clair de lune en sa fosse.

Le Soulier de la Morte

Ce frêle soulier gris et or,
Aux boucles de soie embaumée,
Tel un mystérieux camée,
Entre mes mains, ce soir, il dort.
Tout à l’heure je le trouvai
Gisant au fond d’une commode...
Petit soulier d’ancienne mode,
Soulier du souvenir... Ave!
Depuis qu’elle s’en est allée,
Menée aux marches de Chopin,
Dormir pour jamais sous ce pin
Dans la froide et funèbre allée,
Je suis resté toute l’année
Broyé sous un fardeau de fer,
À vivre ainsi qu’en un enfer,
Comme une pauvre âme damnée.
Et maintenant, cœur plein de noir,
Cette vigile de décembre,
Je le trouve au fond de ma chambre,
Soulier que son pied laissa choir.
Celui-là seul me fut laissé,
L’autre est sans doute chez les anges...
Et moi je cours pieds nus les fanges...
Mon âme est un soulier percé.

Le Missel de la Morte

Ce missel d’ivoire
Que tu m’as donné,
C’est au lys fané
Qu’est sa page noire.
Ô legs émané
De pure mémoire,
Quand tu m’as donné
Ce missel d’ivoire!
Tout l’antan de gloire
En lui, suranné,
Survit interné.
Quel lacrymatoire,
Ce missel d’ivoire!

Les Vieilles Rues

Que vous disent les vieilles rues
Des vieilles cités?...
Parmi les poussières accrues
De leurs vétustés,
Rêvant de choses disparues,
Que vous disent les vieilles rues?
Alors que vous y marchez tard
Pour leur rendre hommage:
– «De plus d’une âme de vieillard
«Nous sommes l’image»,
Disent-elles dans le brouillard,
Alors que vous y marchez tard.
«Comme d’anciens passants nocturnes
«Qui longent nos murs,
«En eux ayant les noires urnes
«De leurs airs impurs,
«S’en vont les Remords taciturnes
«Comme d’anciens passants nocturnes.»
Voilà ce que dans les cités
Maintes vieilles rues
Disent parmi les vétustés
Des choses accrues
Parmi vos gloires disparues,
Ô mornes et mortes cités!

Le Crêpe

Combien j’eus de tristesse en moi ce soir, pendant
Que j’errais à travers le calme noir des rues,
Éludant les clameurs et les foules accrues,
À voir sur une porte un grand crêpe pendant.
Aussi, devant le seuil du défunt résidant,
Combien j’eus vision des luttes disparues
Et des méchancetés dures, sordides, crues,
Que le monde à ses pas s’en allait épandant.
Bon ou mauvais passant, qui que tu sois, mon frère!
Si jamais tu perçois l’emblème funéraire,
Découvre-toi le chef aussitôt de la main,
Et songe, en saluant la mort qui nous recèpe,
Que chaque heure en ta vie est un fil pour ce crêpe
Qu’à ta porte peut-être on posera demain.

Le Cercueil

Au jour où mon aïeul fut pris de léthargie,
Par mégarde on avait apporté son cercueil;
Déjà l’étui des morts s’ouvrait pour son accueil,
Quand son âme soudain ralluma sa bougie.
Et nos âmes, depuis cet horrible moment,
Gardaient de ce cercueil de grandes terreurs sourdes;
Nous croyions voir l’aïeul au fond des fosses lourdes,
Hagard, et se mangeant dans l’ombre éperdument.
Aussi quand l’un mourait, père ou frère atterré
Refusait sa dépouille à la boîte interdite,
Et ce cercueil, au fond d’une chambre maudite,
Solitaire et muet, plein d’ombre, est demeuré.
Il me fut défendu pendant longtemps de voir
Ou de porter les mains à l’objet qui me hante...
Mais depuis, sombre errant de la forêt méchante
Où chaque homme est un tronc, marquant mon souci
[noir,
J’ai grandi dans le goût bizarre du tombeau,
Plein du dédain de l’homme et des bruits de la terre,
Tel un grand cygne noir qui s’éprend de mystère,
Et vit à la clarté du lunaire flambeau.
Et j’ai voulu revoir, cette nuit, le cercueil
Qui me troubla jusqu’en ma plus ancienne année;
Assaillant d’une clé sa porte surannée,
J’ai pénétré sans peur en la chambre de deuil.
Et là, longtemps je suis resté, le regard fou,
Longtemps, devant l’horreur macabre de la boîte;
Et j’ai senti glisser sur ma figure moite
Le frisson familier d’une bête à son trou.
Et je me suis penché pour l’ouvrir, sans remords
Baisant son front de chêne ainsi qu’un front de frère,
Et, mordu d’un désir joyeux et funéraire,
Espérant que le ciel m’y ferait tomber mort.

Le Corbillard

Par des temps de brouillard, de vent froid et de pluie,
Quand l’azur a vêtu comme un manteau de suie,
Fête des anges noirs! dans l’après-midi, tard,
Comme il est douloureux de voir un corbillard,
Traîné par des chevaux funèbres, en automne,
S’en aller cahotant au chemin monotone,
Là-bas vers quelque gris cimetière perdu,
Qui lui-même comme un grand mort gît étendu!
L’on salue, et l’on est pensif au son des cloches
Élégiaquement dénonçant les approches
D’un après-midi tel aux rêves du trépas.
Alors nous croyons voir, ralentissant le pas,
À travers des jardins rouillés de feuilles mortes,
Pendant que le vent tord des crêpes à nos portes,
Sortir de nos maisons, comme des cœurs en deuil,
Notre propre cadavre enclos dans le cercueil.

Le Perroquet

Aux jours de sa vieille détresse
Elle avait, la pauvre négresse,
Gardé cet oiseau d’allégresse.
Ils habitaient, au coin hideux,
Un de ces réduits hasardeux,
Au faubourg lointain, tous les deux.
Lui, comme jadis à la foire,
Il jacassait les jours de gloire
Perché sur son épaule noire.
La vieille écoutait follement,
Croyant que par l’oiseau charmant
Causait l’âme de son amant.
Car le poète chimérique,
Avec une verve ironique
À la crédule enfant d’Afrique
Avait conté qu’il s’en irait,
À son trépas, vivre en secret
Chez l’âme de son perroquet.
C’est pourquoi la vieille au front chauve,
À l’heure où la clarté se sauve,
Interrogeait l’oiseau, l’œil fauve.
Mais lui riait, criant toujours,
Du matin au soir tous les jours:
«Ha! Ha! Ha! Gula, mes amours!»
Elle en mourut dans un cri rauque,
Croyant que sous le soliloque
Inconscient du bavard glauque,
L’amant défunt voulait, moqueur,
Railler l’amour de son vieux cœur.
Elle en mourut dans la rancœur.
L’oiseau pleura ses funérailles,
Puis se fit un nid de pierrailles
En des ruines de murailles.
Mais il devint comme hanté;
Et quand la nuit avait chanté
Au clair du ciel diamanté,
On eût dit, à voir sa détresse,
Qu’en lui pleurait, dans sa tendresse,
L’âme de la pauvre négresse.

Le Tombeau de la Négresse

Alors que nous eût fui le grand vent des hivers,
Aux derniers ciels pâlis de mars, nous la menâmes
Dans le hallier funèbre aux odeurs de cinnames,
Où germaient les soupçons de nouveaux plants rouverts.
De hauts rameaux étaient criblés d’oiseaux divers
Et de tristes soupirs gonflaient leurs jeunes âmes.
Au limon moite et brut où nous la retournâmes,
Que l’Africaine dorme en paix dans les mois verts!
Le sol pieusement recouvrira ses planches;
Et le bon bengali, dans son château de branches,
Pleurera sur maint thème un peu de ses vingt ans.
Peut-être, revenus en un lointain printemps,
Verrons-nous, de son cœur, dans les buissons latents,
Éclore un grand lys noir entre des roses blanches.

Le Tombeau de Chopin

Dors loin des faux baisers de la Floriani,
Ô pâle consomptif, dans les lauriers de France!
Un peu de sol natal partage ta souffrance,
Le sol des palatins, dont tu t’étais muni.
Quand tu nous vins, Chopin, plein de rêve infini,
Sur ton maigre profil fleurissait l’espérance
De faire pour ton art ce que fit à Florence
Maint peintre italien pour l’âge rajeuni.
Comme un lys funéraire, au vase de la gloire
Tu te penchas, jeune homme, et ne sachant plus boire,
Le clavecin sonna ta marche du tombeau!
Dors Chopin! Que la verte inflexion du saule
Ombrage ton sommeil mélancolique et beau,
Enfant de la Pologne au bras d’or de la Gaule!

Le Tombeau de Charles Baudelaire

Je rêve un tombeau épouvantable et lunaire
Situé par les cieux, sans âme et mouvement,
Où le monde prierait et longtemps luminaire
Glorifierait, mythe ou gnome, sublimement.
Se trouve-t-il bâti colloquialement
Quelque part dans Ilion ou par le planisthère?
Le guenillou dirait un elfe au firmament,
Farfadet assurant le reste, Planétaire!
Ô chantre inespéré des pays du soleil,
Le tombeau glorieux de son vers sans pareil
Soit un excerpt tombal, ô Charles Baudelaire.
Je m’incline en passant devant lui pieusement,
Rêvant, pour l’adorer, un violon polaire
Qui musicât ses vers, et perpétuellement.
.........................................................................
Ô cygne[*] inespéré des pays du soleil,
Que l’excerpteur glorieux de ton tombeau vermeil
Soit maigre et pâle stèle, ô Charles Baudelaire.
Je m’incline en passant devant toi pieusement,
Rêvant pour t’adorer un violon lunaire
Qui musicât tes vers et iatoulalant.
[*] Les passages en italique des deux derniers tercets (v. 15-19) signalent des variantes par rapport à la version des deux tercets précédents (v. 9-14).

Marches funèbres

J’écoute en moi des voix funèbres
Clamer transcendantalement,
Quand sur un motif allemand
Se rythment ces marches célèbres.
Au frisson fou de mes vertèbres
Si je sanglote éperdument,
C’est que j’entends des voix funèbres
Clamer transcendantalement.
Tel un troupeau spectral de zèbres
Mon rêve rôde étrangement;
Et je suis hanté tellement
Qu’en moi toujours, dans mes ténèbres,
J’entends geindre des voix funèbres.

SOIRS DE NÉVROSE

«Vêpres tragiques»

Le Lac

Remémore, mon cœur, devant l’onde qui fuit
De ce lac solennel, sous l’or de la vesprée,
Ce couple malheureux dont la barque éplorée
Y vint sombrer avec leur amour, une nuit.
Comme tout alentour se tourmente et sanglote!
Le vent verse les pleurs des astres aux roseaux,
Le lys s’y mire ainsi que l’azur plein d’oiseaux,
Comme pour y chercher une image qui flotte.
Mais rien n’en a surgi depuis le soir fatal
Où les amants sont morts enlaçant leurs deux vies,
Et les eaux en silence aux grèves d’or suivies
Disent qu’ils dorment bien sous leur calme cristal.
Ainsi la vie humaine est un grand lac qui dort
Plein sous le masque froid des ondes déployées,
De blonds rêves déçus, d’illusions noyées,
Où l’Espoir vainement mire ses astres d’or.

Paysage fauve

Les arbres comme autant de vieillards rachitiques,
Flanqués vers l’horizon sur les escarpements,
Tordent de désespoir leurs torses fantastiques,
Ainsi que des damnés sous le fouet des tourments.
C’est l’Hiver; c’est la Mort; sur les neiges arctiques,
Vers le bûcher qui flambe aux lointains campements,
Les chasseurs vont fouettant leurs chevaux athlétiques
Et galopent, frileux, sous leurs lourds vêtements.
La bise hurle; il grêle; il fait nuit, tout est sombre;
Et voici que soudain se dessine dans l’ombre
Un farouche troupeau de grands loups affamés;
Ils bondissent, essaims de fauves multitudes,
Et la brutale horreur de leurs yeux enflammés
Allume de points d’or les blanches solitudes.

Le Puits hanté

Dans le puits noir que tu vois là
Gît la source de tout ce drame.
Au vent du soir le cerf qui brame
Parmi les bois conte cela.
Jadis un prêtre fou, voilà,
Y fut noyé par une femme.
Dans le puits noir que tu vois là
Gît la source de tout ce drame.
Pstt! N’y viens pas! On voit l’éclat
Mystérieux d’un spectre en flamme,
Et l’on entend, la nuit, une âme
Râler comme en affreux gala,
Dans le puits noir que tu vois là.

L’Idiote aux cloches

I
Elle a voulu trouver les cloches
Du Jeudi-Saint sur les chemins;
Elle a saigné ses pieds aux roches
À les chercher dans les soirs maints,
Ah! lon lan laire,
Elle a meurtri ses pieds aux roches;
On lui disait: «Fouille tes poches.»
– «Nenni, sont vers les cieux romains:
Je veux trouver les cloches, cloches,
Je veux trouver les cloches
Et je les aurai dans mes mains.»
Ah! lon lan laire et lon lan la.
II
Or vers les heures vespérales
Elle allait, solitaire, aux bois.
Elle rêvait des cathédrales
Et des cloches dès de longs mois;
Ah! lon lan laire,
Elle rêvait des cathédrales,
Puis tout à coup, en de fous râles
S’élevait tout au loin sa voix:
«Je veux trouver les cloches, cloches,
Je veux trouver les cloches
Et je les aurai dans mes mains.»
Ah! lon lan laire et lon lan la.
III
Une aube triste, aux routes croches,
On la trouva dans un fossé.
Dans la nuit du retour des cloches
L’idiote avait trépassé;
Ah! lon lan laire,
Dans la nuit du retour des cloches,
À leurs métalliques approches,
Son rêve d’or fut exaucé:
Un ange mit les cloches, cloches,
Lui mit toutes les cloches,
Là-haut, lui mit toutes aux mains.
Ah! lon lan laire et lon lan la.

L’Homme aux cercueils

Maître Christian Loftel n’a d’état que celui
De faire des cercueils pour les mortels ses frères,
Au fond d’une boutique aux placards funéraires
Où depuis quarante ans le jour à peine a lui.
À cause de son air étrange, nul vers lui
Ne vient: il a le froid des urnes cinéraires.
Parfois, quelque homme en deuil discute des parères
Et retourne, hanté de ce spectre d’ennui.
Ô sage, qui toujours gardes tes lèvres closes,
Maître Christian Loftel! tu dois savoir des choses
Qui t’ont creusé le front et t’ont joint les sourcils.
Réponds! Quand tu construis les planches péremptoires
Combien d’âmes de morts, au choc de tes outils
Te content longuement leurs posthumes histoires?

Le Suicide d’Angel Valdor

à Wilfrid Larose
I
Le vieil Angel Valdor épousait dans la nef,
En Avril, sa promise aux yeux noirs, au blond chef.
Le soleil harcelait de flèches empourprées
Le vitrail, ce miroir des Anges aux Vesprées.
Et, partout, l’on disait en les voyant ainsi
S’en aller triomphants, qu’ils vivaient sans souci,
Que leur maison serait comme un temple au dimanche,
L’amour officiant dans sa chasuble blanche.
Le sonneur, en Avril, épousait dans la nef
Sa jeune fiancée aux yeux noirs, au blond chef.
II
Il eut pendant longtemps le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.
Il vécut des baisers trop menteurs d’une femme
Jusqu’aux jours où son cœur se prit de doute infâme.
Il demandait du ciel plus d’un gars à l’œil brun
Qui le remplacerait quand il serait défunt,
Et ferait bourdonner du haut de leurs tours grandes
Les cloches qu’il sonnait comme nul dans les landes.
Il eut quand vint le Mai le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.
III
Mais en Juin, le sonneur devint sombre soudain.
Au soir il s’en allait souvent dans son jardin,
Pensif, se promenant plein de peine et de doute...
On eût dit son convoi d’amour longeant la route.
Il confiait à l’astre un peu de tout son mal
Plus noir que l’envol noir du corbeau vespéral.
Les soucis, la douleur terrassaient son courage,
Il se sentait gonfler de sourde et lente rage.
En Juin ce fut pourquoi, comme cela soudain
Il descendait au soir tout seul dans son jardin.
IV
Le sonneur en Octobre eut son amour fané
Et s’en alla l’œil fou comme un halluciné.
Son épouse adultère ah! la folle hirondelle!
Avait fui jà son âtre, au serment infidèle,
Encercueillant l’amour du vieil Angel Valdor
Qui marchait dans la vie avec un grand cœur mort,
Lui laissant la maison silencieuse et vide
Pour les bouges lointains de la ville livide.
À l’Octobre funèbre il eut l’amour fané
Et les macabres pas d’un pauvre halluciné.
V
Après avoir sonné l’Angélus quelque soir,
Valdor prit l’escalier qui mène au clocher noir.
Du bruit de ses sabots l’écho se fit des râles
Rauques parmi les tours sous les étoiles pâles.
La basilique avait senti frémir ses flancs
Et ses vitraux étaient comme des yeux sanglants,
Et les portes grinçant sur leurs gonds de ferrailles
Avaient comme un soupçon du glas des funérailles.
Il sonna trois accords brusquement par ce soir
Où le sonneur monta dans l’affreux clocher noir.
VI
Et Novembre est tombé dans les affligements!...
Voici le roman noir que je pleure aux amants...
L’archevêque au matin montant aux tours maudites
Y resta longuement, les forces interdites,
Devant le corps pendant aux câbles du beffroi,
Devant le corps crispé du pauvre sonneur froid.
Le prêtre prononça des oraisons étranges
Pour cette âme enroulée aux doigts des Mauvais Anges,
Pour le sonneur et pour l’épouse au cœur de fer
Dont Valdor dit le glas aux cloches de l’Enfer.

Les Corbeaux

J’ai cru voir sur mon cœur un essaim de corbeaux
En pleine lande intime avec des vols funèbres,
De grands corbeaux venus de montagnes célèbres
Et qui passaient au clair de lune et de flambeaux.
Lugubrement, comme en cercle sur des tombeaux
Et flairant un régal de carcasses de zèbres,
Ils planaient au frisson glacé de mes vertèbres,
Agitant à leurs becs une chair en lambeaux.
Or, cette proie échue à ces démons des nuits
N’était autre que ma Vie en loque, aux ennuis
Vastes qui vont tournant sur elle ainsi toujours,
Déchirant à larges coups de bec, sans quartier,
Mon âme, une charogne éparse au champ des jours,
Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier.

Les Chats

Aux becs de gaz éteints, la nuit, en la maison,
Ils prolongent souvent des plaintes éternelles;
Et sans que nous puissions dans leurs glauques prunelles
En sonder la sinistre et mystique raison.
Parfois, leur dos aussi secoue un long frisson;
Leur poil vif se hérisse à des jets d’étincelles
Vers les minuits affreux d’horloges solennelles
Qu’ils écoutent sonner de bizarre façon.

Le Chat fatal

Un soir que je fouillais maint tome
Y recherchant quelque symptôme
De morne idée, un chat fantôme
Soudain sur moi sauta,
Sauta sur moi de façon telle
Que j’eus depuis en clientèle
Des spasmes d’angoisse immortelle
Dont l’enfer me dota.
J’étais très sombre et j’étais ivre
Et je cherchais parmi ce livre
Ce qui ci-bas parfois délivre
De nos âcres soucis.
Il me dit lors avec emphase
Que je cherchais la vaine phrase
Que j’étais fou comme l’extase
Où je rêvais assis.
Je me levai dans mon encombre
Et j’étais ivre et j’étais sombre;
Lui vint danser au fond de l’ombre;
Je brandissais mon cœur
Et je pleurais: démon funèbre,
Va-t’en, retourne en la ténèbre,
Mais lui, par sa mode célèbre,
Faisait gros dos moqueur.
Ma jussion le fit tant rire,
Que j’en tombai pris de délire,
Et je tombai, mon cœur plein d’ire,
Sur le parquet roulant.
Le chat happa sa proie, alerte,
Mangea mon cœur, la gueule ouverte,
Puis s’en alla haut de ma perte,
Tout joyeux miaulant.
Il est depuis son vol antique
Resté cet hôte fantastique
Que je tuerais, si la panique
Ne m’atterrait vraiment;
Il rejoindrait mes choses mortes
Si j’en avais mains assez fortes,
Ah! mais je heurte en vain les portes
De mon massif tourment.
Pourtant, pourtant parfois je songe
Au pauvre cœur que sa dent ronge
Et rongera tant que mensonge
Engouffrera les jours,
Tant que la femme sera fausse.
Puisque ton soulier noir me chausse,
Ô vie, ouvre-moi donc la fosse
Que j’y danse à toujours!
Cette terreur du chat me brise;
J’aurai bientôt la tête grise
Rien qu’à songer que son poil frise,
Frise mon corps glacé.
Et plein d’une crise émouvante
Les cheveux dressés d’épouvante
Je cours ma chambre qui s’évente
Des horreurs du passé.
Mortels, âmes glabres de bêtes,
Vous les aurez aussi ces fêtes,
Vous en perdrez les cœurs, les têtes,
Quand viendra l’hôte noir
Vous griffer tous comme à moi-même
Selon qu’il fit dans la nuit blême
Où je rimai l’étrange thème
Du chat du Désespoir!

Le Spectre

Il s’est assis aux soirs d’hiver
En mon fauteuil de velours vert
Près de l’âtre,
Fumant dans ma pipe de plâtre,
Il s’est assis un spectre grand
Sous le lustre de fer mourant
Derrière mon funèbre écran.
Il a hanté mon noir taudis,
Et ses soliloques maudits
De fantôme
L’ont empli d’étrange symptôme.
Me diras-tu ton nom navrant,
Spectre? Réponds-moi cela franc,
Derrière le funèbre écran.
Quand je lui demandai son nom,
La voix grondant comme un canon,
Le squelette
Crispant sa lèvre violette,
Debout et pointant le cadran,
Le hurla d’un cri pénétrant,
Derrière mon funèbre écran.
Je suis en tes affreuses nuits,
M’a dit le Spectre des Ennuis,
Ton seul frère.
Viens contre mon sein funéraire,
Que je t’y presse en conquérant.
Certe à l’heure j’y cours, tyran,
Derrière mon funèbre écran.
Claquant des dents, féroce et fou,
Il a détaché de son cou
Une écharpe,
De ses doigts d’os en fils de harpe,
Maigres, jaunes comme safran,
L’accrochant à mon cœur son cran,
Derrière le funèbre écran.

La Terresse aux spectres

Alors que je revois la lugubre terrasse
Où d’un château hanté se hérissent les tours,
L’indescriptible peur des spectres d’anciens jours
Traverse tout mon être et soudain me terrasse.
C’est que mon œil aux soirs dantesquement embrasse
Quelque feu fantastique errant aux alentours,
Alors que je revois la lugubre terrasse
Où d’un château hanté se hérissent les tours.
Au bruit de la fanfare une infernale race
Revient y célébrer ses posthumes amours,
Dames et cavaliers aux funèbres atours
À diurne éclipsés sans vestige de trace,
Alors que je revois la lugubre terrasse.

Confession nocturne

Prêtre, je suis hanté, c’est la nuit dans la ville,
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs,
Il pleut une tristesse horrible aux promenoirs
Et personne ne vient de la plèbe servile.
Tout est calme et tout dort. La solitaire Ville
S’aggrave de l’horreur vaste des vieux manoirs.
Prêtre, je suis hanté, c’est la nuit dans la ville;
Mon âme est le donjon des mortels péchés noirs.
En le parc hivernal, sous la bise incivile,
Lucifer rôde et va raillant mes désespoirs
Très fous!... Le suicide aiguise ses coupoirs!
Pour se pendre, il fait bon sous cet arbre tranquille...
..............................................................................
Prêtre, priez pour moi, c’est la nuit dans la ville!...

Frère Alfus

I
Ce fut un homme chaste, humble, doux et savant
Que le vieux frère Alfus, le moine des légendes.
Il vivait à Olmütz dans un ancien couvent.
Il avait un renom de par beaucoup de landes;
Son esprit était plein d’un immense savoir
Car la Science lui fit ses insignes offrandes.
De tous bords l’on venait pour l’aimer et le voir;
Son chef s’était blanchi sous des frimas d’idées
Mais son penser restait sur un point sans pouvoir.
Parmi les grandes paix des retraites sondées,
Dès l’aube, tout rêveur il venait là souvent
Quand les herbes chantaient sous les primes ondées.
Il écoutait la source et l’oiseau, puis le vent,
Et comme en désespoir de solver le mystère
Il retournait pensif toujours vers son couvent.
On le vit se voûter comme l’arbre au parterre.
Peu à peu dans son âme une tempête entra
Car le Doute y grondait comme un rauque cratère.
Du glaive de l’orgueil l’humble foi s’éventra
Et le vieux moine allait portant sur ses épaules
Les douleurs que l’enfer sans doute y concentra.
Parfois, il se disait, marchant sous les hauts saules,
L’index contre la tempe et le missel au bras,
Dieu peut-être est chimère ainsi que vains nos rôles.
À quoi nous servirait ainsi jusqu’au trépas
De cambrer nos désirs sous les cilices chastes
Et vivre en pleine mort pour un Ciel qui n’est pas?
Son cœur confabulait avec des voix néfastes,
Le ciel, l’arbre, l’oiseau, la terre étaient joyeux
Et le Moine était triste au fond de ces bois vastes.
II
La Voix dans la Vision
Or un jour qu’il allait doutant ainsi des cieux,
Doutant de l’infini, de leurs béatitudes,
Un Paradis lointain s’entr’ouvrit à ses yeux.
Et le front tout ridé par les doctes études
Contempla tout à coup ébloui, frémissant,
Une lande angélique aux roses solitudes.
Par un soir féerique un Archange puissant,
Fils de Dieu, descendu des célestes Sixtines,
Dans le rêve lui peint son pays ravissant.
Et c’est un paysage aux lunes argentines,
Tel qu’en rêva parfois le moine Angelico
Dans la nef d’où montaient les oraisons latines.
Avec ses fleurs d’ivoire où rôde un siroco,
Tout cet Éden frémit d’étranges cantilènes,
Qu’aux cent ciels répercute une chanson d’écho.
Et le silence embaume au soupir des haleines
Et la grande paix choit ainsi qu’un baiser bleu
Vers le mystère où dort un essaim de fontaines.
Et l’air est sillonné d’étrangetés de feu
Et des vapeurs du ciel tombent comme en spirales
Autour du moine Alfus qui s’endort peu à peu.
Sous les mousses en fleurs les sources vespérales
Gazouillent. Frissonnant au frais de leur bocal
Roulent des scombres d’or sous les harpes astrales.
Et tout à coup éclate un timbre musical,
Une voix d’oiseau bleu berçant la somnolence
De ce moine égaré du sentier monacal.
Elle bruit sonore au loin dans le silence
Comme un reproche pur longuement modulé
Au doute confondu de l’humaine insolence.
Puis voici qu’elle approche avec un son moulé,
Elle s’enfle plongeant la voix dans son oreille,
Ainsi l’hymne éternel tout un siècle a roulé!
Puis sa large harmonie à de la mer pareille
Baisse dans le gosier céleste de l’oiseau
Et lente, elle lui parle au sein de la merveille:
«Alfus, mon fils Alfus, sous ce divin arceau
Je t’ai laissé dormir aux chants de mes orchestres,
Chants doux, plus doux que ceux de ta mère au
[berceau.
«Couché dans le repos des ramures sylvestres
Tu sommeillas brisé, plein d’un orgueil transi,
Dans la sérénité de ces exils terrestres.
«Retourne sur la Terre, un moment revis-y,
Ne fût-ce que pour mettre en désarroi le Doute.
Retourne enfin au monde, on ne meurt pas ici!»
Puis Alfus s’éveillant voit sa Vision toute
Qui s’est close en chantant. Il est saisi d’effroi
Et le Soleil de l’Aube est là poudrant la route.
III
Retour au Monastère
«Comme tout a changé. Je trouve une paroi
Sur ce chemin qu’hier je parcourais encore.
Tout se meut, l’on dirait, sous une étrange loi.
«Ô mon Dieu! suis-je fou? Qu’est-ce que cette
[Aurore?
J’ai quitté ce matin même mon vieux couvent;
Quelle évolution de monde que j’ignore?
«Le bois n’est donc plus là. Mais ces femmes avant
Ne venaient pas puiser au grand puits solitaire.
Suis-je au chemin d’Olütz? dites là paysan?»
Celui qui monologue a la figure austère;
Des bons frères d’Olmütz il porte le manteau.
Que signifie alors ce nouveau monastère?
Le jardinier perplexe un coude à son râteau
S’arrête. Ils se sont vus prunelles étonnées.
L’Angélus allemand chantait sur le coteau.
Alfus gravit le seuil fait de pierres fanées
Comprenant qu’un miracle alors s’est opéré
Car il avait dormi cependant cent années.
«Alfus... dit un vieux moine, au nom remémoré,
Alfus... je me souviens, jadis étant novice,
D’avoir ouï causer de ce frère égaré.
«Ce fut un moine doux qui n’avait pour délice
Que la paix, la prière et l’ardeur d’un saint feu.
Une aube il se perdit en bois, pour bénéfice.
«Bien qu’on cherchât partout, qu’on remuât tout lieu,
Jamais put-on trouver son vestige en ces landes,
Et le supposant mort on s’en tenait à Dieu!»
Alors le Saint levant les bras comme aux offrandes
Mourut, lavé du Doute. Il fut l’Élu choisi,
L’antique moine Alfus des illustres légendes.
Pour nous, selon le gré du ciel, qu’il soit ainsi!

Musiques funèbres

Quand, rêvant de la morte et du boudoir absent,
Je me sens tenaillé des fatigues physiques,
Assis au fauteuil noir, près de mon chat persan,
J’aime à m’inoculer de bizarres musiques,
Sous les lustres dont les étoiles vont versant
Leur sympathie au deuil des rêves léthargiques.
J’ai toujours adoré, plein de silence, à vivre
En des appartements solennellement clos,
Où mon âme sonnant des cloches de sanglots,
Et plongeant dans l’horreur, se donne toute à suivre,
Triste comme un son mort, close comme un vieux livre,
Ces musiques vibrant comme un éveil de flots.
Que m’importent l’amour, la plèbe et ses tocsins?
Car il me faut, à moi, des annales d’artiste;
Car je veux, aux accords d’étranges clavecins,
Me noyer dans la paix d’une existence triste
Et voir se dérouler mes ennuis assassins,
Dans le prélude où chante une âme symphoniste.
Je suis de ceux pour qui la vie est une bière
Où n’entrent que les chants hideux des croquemorts,
Où mon fantôme las, comme sous une pierre,
Bien avant dans les nuits cause avec ses remords,
Et vainement appelle, en l’ombre familière
Qui n’a pour l’écouter que l’oreille des morts.
Allons! que sous vos doigts, en rythme lent et long
Agonisent toujours ces mornes chopinades...
Ah! que je hais la vie et son noir Carillon!
Engouffrez-vous, douleurs, dans ces calmes aubades,
Ou je me pends ce soir aux portes du salon,
Pour chanter en Enfer les rouges sérénades!
Ah! funèbre instrument, clavier fou, tu me railles!
Doucement, pianiste, afin qu’on rêve encor!
Plus lentement, plaît-il?... Dans des chocs de ferrailles,
L’on descend mon cercueil, parmi l’affreux décor
Des ossements épars au champ des funérailles,
Et mon cœur a gémi comme un long cri de cor!...

Soirs hypocondriaques

Parfois je prends mon front blêmi
Sous des impulsions tragiques
Quand le clavecin a frémi,
Et que les lustres léthargiques
Plaquent leurs rayons sur mon deuil
Avec les sons noirs des musiques.
Et les pleurs mal cachés dans l’œil
Je cours affolé, par les chambres,
Trouvant partout que triste accueil.
Et de grands froids glacent mes membres:
Je cherche à me suicider
Par vos soirs affreux, ô Décembres!
Anges maudits, veuillez m’aider!

SE SAVOIR POÈTE

«L’Âme du poète»

«Tristia»

Un poète

Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal!
Laissez-le s’en aller; c’est un rêveur qui passe;
C’est une âme angélique ouverte sur l’espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral.
C’est une poésie aussi triste que pure
Qui s’élève de lui dans un tourbillon d’or.
L’étoile la comprend, l’étoile qui s’endort
Dans sa blancheur céleste aux frissons de guipure.
Il ne veut rien savoir; il aime sans amour.
Ne le regardez pas! que nul ne s’en occupe!
Dites même qu’il est de son propre sort dupe!
Riez de lui!... Qu’importe! il faut mourir un jour...
Alors, dans le pays où le bon Dieu demeure,
On vous fera connaître, avec reproche amer,
Ce qu’il fut de candeur sous ce front simple et fier,
Et de tristesse dans ce grand œil gris qui pleure!

Clair de lune intellectuel

Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs;
Elle a l’éclat parfois des subtiles verdeurs
D’un golfe où le soleil abaisse ses antennes.
En un jardin sonore, au soupir des fontaines,
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle court à jamais les blanches prétentaines,
Au pays angélique où montent ses ardeurs;
Et, loin de la matière et des brutes laideurs,
Elle rêve l’essor aux célestes Athènes.
Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.

Mon âme

Mon âme a la candeur d’une chose étoilée,
D’une neige de février...
Ah! retournons au seuil de l’Enfance en allée,
Viens-t-en prier...
Ma chère, joins tes doigts et pleure et rêve et prie,
Comme tu faisais autrefois
Lorsqu’en ma chambre, aux soirs, vers la Vierge fleurie
Montait ta voix.
Ah! la fatalité d’être une âme candide
En ce monde menteur, flétri, blasé, pervers,
D’avoir une âme ainsi qu’une neige aux hivers
Que jamais ne souilla la volupté sordide!
D’avoir l’âme pareille à de la mousseline
Que manie une sœur novice de couvent,
Ou comme un luth empli des musiques du vent
Qui chante et qui frémit le soir sur la colline!
D’avoir une âme douce et mystiquement tendre,
Et cependant, toujours, de tous les maux souffrir,
Dans le regret de vivre et l’effroi de mourir,
Et d’espérer, de croire... et de toujours attendre!

Sous les faunes

Nous nous serrions, hagards, en silencieux gestes,
Aux flamboyants juins d’or, pleins de relents, lassés,
Et tels, rêvassions-nous, longuement enlacés,
Par les grands soirs tombés, triomphalement prestes.
Debout au perron gris, clair-obscuré d’agrestes
Arbres évaporant des parfums opiacés,
Et d’où l’on constatait des marbres déplacés,
Gisant en leur orgueil de massives siestes.
Parfois, cloîtrés au fond des vieux kiosques proches,
Nous écoutions clamer des peuples fous de cloches
Dont les voix aux lointains se perdaient, toutes tues,
Et nos cœurs s’emplissaient toujours de vague émoi
Quand, devant l’œil pierreux des funèbres statues,
Nous nous serrions, hagards, ma Douleur morne et moi.

Soirs d’octobre

– Oui, je souffre, ces soirs, démons mornes, chers Saints.
– Ah! donne-moi ton front, que je calme tes crises.
– Mon âme se fait dune à funèbres hantises.
– On est ainsi toujours au soupçon des Toussaints.
– Que veux-tu? Je suis tel, je suis tel dans ces villes,
Boulevardier funèbre échappé des balcons,
Et dont le rêve élude, ainsi que des faucons,
L’affluence des sots aux atmosphères viles.
Que veux-tu? je suis tel... Laisse-moi reposer
Dans la langueur, dans la fatigue et le baiser,
Chère, bien-aimée âme où vont les espoirs sobres...
Écoute! ô ce grand soir, empourpré de colères,
Qui, galopant, vainqueur des batailles solaires,
Arbore l’Étendard triomphal des Octobres.

Devant le feu

Par les hivers anciens, quand nous portions la robe,
Tout petits, frais, rosés, tapageurs et joufflus,
Avec nos grands albums, hélas! que l’on n’a plus,
Comme on croyait déjà posséder tout le globe!
Assis en rond, le soir, au coin du feu, par groupes,
Image sur image, ainsi combien joyeux
Nous feuilletions, voyant, la gloire dans les yeux,
Passer de beaux dragons qui chevauchaient en troupes!
Je fus de ces heureux d’alors, mais aujourd’hui,
Les pieds sur les chenets, le front terne d’ennui,
Moi qui me sens toujours l’amertume dans l’âme,
J’aperçois défiler, dans un album de flamme,
Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant,
Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang!

Soir d’hiver

Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai!
Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire: Où vis-je? où vais-je?
Tous ses espoirs gisent gelés:
Je suis la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels s’en sont allés.
Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez, oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.
Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À tout l’ennui que j’ai, que j’ai!...

La Romance du Vin

Tout se mêle en un vif éclat de gaîté verte.
Ô le beau soir de mai! Tous les oiseaux en chœur,
Ainsi que les espoirs naguères à mon cœur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.
Ô le beau soir de mai! le joyeux soir de mai!
Un orgue au loin éclate en froides mélopées;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le cœur du jour qui se meurt parfumé.
Je suis gai! je suis gai! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j’ai de la foule méchante!
Je suis gai! je suis gai! Vive le vin et l’Art!...
J’ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d’automne au loin passant dans le brouillard.
C’est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et l’objet du mépris,
De se savoir un cœur et de n’être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage!
Femmes! je bois à vous qui riez du chemin
Où l’Idéal m’appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main!
Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire,
Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire!
Je suis gai! je suis gai! Vive le soir de mai!
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre!...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé?
Les cloches ont chanté; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots!

La Vierge Noire

Elle a les yeux pareils à d’étranges flambeaux
Et ses cheveux d’or faux sur ses maigres épaules,
Dans des subtils frissons de feuillages de saules,
L’habillent comme font les cyprès des tombeaux.
Elle porte toujours ses robes par lambeaux,
Elle est noire et méchante; or qu’on la mette aux geôles,
Qu’on la batte à jamais à grands fouets de tôles.
Gare d’elle, mortels, c’est la chair des corbeaux!
Elle m’avait souri d’une bonté profonde,
Je l’aurais crue aimable et, sans souci du monde,
Nous nous serions tenus, Elle et moi par les mains.
Mais, quand je lui parlai, le regard noir d’envie,
Elle me dit: «Tes pas ont souillé mes chemins.»
Certes, tu la connais, on l’appelle la Vie!

Je sens voler en moi les oiseaux du génie
Je sens voler en moi les oiseaux du génie,
Mais j’ai tendu si mal mon piège qu’ils ont pris
Dans l’azur cérébral leurs vols blancs, bruns et gris,
Et que mon cœur brisé râle son agonie.

Je plaque lentement les doigts de mes névroses
Je plaque lentement les doigts de mes névroses,
Chargés des anneaux noirs de mes dégoûts mondains,
Sur le sombre clavier de la vie et des choses.

Je veux m’éluder dans les rires
Je veux m’éluder dans les rires,
Dans des tourbes de gaîté brusque,
Oui, je voudrais me tromper jusque
En des ouragans de délires.
Pitié! quels monstrueux vampires
Vont suçant mon cœur qui s’offusque!
Ô je veux être fou, ne fût-ce que
Pour narguer mes Détresses pires!
Latent comme un monstre cadavre
Mon cœur vaisseau s’amarre au havre
De toute hétéromorphe engeance.
Que je bénis ces gueux de rosses
Dont les hilarités féroces
Raillent la vierge Intelligence.

Banquet macabre

À la santé du rire! Et j’élève ma coupe,
Et je bois follement comme un rapin joyeux.
Ô le rire! Ha! ha! ha! qui met la flamme aux yeux,
Ce vaisseau d’or qui glisse avec l’amour en poupe!
Vogue pour la gaîté de Riquet à la Houppe!
En bons bossus joufflus gouaillons pour le mieux.
Que les bruits du cristal éveillent nos aïeux
Du grand sommeil de pierre où s’entasse leur groupe.
Ils nous viennent, claquant leurs vieux os: les voilà!
Qu’on les assoie en ronde au souper de gala.
À la santé du rire et des pères squelettes!
Versez le vin funèbre aux verres par longs flots,
Et buvons à la Mort dans leurs crânes, poètes,
Pour étouffer en nous la rage des sanglots!

Déraison

Or, j’ai la vision d’ombres sanguinolentes
Et de chevaux fougueux piaffants,
Et c’est comme des cris de gueux, hoquets d’enfants,
Râles d’expirations lentes.
D’où me viennent, dis-moi, tous ces ouragans rauques,
Rages de fifre ou de tambour?
On dirait des dragons en galopade au bourg,
Avec des casques flambant glauques...

Le Fou

Gondolar! Gondolar!
Tu n’es plus sur le chemin très tard.
On assassina l’pauvre idiot,
On l’écrasa sous un chariot,
Et puis l’chien après l’idiot.
On leur fit un grand, grand trou là.
Dies iræ, dies illa.
    À genoux devant ce trou-là!

Ténèbres

La Détresse a jeté sur mon cœur ses noirs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents;
Et je rêve toujours au vaisseau des Vingt ans,
Depuis qu’il a sombré dans la mer des étoiles.
Ah! quand pourrai-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n’entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis?
Et je voudrais rêver longuement, l’âme entière,
Sous les cyprès de mort, au coin du cimetière
Où gît ma belle enfance au glacial tombeau.
Mais je ne pourrai plus; je sens des bras funèbres
M’asservir au Réel, dont le fumeux flambeau
Embrase au fond des Nuits mes bizarres Ténèbres!

Le Vaisseau d’Or

C’était un grand Vaisseau taillé dans l’or massif.
Ses mâts touchaient l’azur sur des mers inconnues;
La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,
S’étalait à sa proue, au soleil excessif.
Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l’Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau d’Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose ont entre eux disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon cœur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l’abîme du Rêve!

FRAGMENTS ET ÉBAUCHES DE POÈMES

Le soir sème l’Amour
Le soir sème l’Amour, et les Rogations
S’agenouillent avec le Songe.

La Mort de la prière

Il entend lui venir, comme un divin reproche,
Sur un thème qui pleure, angéliquement doux,
Des conseils l’invitant à prier...