Mais un air de vieillesse extrême harmonisait ces choses,
que l’on sentait habituées depuis des siècles à durer en face les
unes des autres.
Il était de bonne heure encore, et on arrivait
à peine pour cette grand-messe. Accoudé au rebord de sa tribune,
Ramuntcho regardait en bas les femmes entrer, toutes comme de
pareils fantômes noirs, la tête et le costume dissimulés sous le
cachemire de deuil qu’il est d’usage de mettre pour aller aux
églises. Silencieuses et recueillies, elles glissaient sur le
funèbre pavage de dalles mortuaires où se lisaient encore, malgré
l’effacement du temps, des inscriptions en langue euskarienne, des
noms de familles éteintes et des dates de siècles passés.
Gracieuse, dont l’entrée préoccupait surtout
Ramuntcho, tardait à venir. Mais, pour distraire un moment son
esprit, un convoi s’avança en lente théorie noire ; un convoi,
c’est-à-dire les parents et les plus proches voisins d’un mort de
la semaine, les hommes encore drapés dans la longue cape que l’on
porte pour suivre les funérailles, les femmes sous le manteau et le
traditionnel capuchon de grand deuil.
En haut, dans les deux immenses tribunes qui
se superposaient le long des côtés de la nef, les hommes venaient
un à un prendre place, graves et le chapelet à la main :
fermiers, laboureurs, bouviers, braconniers ou contrebandiers, tous
recueillis et prêts à s’agenouiller quand sonnerait la clochette
sacrée. Chacun d’eux, avant de s’asseoir, accrochait derrière lui à
un clou de la muraille sa coiffure de laine, et peu à peu, sur le
fond blanc de la chaux, s’alignaient des rangées d’innombrables
bérets basques.
En bas, les petites filles de l’école
entrèrent enfin, en bon ordre, escortées par les sœurs de
Sainte-Marie-du-Rosaire. Et, parmi ces nonnes embéguinées de noir,
Ramuntcho reconnut Gracieuse. Elle aussi avait la tête tout de noir
enveloppée ; ses cheveux blonds, qui ce soir s’ébourifferaient
au vent du fandango, demeuraient cachés pour l’instant sous
l’austère mantille des cérémonies. Gracieuse, depuis deux ans,
n’était plus écolière, mais n’en restait pas moins l’amie intime
des sœurs, ses maîtresses, toujours en leur compagnie pour des
chants, pour des neuvaines, ou des arrangements de fleurs blanches
autour des statues de la Sainte Vierge…
Puis, les prêtres, dans leurs plus somptueux
costumes, apparurent en avant des ors magnifiques du tabernacle,
sur une estrade haute et théâtrale, et la messe commença, célébrée
dans ce village perdu avec une pompe excessive, comme dans une
grande ville. Il y avait des chœurs de petits garçons, chantés à
pleine voix enfantine avec un entrain un peu sauvage. Puis, des
chœurs très doux de petites filles, qu’une sœur accompagnait à
l’harmonium et que guidait la voix fraîche et claire de Gracieuse.
Et de temps à autre, une clameur partait, comme un bruit d’orage,
des tribunes d’en haut où les hommes se tenaient, un répons
formidable animait les vieilles voûtes, les vieilles boiseries
sonores qui, durant des siècles, ont vibré des mêmes chants…
Faire les mêmes choses que depuis des âges
sans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément les
mêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force.
Pour tous ces croyants qui chantaient là, il se dégageait de ce
cérémonial immuable de la messe une sorte de paix, une confuse mais
douce résignation aux anéantissements prochains. Vivants de l’heure
présente, ils perdaient un peu de leur personnalité éphémère pour
se rattacher mieux aux morts couchés sous les dalles et les
continuer plus exactement, ne former, avec eux et leur descendance
encore à venir, qu’un de ces ensembles résistants et de durée
presque indéfinie qu’on appelle une race.
IV
« Ite missa est ! » La
grand-messe est terminée et l’antique église se vide. Dehors, dans
le préau, parmi les tombes, les assistants se répandent. Et toute
la joie d’un midi ensoleillé les accueille, au sortir de la nef
sombre où ils avaient plus ou moins entrevu, chacun suivant ses
facultés naïves, le grand mystère et l’inévitable mort.
Recoiffés tous de l’uniforme béret national,
les hommes descendent par l’escalier extérieur ; les femmes,
plus lentes à se reprendre au leurre du ciel bleu, gardant encore
sous leur voile de deuil un peu du rêve de l’église, sortent en
groupes tout noirs par les portiques d’en bas ; autour d’une
fosse fraîchement fermée, quelques-unes s’attardent et
pleurent.
Le vent de Sud, qui est le grand magicien du
pays basque, souffle doucement. L’automne d’hier s’en est allé et
on l’oublie. Des haleines tièdes passent dans l’air, vivifiantes,
plus salubres que celles de mai, ayant l’odeur du foin et l’odeur
des fleurs. Deux chanteuses des grands chemins sont là, adossées au
mur du cimetière, et entonnent, avec un tambourin et une guitare,
une vieille séguidille d’Espagne, apportant jusqu’ici les gaietés
chaudes et un peu arabes d’au-delà les proches frontières.
Et au milieu de tout cet enivrement de
novembre méridional, plus délicieux dans cette contrée que
l’enivrement du printemps, Ramuntcho, descendu l’un des premiers,
guette la sortie des sœurs pour se rapprocher de Gracieuse.
Le marchand d’espadrilles est venu, lui aussi,
à cette sortie de la messe, étaler parmi les roses des tombes ses
chaussures en toiles ornées de fleurs de laine, et les jeunes
hommes, attirés par les broderies éclatantes, s’assemblent autour
de lui pour des essayages, pour des choix de couleurs.
Les abeilles et les mouches bourdonnent comme
en juin ; le pays est redevenu pour quelques heures, pour
quelques journées, tant que ce vent soufflera, lumineux et chaud.
En avant des montagnes, qui ont pris des teintes violentes de brun
ou de vert sombre, et qui paraissent s’être avancées aujourd’hui
jusqu’à surplomber l’église, des maisons du village se détachent
très nettes, très blanches sous leur couche de chaux, – de vieilles
maisons pyrénéennes, si hautes d’étage, avec leurs balcons de bois
et, sur leurs murailles, leurs entrecroisements de poutres à la
mode du temps passé. Et vers le Sud-Ouest, la partie de l’Espagne
qui est visible, la cime dénudée et rousse, familière aux
contrebandiers, se dresse toute voisine dans le beau ciel
clair.
Gracieuse ne paraît pas encore, attardée sans
doute avec les nonnes à quelque soin d’autel. Quant à Franchita,
qui ne se mêle plus jamais aux fêtes du dimanche, elle s’éloigne
pour reprendre le chemin de sa maison, toujours silencieuse et
hautaine, après un sourire d’adieu à son fils, qu’elle ne reverra
plus que ce soir, une fois les danses finies.
Cependant un groupe de jeunes hommes, parmi
lesquels le vicaire qui vient à peine de dépouiller ses ornements
d’or, s’est formé au seuil de l’église, dans le soleil, et paraît
combiner de graves projets. – Ils sont, ceux-là, les beaux joueurs
de la contrée, la fine fleur des lestes et des forts ; c’est
pour la partie de « pelote » de l’après-midi qu’ils se
concertent tous, et ils font signe à Ramuntcho pensif, qui vient se
mêler à eux. Quelques vieillards s’approchent aussi et les
entourent, bérets enfoncés sur des cheveux blancs et des faces
rasées de moines : les champions du temps passé, encore fiers
de leurs succès d’antan, et sûrs de voir leurs avis respectés quand
il s’agit de ce jeu national, auquel les hommes d’ici se rendent
avec orgueil, comme au champ d’honneur. – Après discussion
courtoise, la partie est arrangée ; ce sera aussitôt après
vêpres ; on jouera au blaid avec le gant d’osier, et
les six champions choisis, divisés en deux camps, seront le
Vicaire, Ramuntcho et Arrochkoa, le frère de Gracieuse, contre
trois fameux des communes voisines : Joachim, de
Mendiazpi ; Florentino, d’Espelette, et Irrubeta,
d’Hasparren…
Maintenant voici le « convoi », qui
sort de l’église et passe près d’eux, si noir dans cette fête de
lumière, et si archaïque, avec l’enveloppement de ses capes, de ses
béguins et de ses voiles. Ils disent le moyen âge, ces gens-là, en
défilant, le moyen âge dont le pays basque conserve encore l’ombre.
Et surtout ils disent la mort, comme la disent les grandes dalles
funéraires dont la nef est pavée, comme la disent les cyprès et les
tombes, et toutes les choses de ce lieu où les hommes viennent
prier ; la mort, toujours la mort… – Mais une mort très
doucement voisine de la vie, sous l’égide des vieux symboles
consolateurs… Car la vie est là aussi qui s’indique, presque
également souveraine, dans les chauds rayons qui éclairent le
cimetière, dans les yeux des petits enfants qui jouent parmi les
roses d’automne, dans le sourire de ces belles filles brunes, qui,
la messe finie, s’en retournent d’un pas indolemment souple vers le
village ; dans les muscles de toute cette jeunesse d’hommes
alertes et vigoureux, qui vont tout à l’heure exercer au jeu de
paume leurs jarrets et leurs bras de fer… Et, de ce groupement de
vieillards et de jeunes garçons au seuil d’une église, de tout ce
mélange si paisiblement harmonieux de la mort et de la vie, jaillit
la haute leçon bienfaisante, l’enseignement qu’il faut jouir en son
temps de la force et de l’amour ; puis, sans s’obstiner à
durer, se soumettre à l’universelle loi de passer et de mourir, en
répétant avec confiance, comme ces simples et ces sages, ces mêmes
prières par lesquelles les agonies des ancêtres ont été
bercées…
Il est invraisemblablement radieux, le soleil
de midi dans ce préau des morts. L’air est exquis et on se grise à
respirer. Les horizons pyrénéens se sont déblayés de leurs nuages,
de leurs moindres vapeurs, et il semble que le vent de Sud ait
apporté jusqu’ici des limpidités d’Andalousie ou d’Afrique.
La guitare et le tambourin basque accompagnent
la séguidille chantée, que les mendiantes d’Espagne jettent comme
une petite ironie légère, dans ce vent tiède, au-dessus des morts.
Et garçons et filles songent au fandango de ce soir, sentent monter
en eux-mêmes le désir et l’ivresse de danser…
Enfin, voici la sortie des sœurs, tant
attendue par Ramuntcho ; avec elles s’avancent Gracieuse et sa
mère Dolorès, qui est encore en grand deuil de veuve, la figure
invisible sous un béguin noir, fermé d’un voile de crêpe.
Que peut-elle avoir, cette Dolorès, à
comploter avec la Bonne-Mère ? – Ramuntcho les sachant
ennemies, ces deux femmes, s’étonne et s’inquiète aujourd’hui de
les voir marcher côte à côte. A présent, voici même qu’elles
s’arrêtent pour causer à l’écart, tant ce qu’elles disent est sans
doute important et secret ; leurs pareils béguins noirs,
débordants comme des capotes de voiture, se rapprochent jusqu’à se
toucher, et elles se parlent à couvert là-dessous ;
chuchotement de fantômes, dirait-on, à l’abri d’une espèce de
petite voûte noire… Et Ramuntcho a le sentiment de quelque chose
d’hostile qui commencerait à se tramer là contre lui, entre ces
deux béguins méchants…
Quand le colloque est fini, il s’avance,
touche son béret pour un salut, gauche et timide tout à coup devant
cette Dolorès, dont il devine le dur regard sous le voile. Cette
femme est la seule personne au monde qui ait le pouvoir de le
glacer, et, jamais ailleurs qu’en sa présence, il ne sent peser sur
lui la tare d’être un enfant de père inconnu, de ne porter d’autre
nom que celui de sa mère.
Aujourd’hui cependant, à sa grande surprise,
elle est plus accueillante que de coutume et dit d’une voix presque
aimable : « Bonjour, mon garçon ! » Alors il
passe près de Gracieuse, pour lui demander avec une anxiété
brusque :
« Ce soir, à huit heures, dis, on se
trouvera sur la place, pour danser ? »
Depuis quelque temps, chaque dimanche nouveau
ramenait pour lui cette même frayeur, d’être privé de danser le
soir avec elle. Or, dans la semaine, il ne la voyait presque plus
jamais. A présent qu’il se faisait homme, c’était pour lui la seule
occasion de la ressaisir un peu longuement, ce bal sur l’herbe de
la place, au clair des étoiles ou de la lune.
Ils avaient commencé de s’aimer depuis tantôt
cinq années, Ramuntcho et Gracieuse, étant encore tout enfants. Et
ces amours-là, quand par hasard l’éveil des sens les confirme au
lieu de les détruire, deviennent dans les jeunes têtes quelque
chose de souverain et d’exclusif.
Ils n’avaient d’ailleurs jamais songé à se
dire cela entre eux, tant ils le savaient bien ; jamais ils
n’avaient parlé ensemble de l’avenir, qui, cependant, ne leur
apparaissait pas possible l’un sans l’autre. Et l’isolement de ce
village de montagne où ils vivaient, peut-être aussi l’hostilité de
Dolorès à leurs naïfs projets inexprimés, les rapprochaient plus
encore…
« Ce soir à huit heures, dis, on se
trouvera sur la place pour danser ?
– Oui… », répond la petite fille très
blonde, levant sur son ami des yeux de tristesse un peu effarée en
même temps que de tendresse ardente.
« Mais sûr ? » demande à
nouveau Ramuntcho, inquiet de ces yeux-là.
« Oui, sûr ! »
Alors, il est tranquillisé encore pour cette
fois, sachant que, si Gracieuse a dit et voulu quelque chose, on
peut y compter.
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