Et tout de suite, le temps lui paraît plus beau, le dimanche plus amusant, la vie plus charmante…

Le dîner maintenant appelle les Basques dans les maisons ou les auberges, et, sous l’éclat un peu morne du soleil de midi, le village semble bientôt désert.

Ramuntcho, lui, se rend à la cidrerie que les contrebandiers et les joueurs de pelote fréquentent ; là, il s’attable, le béret toujours en visière sur le front, avec tous ses amis retrouvés : Arrochkoa, Florentino, deux ou trois autres de la montagne, et le sombre Itchoua, leur chef à tous.

On leur prépare un repas de fête, avec des poissons de la Nivelle, du jambon et des lapins. Sur le devant de la salle vaste et délabrée, près des fenêtres, les tables, les bancs de chêne sur lesquels ils sont assis ; au fond, dans la pénombre, les tonneaux énormes, remplis de cidre nouveau.

Dans cette bande de Ramuntcho, qui est là au complet sous l’œil perçant de son chef, règne une émulation d’audace et un réciproque dévouement de frères ; durant les courses nocturnes surtout, c’est à la vie à la mort entre eux tous.

Accoudés lourdement, engourdis dans le bien-être de s’asseoir après les fatigues de la nuit et concentrés dans l’attente d’assouvir leur faim robuste, ils restent silencieux d’abord, relevant à peine la tête pour regarder, à travers les vitres, les filles qui passent. Deux sont très jeunes, presque des enfants comme Raymond : Arrochkoa et Florentino. Les autres ont, comme Itchoua, de ces visages durcis, de ces yeux embusqués sous l’arcade frontale qui n’indiquent plus aucun âge ; leur aspect cependant décèle bien tout un passé de fatigues, dans l’obstination irraisonnée de faire ce métier de contrebande qui aux moins habiles rapporte à peine du pain.

Puis, réveillés peu à peu par les mets fumants, par le cidre doux, voici qu’ils causent ; bien tôt leurs mots s’entrecroisent légers, rapides et sonores, avec un roulement excessif des r. Ils parlent et s’égayent, en leur mystérieuse langue, d’origine si inconnue, qui, aux hommes des autres pays de l’Europe, semble plus lointaine que du mongolien ou du sanscrit. Ce sont des histoires de nuit et de frontière, qu’ils se disent, des ruses nouvellement inventées et d’étonnantes mystifications de carabiniers espagnols. Itchoua, lui, le chef, écoute plutôt qu’il ne parle ; on n’entend que de loin en loin vibrer sa voix profonde de chantre d’église. Arrochkoa, le plus élégant de tous, détonne un peu à côté des camarades de la montagne (à l’état civil, il s’appelait Jean Detcharry, mais n’était connu que sous ce surnom porté de père en fils par les aînés de sa famille, depuis ses ancêtres lointains). Contrebandier par fantaisie, celui-là, sans nécessité aucune, et possédant de bonnes terres au soleil ; le visage frais et joli, la moustache blonde retroussée à la mode des chats, l’œil félin aussi, l’œil caressant et fuyant ; attiré par tout ce qui réussit, tout ce qui amuse, tout ce qui brille ; aimant Ramuntcho pour ses triomphes au jeu de paume, et très disposé à lui donner la main de sa sœur Gracieuse, ne fût-ce que pour faire opposition à sa mère Dolorès. Et Florentino, l’autre grand ami de Raymond, est au contraire, le plus humble de la bande ; un athlétique garçon roux, au front large et bas, aux bons yeux de résignation douce comme ceux des bêtes de labour ; sans père ni mère, ne possédant au monde qu’un costume râpé et trois chemises de coton rose ; d’ailleurs uniquement amoureux d’une petite orpheline de quinze ans, aussi pauvre que lui et aussi primitive.

Voici enfin Itchoua qui daigne parler à son tour. Il conte, sur un ton de mystère et de confidence, certaine histoire qui se passa au temps de sa jeunesse, par une nuit noire, sur le territoire espagnol, dans les gorges d’Andarlaza. Appréhendé au corps par deux carabiniers, au détour d’un sentier d’ombre, il s’était dégagé en tirant son couteau pour le plonger au hasard dans une poitrine : une demi-seconde, la résistance de la chair, puis, crac ! la lame brusquement entrée, un jet de sang tout chaud sur sa main, l’homme tombé, et lui, en fuite dans les rochers obscurs…

Et la voix qui prononce ces choses avec une implacable tranquillité est bien celle-là même qui, depuis des années, chante pieusement chaque dimanche la liturgie dans la vieille église sonore, – tellement qu’elle semble en retenir un caractère religieux et presque sacré !…

« Dame ! quand on est pris, n’est-ce pas ?… – ajoute le conteur, en les scrutant tous de ses yeux redevenus perçants… – quand on est pris, n’est-ce pas ?… Qu’est-ce que c’est que la vie d’un homme dans ces cas-là ? Vous n’hésiteriez pas non plus, je pense bien, vous autres, si vous étiez pris ?…

– Bien sûr, répond Arrochkoa sur un ton d’enfantine bravade, bien sûr ! dans ces cas-là, pour la vie d’un carabinero, hésiter !… Ah ! par exemple !… »

Le débonnaire Florentino, lui, détourne ses yeux désapprobateurs : il hésiterait, lui ; il ne tuerait pas, cela se devine à son expression même.

« N’est-ce pas ? répète encore Itchoua, en dévisageant cette fois Ramuntcho d’une façon particulière ; n’est-ce pas, dans ces cas-là, tu n’hésiterais pas, toi non plus, hein ?

– Bien sûr, répond Ramuntcho avec soumission, oh ! non, bien sûr… »

Mais son regard, comme celui de Florentino, s’est détourné. Une terreur lui vient de cet homme, de cette impérieuse et froide influence déjà si complètement subie ; tout un côté doux et affiné de sa nature s’éveille, s’inquiète et se révolte.

D’ailleurs, un silence a suivi l’histoire, et Itchoua, mécontent de ses effets, propose de chanter pour changer le cours des idées.

Le bien-être tout matériel des fins de repas, le cidre qu’on a bu, les cigarettes qu’on allume et les chansons qui commencent, ramènent vite la joie confiante dans ces têtes d’enfants. Et puis, il y a parmi la bande les deux frères Iragola, Marcos et Joachim, jeunes hommes de la montagne au-dessus de Mandiazpi, qui sont des improvisateurs renommés dans le pays d’alentour, et c’est plaisir de les entendre, sur n’importe quel sujet, composer et chanter de si jolis vers.

« Voyons, dit Itchoua, toi, Marcos, tu serais un marin qui veut passer sa vie sur l’Océan et chercher fortune aux Amériques ; toi, Joachim, tu serais un laboureur qui préfère ne pas quitter son village et sa terre d’ici. Et, en alternant, tantôt l’un, tantôt l’autre, tous deux vous discuterez, en couplets de longueur égale, les plaisirs de votre métier, sur l’air…, sur l’air d’Iru damacho. Allez ! »

Ils se regardent, les deux frères, à demi tournés l’un vers l’autre sur le banc de chêne où ils sont assis ; un instant de songerie, pendant lequel une imperceptible agitation des paupières trahit seule le travail qui se fait dans leurs têtes ; puis, brusquement Marcos, l’aîné, commence, et ils ne s’arrêteront plus. Avec leurs joues rasées, leurs beaux profils, leurs mentons qui s’avancent, un peu impérieux, au-dessus des muscles puissants du cou, ils rappellent, dans leur immobilité grave, ces figures que l’on voit sur les médailles romaines. Ils chantent avec un certain effort du gosier, comme les muezzins des mosquées, en des tonalités hautes. Quand l’un a fini son couplet, sans une seconde d’hésitation ni de silence, l’autre reprend ; de plus en plus leurs esprits s’animent et s’échauffent, ils semblent deux inspirés. Autour de la table des contrebandiers, beaucoup d’autres bérets se sont groupés et on écoute avec admiration les choses spirituelles ou sensées que les deux frères savent dire, avec toujours la cadence et la rime qu’il faut.

Vers la vingtième strophe enfin, Itchoua les interrompt pour les faire reposer, et il commande d’apporter du cidre encore.

« Mais comment avez-vous appris, demande Ramuntcho aux Iragola ; comment cela vous est-il venu ?

– Oh ! répond Marcos, d’abord c’est de famille, comme tu dois savoir. Notre père, notre grand-père ont été des improvisateurs qu’on aimait entendre dans toutes les fêtes du pays basque, et notre mère aussi était la fille d’un grand improvisateur du village de Lesaca. Et puis chaque soir, en ramenant nos bœufs ou en trayant nos vaches, nous nous exerçons, ou bien encore au coin du feu durant les veillées d’hiver. Oui, chaque soir, nous composons ainsi, sur des sujets que l’un ou l’autre imagine, et c’est notre plaisir à tous deux… »

Mais, quand vient pour Florentino son tour de chanter, lui, qui ne sait que les vieux refrains de la montagne, entonne en fausset d’arabe la complainte de la fileuse de lin ; alors Ramuntcho, qui l’avait chantée la veille dans le crépuscule d’automne, revoit le ciel enténébré d’hier, les nuées pleines de pluie, le char à bœufs descendant tout en bas, dans un vallon mélancolique et fermé, vers une métairie solitaire…, et subitement l’angoisse inexpliquée lui revient, la même qu’il avait déjà eue ; l’inquiétude de vivre et de passer ainsi, toujours dans ces mêmes villages, sous l’oppression de ces mêmes montagnes ; la notion et le confus désir des ailleurs ; le trouble des inconnaissables lointains… Ses yeux, devenus atones et fixes, regardent en dedans ; pour quelques étranges minutes, il se sent exilé, sans comprendre de quelle patrie, déshérité, sans savoir de quoi, triste jusqu’au fond de l’âme ; entre lui et les hommes qui l’entourent se sont dressées tout à coup d’irréductibles dissemblances héréditaires…

Trois heures. C’est l’heure où finissent les vêpres chantées, dernier office du jour ; l’heure où sortent de l’église, dans un recueillement grave comme celui du matin, toutes les mantilles de drap noir cachant les jolis cheveux des filles et la forme de leur corsage, tous les bérets de laine pareillement abaissés sur les figures rasées des hommes, sur leurs yeux vifs ou sombres, plongés encore dans le songe des vieux temps.

C’est l’heure où vont commencer les jeux, les danses, la pelote et le fandango. Tout cela traditionnel et immuable.

La lumière du jour se fait déjà plus dorée, on sent le soir venir. L’église, subitement vide, oubliée, où persiste l’odeur de l’encens, s’emplit de silence, et les vieux ors des fonds brillent mystérieusement au milieu de plus d’ombre ; du silence aussi se répand alentour, sur le tranquille enclos des morts, où les gens, cette fois, sont passés sans s’arrêter, dans la hâte de se rendre ailleurs.

Sur la place du jeu de paume, on commence à arriver de partout, du village même et des hameaux voisins, des maisonnettes de bergers ou de contrebandiers qui perchent là-haut, sur les âpres montagnes. Des centaines de bérets basques, tous semblables, sont présent réunis, prêts à juger des coups en connaisseurs, à applaudir ou à murmurer ; ils discutent les chances, commentent la force des joueurs et arrangent entre eux de gros paris d’argent. Et des jeunes filles, des jeunes femmes s’assemblent aussi, n’ayant rien de nos paysannes des autres provinces de France, élégantes, affinées, la taille gracieuse et bien prise dans des costumes de formes nouvelles ; quelques-unes portant encore sur le chignon le foulard de soie, roulé et arrangé comme une petite calotte ; les autres, tête nue, les cheveux disposés de la manière la plus moderne ; d’ailleurs, jolies pour la plupart, avec d’admirables yeux et de très longs sourcils… Cette place, toujours solennelle et en temps ordinaire un peu triste, s’emplit aujourd’hui dimanche d’une foule vive et gaie.

Le moindre hameau, en pays basque, a sa place pour le jeu de paume, grande, soigneusement tenue, en général près de l’église, sous des chênes.

Mais ici, c’est un peu le centre, et comme le conservatoire des joueurs français, de ceux qui deviennent célèbres, tant aux Pyrénées qu’aux Amériques, et que, dans les grandes parties internationales, on oppose aux champions d’Espagne. Aussi la place est-elle particulièrement belle et pompeuse, surprenante en un village si perdu. Elle est dallée de larges pierres, entre lesquelles des herbes poussent, accusant sa vétusté et lui donnant un air d’abandon. Des deux côtés s’étendent, pour les spectateurs, de longs gradins, – qui sont en granit rougeâtre de la montagne voisine et, en ce moment, tout fleuris de scabieuses d’automne.