Et, à ce printemps
surtout, les vaches, ses voisines d’en bas, excitées sans doute par
la senteur du foin frais, se remuaient toute la nuit, s’agitaient
en rêve, avec de continuels tintements de leurs clochettes.
Souvent, après les longues expéditions
nocturnes, il rattrapait son sommeil pendant l’après-midi, étendu à
l’ombre dans quelque coin de mousse et d’herbes. D’ailleurs, comme
les autres contrebandiers, il n’était guère matinal pour un garçon
de village, et s’éveillait des fois bien après le lever du jour,
quand déjà, entre les bois mal joints de son plancher, des rais
d’une lumière vive et gaie arrivaient de l’étable d’en dessous, –
dont la porte restait toujours grande ouverte au levant après le
départ des bêtes pour les pâturages. Alors, il allait à sa fenêtre,
poussait le vieux petit auvent en bois de châtaignier massif peint
d’un ton olive, et s’accoudait sur l’appui de la muraille épaisse
pour regarder les nuages ou le soleil du matin nouveau.
Ce qu’il voyait là, aux entours de sa maison,
était vert, vert, magnifiquement vert, comme le sont au printemps
tous les recoins de ce pays d’ombre et de pluie. Les fougères, qui
prennent à l’automne une si chaude couleur de rouille, étaient
maintenant, à cet avril, dans l’éclat de leur plus verte fraîcheur
et couvraient le flanc des montagnes comme d’un immense tapis de
haute laine frisée, où des fleurs de digitale faisaient partout des
taches roses. En bas, dans un ravin, le torrent bruissait sous des
branches. En haut, des bouquets de chênes et de hêtres
s’accrochaient sur les pentes, alternant avec des prairies ;
puis, au-dessus de ce tranquille Eden, vers le ciel, montait la
grande cime dénudée de la Gizune, souveraine ici de la région des
nuages. Et on apercevait aussi, un peu en recul, l’église et les
maisons, – ce village d’Etchézar, solitaire et haut perché sur l’un
des contreforts pyrénéens, loin de tout, loin des lignes de
communication qui ont bouleversé et perdu le bas pays des
plages ; à l’abri des curiosités, des profanations étrangères,
et vivant encore de sa vie basque d’autre fois.
Les réveils de Ramuntcho s’imprégnaient, à
cette fenêtre, de paix et d’humble sérénité. D’ailleurs, ils
étalent pleins de joie, ses réveils de fiancé, depuis qu’il avait
l’assurance de retrouver le soir Gracieuse au rendez-vous promis.
Les vagues inquiétudes, les tristesses indéfinies, qui
accompagnaient en lui jadis le retour quotidien des pensées,
avaient fui pour un temps, chassées par le souvenir et l’attente de
ces rendez-vous-là ; sa vie en était toute changée ;
sitôt que ses yeux se rouvraient, il avait l’impression d’un
mystère et d’un enchantement immense, l’enveloppant au milieu de
ces verdures et de ces fleurs d’avril. Et cette paix printanière,
ainsi revue chaque matin, lui semblait toutes les fois une chose
nouvelle, très différente de ce qu’elle avait été les autres
années, infiniment douce à son cœur et voluptueuse à sa chair,
ayant des dessous insondables et ravissants…
XIII
On est au soir de Pâques, après que se sont
tues les cloches des villages, après qu’ont fini de se mêler dans
l’air tant de saintes vibrations, venues d’Espagne et de
France…
Assis au bord de la Bidassoa, Raymond et
Florentino guettent l’arrivée d’une barque. Un grand silence à
présent, et les cloches dorment. Le crépuscule attiédi s’est
prolongé beaucoup et, rien qu’en respirant, on sent l’été
venir.
Sitôt la nuit descendue, elle doit poindre de
la côte d’Espagne, la barque de contrebande, rapportant le
phosphore très prohibé. Et, sans qu’elle touche la rive, eux
doivent aller chercher cette marchandise-là, en s’avançant à pied
dans le lit (le la rivière, avec de longs bâtons pointus à la main,
pour se donner, s’ils étaient par hasard pris, des airs de gens qui
pêchent innocemment des « platuches ».
L’eau de la Bidassoa est cette nuit un miroir
immobile et clair, un peu plus lumineux que le ciel, où se
reproduisent et se renversent toutes les constellations d’en haut,
toute la montagne espagnole d’en face, découpée en silhouette si
sombre dans l’atmosphère tranquille. L’été, l’été, on a de plus en
plus conscience de son approche, tant la nuit s’annonce limpide et
douce, tant il y a ce soir de langueur tiède épandue sur ce recoin
du monde, où manœuvrent silencieusement les contrebandiers.
Mais cet estuaire, qui sépare les deux pays,
semble en ce moment à Ramuntcho plus mélancolique que de coutume,
plus fermé et plus muré devant lui par ces noires montagnes, au
pied desquelles brillent à peine çà et là deux ou trois incertaines
lumières. Et alors, il est repris par son désir de connaître ce
qu’il y a au-delà, et au-delà encore… Oh ! s’en aller
ailleurs !… Échapper, au moins pour un temps, à l’oppression
de ce pays, – cependant si aimé ! – Avant la mort, échapper à
l’oppression de cette existence toujours pareille et sans issue.
Essayer d’autre chose, sortir d’ici, voyager, savoir !…
Puis, tout en surveillant les petits lointains
terrestres où la barque doit poindre, il lève les yeux de temps à
autre vers ce qui se passe au-dessus, dans l’infini, regarde la
lune nouvelle, dont le croissant, mince autant qu’une ligne,
s’abaisse et va disparaître ; regarde les étoiles, dont il a
observé, comme tous les gens de son métier, pendant tant d’heures
nocturnes, la marche lente et réglée ; s’inquiète au fond de
lui-même des proportions et des éloignements inconcevables de ces
choses…
Dans son village d’Etchézar, le vieux prêtre
qui lui avait jadis appris son catéchisme, intéressé par sa jeune
intelligence en éveil, lui a prêté des livres, a continué avec lui
des causeries sur mille sujets, et, à propos des astres lui a donné
la notion des mouvements et des immensités, a entrouvert devant ses
yeux les grands abîmes des espaces et des durées. Alors, dans son
âme, les doutes innés, les effrois et les désespérances qui
sommeillaient, tout ce que son père lui avait légué en sombre
héritage, tout cela a pris forme noire et s’est dressé. Sous le
grand ciel des nuits, sa foi de petit Basque a commencé de faiblir.
Son âme n’est plus assez simple pour admettre aveuglément les
dogmes et les observances, et, comme tout devient incohérence et
désordre dans sa jeune tête si étrangement préparée, dont personne
n’a pris la direction il ne sait pas qu’il est sage de se
soumettre, avec confiance quand même, aux formules vénérables et
consacrées, derrière lesquelles se cache peut-être tout ce que nous
pouvons entrevoir des vérités inconnaissables.
Donc, ces cloches de Pâques qui, l’année
dernière encore, l’avaient rempli d’un sentiment religieux et doux,
cette fois ne lui ont semblé qu’une musique quelconque, plutôt
mélancolique et presque vaine. Et, à présent qu’elles viennent de
se taire, il écoute, avec une tristesse indéfinie, venir de là-bas
ce bruit puissant et sourd, presque incessant depuis les origines,
que font les brisants de la mer de Biscaye, et qui, par les soirs
paisibles, s’entend au loin jusque derrière les montagnes.
Mais son rêve flottant change encore… C’est
que, maintenant, l’estuaire qui achève de s’enténébrer, et où ne se
voient plus les amas d’habitations humaines, lui semble peu à peu
devenir différent ; puis, étrange tout à coup, comme si
quelque mystère allait s’y accomplir ; il n’en perçoit plus
que les grandes lignes abruptes, qui sont presque éternelles, et il
s’étonne de penser confusément à des temps plus anciens, d’une
antiquité imprécise et obscure… L’Esprit des vieux âges, qui
parfois sort de terre durant les nuits calmes, aux heures où
dorment les êtres perturbateurs de nos jours, l’Esprit des vieux
âges commence sans doute de planer dans l’air autour de lui ;
il ne définit pas bien cela, car son sens d’artiste et de voyant,
qu’aucune éducation n’a affiné, est demeuré rudimentaire ;
mais il en a la notion et l’inquiétude… Dans sa tête, c’est encore
et toujours un chaos, qui perpétuellement cherche à se démêler sans
y parvenir jamais… Cependant, quand les deux cornes agrandies et
rougies de la lune s’enfoncent lentement derrière la montagne toute
noire, les aspects des choses prennent, pour un inappréciable
instant, on ne sait quoi de farouche et de primitif ; alors,
une mourante impression des époques originelles, qui était restée
on ne sait où dans l’espace, se précise pour lui d’une façon
soudaine, et il en est troublé jusqu’au frisson. Voici même qu’il
songe sans le vouloir à ces hommes des forêts qui vivaient ici
dans les temps, dans les temps incalculés et ténébreux,
parce que tout à coup, d’un point éloigné de la rive, un long cri
basque s’élève de l’obscurité en fausset lugubre, un
irrintzina, la seule chose de son pays avec laquelle
jamais il n’a pu se familiariser entièrement… Mais un grand bruit
dissonant et moqueur se fait dans le lointain, des fracas de
ferraille, des sifflets : un train de Paris à Madrid, qui
passe là-bas, derrière eux, dans le noir de la rive française. Et
l’Esprit des vieux temps replie ses ailes d’ombre et s’évanouit. Le
silence a beau revenir : après le passage de cette chose bête
et rapide, l’Esprit qui a fui ne reparaît plus…
Enfin, la barque que Raymond attendait avec
Florentino se décide à poindre là-bas, à peine perceptible pour
d’autres yeux que les leurs, petite orme grise qui laisse derrière
elle des rides légères sur ce miroir couleur de ciel de nuit où les
étoiles se reflètent renversées. C’est du reste l’heure bien
choisie, l’heure où les douaniers veillent le plus mal ;
l’heure aussi où l’on y voit le moins, quand les derniers reflets
du soleil et ceux du croissant de lune viennent de s’éteindre, et
que les yeux des hommes ne sont pas encore habitués à
l’obscurité.
Alors, pour aller chercher ce phosphore
prohibé, ils prennent leurs longs bâtons de pêche et entrent tous
deux silencieusement dans l’eau…
XIV
Il y avait une grande partie de paume arrangée
pour dimanche prochain à Erribiague, un village très éloigné, du
côté des hautes montagnes. Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino y
joueraient contre trois célèbres d’Espagne ; ils devaient ce
soir s’exercer, se délier les bras sur la place d’Etchézar, et
Gracieuse, avec quelques autres petites filles de son âge, était
venue s’asseoir sur les bancs de granit, pour les regarder faire.
Jolies, toutes ; des airs élégants, avec leurs corsages de
couleurs pâles, taillés d’après les plus récentes fantaisies de la
saison. Et elles riaient, ces petites, elles riaient ! Elles
riaient parce qu’elles avaient commencé de rire et sans savoir de
quoi. Un rien, un demi-mot de leur vieille langue basque, dit sans
le moindre à-propos par l’une d’elles, et les voilà toutes pâmées…
Ce pays est vraiment un des coins du monde où le rire des filles
éclate le mieux, sonnant le cristal clair, sonnant la jeunesse et
les gorges fraîches.
Arrochkoa était là depuis longtemps, le gant
d’osier au bras, lançant seul la pelote, que, de temps à autre, des
enfants lui ramassaient. Mais Raymond, Florentino, à quoi donc
pensaient-ils ? Comme ils étaient en retard !…
Ils arrivèrent enfin, la sueur au front, la
démarche pesante et embarrassée. Et, comme les petites rieuses les
interrogeaient, avec ce ton moqueur que les filles, lorsqu’elles
sont en troupe, prennent d’ordinaire pour interpeller les garçons,
ils sourirent, et chacun d’eux frappa sa propre poitrine qui rendit
un son de métal… Par des sentiers de la Gizune, ils revenaient à
pied d’Espagne, bardés et alourdis de monnaie de cuivre à 1’effigie
du gentil petit roi Alphonse XIII. Nouveau truc de
contrebandiers : pour le compte d’Itchoua, ils avaient changé
là-bas, à bénéfice, une grosse somme d’argent contre des pièces de
billon, destinées à être ensuite écoulées au pair, pendant les
foires prochaines, dans différents villages des Landes où les sous
espagnols ont communément cours. A eux deux, ils rapportaient dans
leurs poches, dans leur chemise, contre leur peau, une quarantaine
de kilos de cuivre. Ils firent tomber tout cela en pluie, sur
l’antique granit des bancs, aux pieds des petites très amusées, les
chargeant de le leur garder et de le compter ; puis, après
s’être essuyé le front, avoir soufflé un peu, ils commencèrent de
jouer et de sauter, se trouvant tout légers à présent et plus
lestes que de coutume, cette surcharge en moins.
A part trois ou quatre enfants de l’école qui
couraient comme de jeunes chats après les pelotes égarées, il n’y
avait qu’elles, les petites, assises en groupe perdu tout en bas de
ces rangées de gradins déserts, dont les vieilles pierres
rougeâtres avaient en ce moment leurs herbes et leurs fleurettes
d’avril. Robes d’indienne, clairs corsages blancs ou roses, elles
étaient toute la gaieté de ce lieu solennellement triste.
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