A côté de
Gracieuse, Pantchika Dargaigaratz, une autre blonde de quinze ans,
qui était fiancée à son frère Arrochkoa et allait l’épouser sans
tarder, car celui-ci, comme fils de veuve, ne devait pas de service
à l’armée. Et, critiquant les joueurs, alignant sur le granit les
rangées de sous empilés, elles riaient, elles chuchotaient, avec
leur accent chanté, avec toujours leurs finales en rra ou
en rrik, faisant rouler si alertement les r qu’on
eût dit à chaque instant des bruits d’ailes de moineau dans leurs
bouches.
Eux aussi, les garçons, s’en donnaient de
rire, et venaient fréquemment, sous prétexte de repos, s’asseoir
parmi elles. Pour jouer, elles les gênaient et les intimidaient
trois fois plus que le public des grands jours, – si railleuses,
toutes !
Ramuntcho apprit là de sa petite fiancée une
chose qu’il n’aurait jamais osé espérer : elle avait obtenu
l’autorisation de sa mère pour venir aussi à cette fête
d’Erribiague, assister à la partie de paume et visiter ce pays
qu’elle ne connaissait pas ; c’était arrangé, qu’elle irait en
voiture, avec Pantchika et Mme Dargaignaratz ; et on se
retrouverait là-bas ; peut-être même serait-il possible de
combiner un retour tous ensemble.
Depuis tantôt deux semaines que leurs
rendez-vous du soir étaient commencés, c’était la première fois
qu’il avait l’occasion de lui parler ainsi dans le jour et devant
les autres, – et leur manière s’en trouvait différente, plus
cérémonieuse d’apparence, avec, en dessous, un très suave mystère.
Il y avait longtemps aussi qu’il ne l’avait vue si bien et de si
près au grand jour : or, elle embellissait encore beaucoup à
ce printemps-là ; elle était jolie, mais jolie !… Sa
poitrine devenait plus ronde et sa taille plus mince ; son
allure gagnait chaque jour en souplesse élégante. Elle continuait
de ressembler à son frère, les mêmes traits réguliers, le même
ovale parfait ; mais la différence de leurs yeux allait
s’accentuant : tandis que ceux d’Arrochkoa, d’une nuance bleu
vert qui semblait fuyante par elle-même, se dérobaient quand on les
regardait, les siens au contraire, prunelles et cils noirs, se
dilataient pour vous regarder fixement. Ramuntcho n’en connaissait
de semblables à personne ; il en adorait la tendresse franche,
et aussi l’interrogation anxieuse et profonde. Bien avant qu’il se
fût fait homme et accessible aux duperies des sens, ces yeux-là
s’étaient emparés de sa première petite âme d’enfant par tout ce
qu’elle avait de meilleur et de plus pur. Et voici maintenant
qu’autour de tels yeux, la grande Transformeuse énigmatique et
souveraine avait mis toute une beauté de chair, qui appelait
irrésistiblement sa chair à lui pour une communion suprême.
Ils étaient fort distraits, les joueurs, par
le groupe des petites filles, des corsages blancs et des corsages
roses, et ils riaient eux-mêmes de se voir jouer plus mal que de
coutume. Au-dessus d’elles, qui n’occupaient qu’un petit coin du
vieil amphithéâtre de granit, montaient des rangées de bancs vides
un peu en ruines ; puis, les maisons d’Etchézar, si
paisiblement isolées du reste du monde ; puis enfin la masse
obscure, encombrante de la Gizune, emplissant le ciel et se mêlant
à d’épais nuages qui dormaient contre ses flancs. Nuages immobiles,
inoffensifs et sans menace de pluie ; nuages de renouveau, qui
étaient d’une couleur tourterelle et qui semblaient tièdes comme
l’air de cette soirée. Et, dans une déchirure, bien moins haut que
la cime dominatrice de tout ce lieu, une lune ronde commençait de
s’argenter à mesure que déclinait le jour.
Ils jouèrent, au beau crépuscule, jusqu’à
l’heure des premières chauves-souris, jusqu’à l’heure où la pelote
envolée ne se voyait vraiment plus assez dans l’air. Peut-être
sentaient-ils inconsciemment tous que l’instant était rare et ne se
retrouverait plus : alors, autant que possible, ils le
prolongeaient.
Et, pour finir, on s’en alla tous ensemble
porter à Itchoua ses sous d’Espagne. En deux parts, on les avait
mis dans deux grosses serviettes rousses qu’un garçon et une fille
tenaient à chaque bout, et on marchait en mesure, en chantant l’air
de « la Fileuse de Lin ».
Comme ce crépuscule d’avril était long, clair
et doux !… Il y avait déjà des roses et toutes sortes de
fleurs, devant les murs des vénérables maisons blanches aux auvents
bruns ou verts. Des jasmins, des chèvrefeuilles, des tilleuls
embaumaient. Pour Gracieuse et Raymond, c’était l’une de ces heures
exquises que plus tard, dans la tristesse angoissée des réveils, on
se rappelle avec un regret à la fois déchirant et charmé…
Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terre
des soirs de printemps, et de si jolis yeux à regarder, et des
sourires de jeunes filles, et des bouffées de parfums que les
jardins vous envoient quand les nuits d’avril tombent, et tout cet
enjôlement délicieux de la vie, puisque c’est pour aboutir
ironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort…
XV
Le lendemain vendredi, le départ s’organise
pour ce village où la fête aura lieu le dimanche suivant. Il est
situé très loin, dans une ombreuse région, au tournant d’une gorge
profonde, au pied de très hautes cimes. Arrochkoa y est né et y a
passé les premiers mois de sa vie, au temps où son père habitait là
comme brigadier des douanes françaises ; mais il en est parti
trop enfant pour en garder le moindre souvenir.
Dans la petite voiture des Detcharry,
Gracieuse, Pantchika et, un long fouet à la main,
Mme Dargaignararz, sa mère, qui doit conduire, partent
ensemble à l’angélus de midi, pour se rendre directement là-bas par
les routes de montagne.
Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont à
régler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de-Luz, prennent un
grand détour pour arriver de nuit à Erribiague, par le petit chemin
de fer qui relie Bayonne à Burguetta. Aujourd’hui, ils sont
insouciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basques
n’ont coiffé plus joyeuses figures.
La nuit tombe quand ils s’enfoncent, par ce
petit train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur. Les
wagons sont pleins d’une foule très gaie, foule des soirs de
printemps qui s’en revient de quelque fête, jeunes filles coiffées
sur la nuque d’un mouchoir de soie, jeunes garçons en bérets de
laine ; tout ce monde chante, rit et s’embrasse. Malgré
l’obscurité envahissante, on distingue encore les haies toutes
blanches d’aubépines, les bois tout blancs de fleurs
d’acacias ; dans les compartiments ouverts, pénètre une
senteur à la fois violente et suave que la campagne exhale. Et sur
toutes ces floraisons blanches d’avril, de plus en plus effacées
par la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage de joie, le
refrain d’une vieille chanson navarraise, indéfiniment recommencée
à pleine gorge, par ces filles et ces garçons, dans le fracas des
roues et de la vapeur…
Erribiague ! Aux portières, on crie ce
nom qui les fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse était
depuis quelque temps descendue, les laissant presque seuls dans ce
train devenu silencieux. Des montagnes plus hautes sur le parcours
avaient rendu la nuit très épaisse, – et ils dormaient presque.
Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieu
d’une obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne distinguent
plus rien. C’est à peine si, tout en haut, brillent quelques
étoiles, tant le ciel est encombré par les cimes surplombantes.
« Où est le village ? »
demandent-ils à un homme qui est là seul pour les recevoir.
« A un quart de lieue, de ce côté, sur la
droite. »
En effet, ils commencent à distinguer la
traînée grise d’une route, tout de suite perdue au cœur de l’ombre.
Et dans le grand silence, dans l’humide fraîcheur de ces vallées
pleines de ténèbres, ils se mettent en marche sans parler, leur
gaieté un peu éteinte par la majesté noire des cimes qui gardent
ici la frontière.
Voici enfin un vieux pont courbe, sur un
torrent ; puis, le village endormi que n’annonçait aucune
lumière. Et l’auberge, où pourtant brille une lampe, est là tout
près, adossée à la montagne, les pieds dans l’eau vive et
bruissante.
D’abord, on les conduit leurs petites
chambres, qui ont l’air honnête, – et l’air propret malgré leur
vétusté extrême : bien basses, bien écrasées par leurs énormes
solives, et, sur toutes leurs murailles blanchies à la chaux, des
images du Christ, de la Vierge et des saints.
Ensuite, ils redescendent s’attabler pour
souper dans la salle d’entrée, où sont assis deux ou trois vieux en
costume d’autrefois : large ceinture, blouse noire, très
courte, à mille plis. Et Arrochkoa ne se tient pas de leur
demander, vaniteux de son ascendance, s’il n’ont pas connu
Detcharry, qui fut ici brigadier de douane, il y aura tantôt
dix-huit ans.
Un des vieux le dévisage, en avançant la tête,
la main sur les yeux.
« Ah ! vous êtes son fils, vous, je
parie, pour sûr ! Vous lui ressemblez trop !…
Detcharry ! Si je m’en souviens, de Detcharry !… Il m’a
pris dans les temps plus de deux cents ballots de marchandises, tel
que vous me voyez !… Ça ne fait rien, tenez, touchez là tout
de même si vous êtes son fils ! »
Et le vieux fraudeur, qui fut un grand chef de
bande, sans rancune, avec effusion, serre les deux mains
d’Arrochkoa.
C’est que ce Detcharry est resté fameux à
Erriblague, pour ses ruses, ses embuscades, ses captures de
marchandises de contrebande, avec lesquelles plus tard il s’est
fait ces petites rentes, dont jouissent Dolorès et ses enfants.
Et Arrochkoa s’enorgueillit, tandis que
Ramuntcho baisse la tête, se sentant d’une condition plus humble,
lui qui n’a pas de père.
« Vous ne seriez pas aussi dans la
douane, comme votre défunt père était, vous par
hasard ? » continue le vieux sur un ton de
goguenardise.
« Oh ! non, pas précisément… Tout le
contraire, même…
– Ah ! bien !… Compris ! …
Alors, touchez là encore une fois… Et ça me venge de Detcharry,
tenez, de savoir que son fils s’est mis dans la contrebande comme
nous autres !… »
Ils font apporter du cidre et ils boivent
ensemble, tandis que les vieillards redisent les exploits et les
ruses de jadis, toutes les anciennes histoires des nuits de la
montagne ; ils parlent un basque un peu différent de celui
d’Etchézar, village où la langue se conserve plus nettement
articulée, plus incisive, plus pure peut-être. Raymond et Arrochkoa
s’étonnent de cet accent du haut pays, qui adoucit les mots et qui
les chante ; ces conteurs à cheveux blancs leur semblent
presque des étrangers, dont la causerie serait une suite de
strophes monotones, indéfiniment répétées comme dans les antiques
complaintes. Et, dès qu’ils se taisent, les bruits légers du
sommeil de ces campagnes arrivent des paisibles et fraîches
ténèbres extérieures. Les grillons chantent ; on entend, au
pied de l’auberge, le torrent bouillonner et courir ; on
entend là-haut s’égoutter les terribles cimes surplombantes, qui
sont tapissées de feuillées épaisses et pleines de sources vives…
Il dort, le tout petit village, écrasé et perdu dans son creux de
ravin, et on a le sentiment que la nuit d’ici est une nuit plus
noire qu’ailleurs et plus mystérieuse.
« Mon Dieu ! conclut le vieux chef,
la douane et la contrebande, dans le fond, ça se ressemble ;
tout ça, c’est jouer au plus fin, n’est-ce pas, et au plus
hardi ? Même, je vais vous dire mon opinion à moi, c’est qu’un
douanier un peu décidé et un peu matois, un douanier comme était
votre père, par exemple, eh bien, vaut autant que n’importe lequel
de nous ! »
Sur ce, l’hôtesse étant venue avertir qu’il
est l’heure d’éteindre la lampe, – la dernière lampe encore allumée
dans le village, – ils s’en vont, les vieux fraudeurs. Raymond et
Arrochkoa montent dans leurs chambres, se couchent et s’endorment,
toujours au chant des grillons, toujours au bruit des eaux fraîches
qui courent ou qui tombent. Et Ramuntcho, comme dans sa maison
d’Etchézar, perçoit vaguement pendant son sommeil des tintements de
clochettes, au cou des vaches qui s’agitent en rêve, au-dessous de
lui, dans l’étable.
XVI
Maintenant ils ouvrent, au beau matin d’avril,
les volets de leurs étroites fenêtres, percées comme des sabords
dans l’épaisseur de la très vieille muraille.
Et tout à coup, c’est de la lumière à flots,
dont leurs yeux s’éblouissent.
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