Dehors, le printemps resplendit.
Jamais encore ils n’avaient vu, surplombant leur tête, des cimes
tellement hautes et proches. Mais le long des pentes feuillues, le
long des montagnes garnies d’arbres, le soleil descend pour
rayonner dans ce fond de vallée sur les blancheurs du village, sur
la chaux des maisonnettes anciennes, aux contrevents verts.
Du reste, ils s’éveillent tous deux avec de la
jeunesse plein les veines et de la joie plein le cœur. C’est que ce
matin ils ont le projet d’aller, là-bas dans la campagne, chez des
cousins de Mme Dargaignaratz, faire visite aux deux petites
qui ont dû arriver hier au soir en voiture, Gracieuse et
Pantchika.
Après un coup d’œil à la place du jeu de
paume, où ils reviendront s’exercer dans l’après-midi, ils se
mettent en route, par des petits sentiers magnifiquement verts qui
se cachent au plus creux des vallées en longeant des torrents
frais. Les digitales en fleurs s’élancent partout comme de longues
fusées roses au-dessus de l’amas léger et infini des fougères.
C’est loin, paraît-il, cette maison des
cousins Olhagarray, et ils s’arrêtent de temps à autre pour
demander leur chemin à des bergers, ou bien ils frappent à la porte
des quelques logis solitaires rencontrés çà et là sous le couvert
des branches. Ils n’en avaient jamais vu de si vieux, de ces logis
basques, ni de si primitifs, à l’ombre de châtaigniers si
grands.
Les ravins dans lesquels ils s’avancent sont
encaissés étrangement. Plus haut encore que tous ces bois de chênes
et de hêtres, qui se tiennent comme suspendus au-dessus,
apparaissent de farouches cimes dénudées, toute une zone abrupte et
chauve, d’un brun sombre, qui pointe dans le bleu violent du ciel.
Mais ici, en bas, c’est la région abritée et moussue, verte et
profonde, que le soleil ne brûle jamais et où avril a caché tout
son luxe fraîchement superbe.
Et eux aussi, les deux qui passent dans ces
sentiers de digitales et de fougères, participent à cette
printanière splendeur.
Peu à peu, dans leur amusement d’être là, et
sous l’influence de ce lieu sans âge, les vieux instincts de chasse
et de destruction se rallument au fond de leurs âmes. Arrochkoa
surtout s’excite, bondit de droite et de gauche, brise, déracine
des herbes et des fleurs ; s’inquiète de tout ce qui remue
dans les feuillages si verts, des lézards qu’on pourrait attraper,
des oiseaux qu’on pourrait dénicher, et des belles truites qui
nagent dans l’eau vive ; il saute, il saute ; il voudrait
des lignes de pêche, des bâtons, des fusils ; vraiment il se
révèle un peu sauvage, dans l’épanouissement de ses robustes
dix-huit ans blonds… Ramuntcho, lui, s’apaise vite ; après les
premières branches cassées, les premières poignées de fleurs
arrachées, il commence de se recueillir ; il contemple et il
songe…
Les voici arrêtés maintenant à un carrefour de
vallées, en un lieu perdu d’où ne s’aperçoit aucune habitation
humaine. Autour d’eux, des gorges d’ombre où se tassent de grands
chênes, et au-dessus, partout, un lourd amoncellement de montagnes,
d’une couleur rousse, brûlée de soleil. Nulle part, aucun indice
des temps nouveaux ; un absolu silence et comme une paix des
époques primitives. En levant la tête vers les cimes brunes, ils
aperçoivent là-haut, très loin, des paysans qui cheminent par des
sentiers invisibles, poussant devant eux des petits ânes
contrebandiers : infimes comme des insectes, à de telles
distances, ces passants silencieux, au flanc de la montagne
géante ; Basques d’autrefois, presque confondus, quand on les
regarde d’ici, avec cette terre rougeâtre d’où ils sortirent – et
où ils doivent rentrer, après avoir vécu comme leurs ancêtres sans
rien soupçonner des choses de nos temps, des choses
d’ailleurs…
Ils ôtent leurs bérets, Arrochkoa et
Ramuntcho, pour s’essuyer le front ; il fait une telle chaleur
dans ces gorges, et ils ont tant couru, tant sauté que la sueur
perle sur tout leur corps. Ils ont beau s’amuser là, ils voudraient
bien arriver, pourtant, auprès des deux petites blondes qui les
attendent. Mais à qui demander la route à présent, puisqu’il n’y a
plus personne ?…
« Ave Maria ! » crie
près d’eux, dans l’épaisseur des branches, une vieille voix
rauque.
Et cela se continue par une kyrielle de mots
dits en decrescendo rapide, vite, vite ; une prière basque
dégoisée à perdre haleine, commencée très fort, puis mourante pour
finir. Et un vieux mendiant émerge des fougères, tout terreux, tout
velu, tout gris, courbé sur son bâton comme un homme bois.
« Oui ! dit Arrochkoa, en mettant la
main à la poche. Mais tu vas nous conduire à la maison Olhagarray,
pour gagner notre aumône.
– La maison Olhagarray ! répond le vieux.
J’en reviens, mes beaux enfants, et vous y êtes ! »
En effet, comment n’avaient-ils pas vu, à cent
pas plus loin, ce bout de pignon noir, parmi des ramures de
châtaigniers ?
En un point où bruissent des écluses, elle
baigne dans le torrent, cette maison Olhagarray, antique et grande,
parmi des châtaigniers séculaires. Alentour, la terre rouge est
dénudée et ravinée par les eaux de la montagne ; des racines
énormes s’y contournent, comme de monstrueux serpents gris ;
et le lieu entier, surplombé de tous côtés par les masses
pyrénéennes, est rude et tragique.
Mais deux jeunes filles sont là, assises à
l’ombre ; des chevelures blondes et d’élégants petits corsages
roses ; d’étonnantes petites fées très modernes, au milieu du
décor farouche et vieux… Et elles se lèvent avec des cris de joie,
pour courir au-devant des visiteurs.
C’eût été mieux, évidemment, d’entrer d’abord
dans la maison pour saluer les anciens. Mais ils se disent qu’on ne
les a sans doute pas vus venir, et ils préfèrent commencer par
s’asseoir chacun auprès de sa fiancée blonde, au bord du ruisseau,
sur les racines géantes. Et, comme par hasard, les deux couples
s’arrangent de façon à ne pas se gêner mutuellement, à rester
cachés l’un à l’autre par des rochers, par des branches.
Là alors, ils entonnent tout bas une causerie
longue, Arrochkoa avec Pantchika, Ramuntcho avec Gracieuse.
Qu’est-ce qu’ils peuvent bien dire, pour
parler tant et si vite ?
Bien que leur accent soit moins chanté que
celui du haut pays, dont ils s’étonnaient hier, on croirait tout de
même entendre des strophes scandées et rythmées, une sorte de
petite musique infiniment douce où les voix des garçons s’atténuent
jusqu’à sembler des voix d’enfants.
Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire, pour
parler tant et si vite, au bord ce torrent, dans cet âpre ravin,
sous le lourd soleil de midi ?… Mon Dieu, cela n’a guère de
sens ; c’est plutôt une sorte de murmure spécial aux amoureux,
quelque chose comme ce chant particulier que les hirondelles font
en sourdine, à la saison des nids. C’est enfantin, tissu
d’incohérences et de redites. Non, cela n’a guère de sens, – à
moins que ce ne soit ce qu’il y a de plus sublime au monde, ce qu
il est possible d’exprimer de plus profond et de plus vrai avec des
paroles terrestres… Cela ne veut rien dire, à moins que ce ne soit
l’hymne éternel et merveilleux pour lequel seul a été créé le
langage des hommes ou des bêtes, et auprès de quoi tout est vide,
misérable et vain.
Il fait une étouffante chaleur dans le fond de
cette gorge si encaissée de toutes parts ; malgré l’ombre des
châtaigniers, les rayons tamisés par les feuilles brûlent encore.
Et cette terre nue d’une couleur de sanguine, la vieillesse extrême
de ce logis voisin, l’antiquité de ces arbres donnent aux entours,
tandis que les amoureux causent, des aspects un peu âpres et
hostiles.
Jamais Ramuntcho n’avait vu sa petite amie si
rosée par le soleil : à ses joues, le beau sang rouge est là,
qui affleure la peau mate, la peau fine et transparente ; elle
est rose comme les fleurs des digitales.
Des mouches, des moustiques bourdonnent à
leurs oreilles. Or, voici que Gracieuse a été piquée en haut du
menton, presque sur la bouche, et qu’elle essaie d’y passer le bout
de sa langue, de se gratter en mordant la place avec ses dents d’en
haut. Et Ramuntcho qui regarde ça de tout près, de trop près, se
sent pris d’une langueur subite, et, pour faire diversion, s’étire
violemment les bras comme quelqu’un qui veut s’éveiller.
Elle recommence, la petite, sa lèvre lui
démangeant toujours, – et, lui, de nouveau, détend les deux bras en
se rejetant le torse en arrière.
« Qu’est-ce que tu as, Raymond, à
t’étirer comme un chat ?… »
Mais, la troisième fois que Gracieuse se mord
à la même place et montre encore le petit bout de sa langue, lui se
penche, vaincu par l’irrésistible vertige, et mord lui aussi, prend
dans sa bouche, comme un joli fruit rouge qu’on a cependant peur
d’écraser, la fraîche lèvre que le moustique a piquée…
Un silence de frayeur et de délices, pendant
lequel ils frissonnent tous deux, elle autant que lui ; elle,
tremblante aussi de tous ses membres, pour avoir senti là ce
contact de la naissante moustache noire.
« Tu n’es pas fâchée, au moins,
dis ?
– Non, mon Ramuntcho… Oh ! je ne suis pas
fâchée, non… »
Alors il recommence, éperdu tout à fait, et,
dans cet air languide et chaud, ils se donnent, pour la première
fois de leur vie, les longs baisers des amants…
XVII
Le lendemain dimanche, ils étaient allés
religieusement, tous ensemble, entendre une des messes du clair
matin, pour pouvoir rentrer à Etchézar le jour même, aussitôt après
la grande partie de paume. Or, c’était ce retour, plus encore que
le jeu, qui intéressait Gracieuse et Raymond, car, suivant leur
espérance, Pantchika et sa mère resteraient à Erribiague, et eux
s’en iraient, serrés l’un contre l’autre, dans la très petite
voiture des Detcharry, sous la surveillance indulgente et légère
d’Arrochkoa : cinq ou six heures de voyage, tous trois seuls,
par les routes de printemps, sous les verdures nouvelles, avec des
haltes amusantes dans des villages inconnus.
Dès 11 heures du matin, ce beau dimanche, les
abords de la place s’encombrèrent de montagnards, descendus de tous
les sommets, accourus de tous les sauvages hameaux d’alentour.
C’était une partie internationale, trois joueurs de France contre
trois d’Espagne, et, dans l’assistance, les Basques espagnols
dominaient ; on y voyait même quelques larges sombreros, des
vestes et des guêtres du vieux temps.
Les juges des deux nations, désignés par le
sort, se saluèrent avec une courtoisie surannée, et la partie
s’engagea, dans un grand silence d’attente, sous un accablant
soleil qui gênait les joueurs malgré leurs bérets rabattus en
visière sur leurs yeux.
Ramuntcho bientôt, et après lui Arrochkoa,
furent acclamés comme des triomphateurs. Et on regardait ces deux
petites étrangères, si attentives, au premier rang, si jolies aussi
avec leurs élégants corsages roses, et on se disait :
« Ce sont leurs promises, aux deux beaux joueurs. Alors
Gracieuse, qui entendait tout, se sentait très fière de son jeune
fiancé. »
Midi. Ils jouaient depuis bientôt une heure.
Le vieux mur, au faîte arrondi comme une coupole, se fendillait de
sécheresse et de chaleur sous son badigeon d’ocre jaune. Les
grandes masses pyrénéennes, plus voisines encore ici qu’à Etchézar,
plus écrasantes et plus hautes, dominaient de partout ces petits
groupes humains qui s’agitaient dans un repli profond de leurs
flancs. Et le soleil tombait d’aplomb sur les lourds bérets des
hommes, sur les têtes nues des femmes, chauffant les cerveaux,
grandissant les enthousiasmes. La foule passionnée donnait de la
voix, et les pelotes bondissaient, quand commença de tinter
doucement l’angélus. Alors un vieil homme, tout couturé, tout
basané, qui attendait ce signal, emboucha son clairon, – son ancien
clairon des zouaves d’Afrique, – et sonna « aux champs ».
Et on vit se lever toutes les femmes qui s’étaient assises ;
tous les bérets tombèrent, découvrant des chevelures noires,
blondes ou blanches, et le peuple entier fit le signe de la croix,
tandis que les joueurs, aux poitrines et aux fronts ruisselants,
s’étaient immobilisés au plus ardent de la partie, et demeuraient
recueillis, la tête inclinée vers la terre…
Au coup de deux heures, le jeu ayant fini
glorieusement pour les Français, Arrochkoa et Ramuntcho montèrent
dans leur petite voiture, reconduits et acclamés par tous les
jeunes d’Erribiague ; puis Gracieuse prit place entre eux
deux, et ils partirent pour leur longue route charmante, les poches
garnies de l’or qu’ils venaient de gagner, ivres de joie, de bruit
et de soleil.
Et Ramuntcho, qui gardait à sa moustache le
goût du baiser d’hier, avait envie, en s’en allant, de leur crier à
tous : « Cette petite, que vous voyez, si jolie, est à
moi ! Ses lèvres sont à moi, je les tenais hier entre les
miennes et je les y reprendrai encore ce soir ! »
Ils partirent et tout de suite retrouvèrent le
silence, dans les vallées ombreuses aux parois garnies de digitales
et de fougères…
Rouler pendant des heures sur les petites
routes pyrénéennes, changer de place presque tous les jours,
parcourir le pays basque en tous sens, aller d’un village à un
autre, appelé ici par une fête, là par une aventure de frontière,
c’était maintenant la vie de Ramuntcho, la vie errante que le jeu
de paume lui faisait pendant ses journées, et la contrebande
pendant ses nuits.
Des montées, des descentes, au milieu d’un
monotone déploiement de verdure. Des bois de chênes et de hêtres,
presque inviolés et demeurés tels que jadis, aux siècles
tranquilles…
Quand venait à passer quelque logis antique,
égaré dans ces solitudes d’arbres, ils ralentissaient pour s’amuser
à lire, au-dessus de la porte, la traditionnelle légende, inscrite
dans le granit : « Ave Maria ! » En
l’an 1600 ou en l’an 1500, un tel, de tel village, a bâti cette
maison, pour y vivre avec une telle, son épouse.
Très loin de toute habitation humaine, dans un
recoin de ravin où il faisait plus chaud qu’ailleurs, à l’abri de
tous les souffles, ils rencontrèrent un marchand de saintes images
qui s’essuyait le front.
1 comment