À la troisième séance, de nouveau au château de Ramezay, le 7 avril 1899, Nelligan fait connaître à l’assistance «Prière vespérale», «Petit Vitrail de chapelle», «Amour immaculé», «La Passante». Le 26 mai 1899, Nelligan interprète «Le Talisman», «Rêve d’artiste», «Le Robin des bois», et la poésie atteint son apogée lorsqu’il clame, voix passionnée et œil flambant, sa «Romance du Vin». C’est son heure de gloire… mais aussi son chant du cygne. Déjà le poète délirant s’engage vers la poésie spectrale, sombrement hallucinatoire, influencée par les lectures de Rollinat, de Musset, de Poe. Le long poème «Le Suicide d’Angel Valdor» en offre un exemple. Le printemps et l’été 1899 voient naître Je veux m’éluder dans les rires,«Déraison», «Le Tombeau de Charles Baudelaire», «Le Vaisseau d’Or». Le signe avant-coureur du naufrage est là. À la demande de son père, le 9 août 1899, Nelligan est conduit à Longue-Pointe et interné à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre. Les docteurs Brennan et Chagnon diagnostiquent: «Dégénér[escence] mentale. Folie poly[morphe]». Nelligan souffre de démence précoce, une forme de schizophrénie incurable.

VII. La révélation d’une œuvre: 1900-1904

Émile Nelligan avait rêvé de créer une «ŒUVRE». En septembre 1897, il songeait déjà à un titre: «Pauvre Enfance». Par la suite, en 1898 et en 1899, il propose d’autres plans, encore incomplets: «Le Récital des Anges», puis «Motifs du Récital des Anges». À l’heure de son internement, seulement 23 de ses poèmes ont été publiés dans des périodiques montréalais. Maintenant, dans les Soirées du château de Ramezay, volume collectif de l’École littéraire de Montréal publié en 1900, figurent 17 poèmes de Nelligan. Cette même année, Louis Dantin inclut cinq poèmes dans Franges d’Autel, recueil de poésies religieuses déjà partiellement publiées dans Le Petit Messager du Très Saint-Sacrement. L’œuvre nelliganienne se manifeste plus considérablement en février 1904, lorsque paraît en recueil chez Beauchemin, Émile Nelligan et son Œuvre: 107 poèmes ont été choisis et ordonnés par Dantin, le tout précédé d’une remarquable préface de celui-ci, antérieurement parue dans Les Débats, entre le 17 août et le 28 septembre 1902. Cette édition fait connaître Nelligan au Canada, en France et en Belgique; elle méritera trois rééditions: en 1925, 1932 et 1945.

VIII. L’homme brisé: 1899-1941

Nelligan passe plus de 42 ans interné à l’asile: d’abord, et pour un quart de siècle, du 9 août 1899 au 20 octobre 1925, à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre; ensuite à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, du 23 octobre 1925 au 18 novembre 1941, jour de sa mort. À Saint-Jean-deDieu, le poète est assez fréquemment sollicité du côté de la poésie par les visiteurs, les infirmières, les médecins. Au fil des années, il est ainsi amené à tenter de reconstituer tant bien que mal une trentaine de ses anciens poèmes et à les transcrire dans des carnets de fortune ou sur des feuilles volantes. Cette écriture d’asile est faite d’approximations du passé, fruits d’un esprit affaibli et d’une mémoire défaillante.

IX. Le poète et son mythe: 1941-1992

La mort de Nelligan, le 18 novembre 1941, marque en fait un commencement. Son œuvre inachevée va plus que jamais attirer et fasciner le public. En 1952, Luc Lacourcière en publiera une édition critique (1896-1899), reprise en 1958 et en 1966. Quarante ans plus tard, en 1991, Jacques Michon, Réjean Robidoux et Paul Wyczynski mettront tout à jour et feront paraître chez Fides, en deux volumes, une édition critique intégrale des Œuvres complètes de Nelligan. Entre ces deux dates, auront paru nombre d’éditions de toutes sortes: de luxe, illustrées, anthologiques, scolaires…, sans oublier la traduction anglaise de Fred Cogswell, publiée en 1983. On consacre à Nelligan des thèses de doctorat et de maîtrise. Des colloques savants se tiennent dans les universités.