– Et au fond, le vieux mur monumental se dresse, contre
lequel les pelotes viendront frapper ; il y a un fronton
arrondi, qui semble une silhouette de dôme, et porte cette
inscription à demi effacée par le temps : « Blaidka
haritzea debakatua. » (Il est défendu de jouer au
blaid.)
C’est au blaid cependant que va se
faire la partie du jour ; mais l’inscription vénérable remonte
au temps de la splendeur du jeu national, dégénéré à présent comme
dégénèrent toutes choses ; elle avait été mise là pour
conserver la tradition du rebot, un jeu plus difficile,
exigeant plus d’agilité et de force, et qui ne s’est guère perpétué
que dans la province espagnole de Guipuzcoa.
Tandis que les gradins s’emplissent toujours,
elle reste vide encore, la place dallée que verdissent les herbes,
et qui a vu, depuis les vieux temps, sauter et courir les lestes et
les vigoureux de la contrée. Le beau soleil d’automne, à son
déclin, l’échauffe et l’éclaire. Çà et là quelques grands chênes
s’effeuillent au-dessus des spectateurs assis. On voit là-bas la
haute église et les cyprès, tout le recoin sacré, d’où les saints
et les morts semblent de loin regarder, protéger les joueurs,
s’intéresser à ce jeu qui passionne encore toute une race et la
caractérise…
Enfin ils entrent dans l’arène, les
pelotaris, les six champions parmi lesquels il en est un
en soutane, le vicaire de la paroisse. Avec eux, quelques autres
personnages : le crieur qui, dans un instant, va chanter les
coups ; les cinq juges, choisis parmi des connaisseurs de
villages différents, pour intervenir dans les cas de litige, et
quelques autres portant des espadrilles et des pelotes de rechange.
A leur poignet droit, les joueurs attachent avec des lanières une
étrange chose d’osier qui semble un grand ongle courbe leur
allongeant de moitié l’avant-bras : c’est avec ce gant
(fabriqué en France par un vannier unique du village d’Ascain)
qu’il va falloir saisir, lancer et relancer la pelote, – une petite
balle de corde serrée et recouverte en peau de mouton, qui est dure
comme une boule de bois.
Maintenant ils essaient leurs balles,
choisissent les meilleures, dégourdissent, par de premiers coups
qui ne comptent pas, leur bras d’athlètes. Puis, ils enlèvent leur
veste, pour aller chacun la confier à quelque spectateur de
prédilection ; Ramuntcho, lui, porte la sienne à Gracieuse,
assise au premier rang, sur le gradin d’en bas. Et, sauf le prêtre
qui jouera entravé dans sa robe noire, les voilà tous en tenue de
combat, le torse libre dans une chemise de cotonnade rose ou bien
moulé sous un léger maillot de fil.
Les assistants les connaissent bien, ces
joueurs ; dans un moment, ils s’exciteront pour ou contre eux
et vont frénétiquement les interpeller, comme on fait aux
toréadors.
En cet instant, le village s’anime tout entier
de l’esprit des temps anciens ; dans son attente du plaisir,
dans sa vie, dans son ardeur, il est très basque et très vieux, –
sous la grande ombre de la Gizune, la montagne surplombante, qui y
jette déjà un charme de crépuscule.
Et la partie commence, au mélancolique soir.
La balle, lancée à tour de bras, se met à voler, frappe le mur à
grands coups secs, puis rebondit et traverse l’air avec la vitesse
d’un boulet.
Ce mur du fond, arrondi comme un feston de
dôme sur le ciel, s’est peu à peu couronné de têtes d’enfants, –
petits Basques, petits bérets, joueurs de paume de l’avenir, qui
tout à l’heure vont se précipiter, comme un vol d’oiseaux, pour
ramasser la balle, chaque fois que, trop haut lancée, elle
dépassera la place et filera là-bas dans les champs.
La partie graduellement s’échauffe, à mesure
que les bras et les jarrets se délient, dans une ivresse de
mouvement et de vitesse. Déjà on acclame Ramuntcho. Et le vicaire
aussi sera l’un des beaux joueurs de la journée, étrange à voir
avec ses sauts de félin et ses gestes athlétiques, emprisonnés dans
sa robe de prêtre.
Ainsi est la règle du jeu : quand un
champion de l’un des camps laisse tomber la balle, c’est un point
de gagné pour le camp adverse, – et l’on joue d’ordinaire en
soixante. – Après chaque coup, le crieur attitré chante à pleine
voix, en sa langue millénaire : « Le but (1) a
tant, le refil (2) a tant, messieurs ! » Et sa
longue clameur se traîne au-dessus du bruit de la foule qui
approuve ou murmure.
Sur la place, la zone dorée et rougie de
soleil diminue, s’en va, mangée par l’ombre ; de plus en plus,
le grand écran de la Gizune domine tout, semble enfermer davantage,
dans ce petit recoin de monde à ses pieds, la vie très particulière
et l’ardeur de ces montagnards, – qui sont les débris d’un peuple
très mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples. –
Elle marche et envahit en silence, l’ombre du soir, bientôt
souveraine ; au loin seulement quelques cimes, encore
éclairées au-dessus de tant de vallées rembrunies, sont d’un violet
lumineux et rose.
Ramuntcho joue comme, de sa vie, il n’avait
encore jamais joué ; il est à l’un de ces instants où l’on
croit se sentir retrempé de force, léger, ne pesant plus rien, et
où c’est une pure joie de se mouvoir, de détendre ses bras, de
bondir.
1. Le but, c’est le camp qui, après tirage
au sort, a joué le premier au commencement de la partie.
2. Le refil, le camp opposé à celui du
but.
Mais Arrochkoa faiblit, le vicaire deux ou
trois fois s’entrave dans sa soutane noire, et le camp adverse,
d’abord distancé peu à peu se rattrape ; alors, en présence de
cette partie disputée si vaillamment, les clameurs redoublent et
des bérets s’envolent, jetés en l’air par des mains
enthousiastes.
Maintenant les points sont égaux de part et
d’autre ; le crieur annonce trente pour chacun des camps
rivaux et il chante ce vieux refrain qui est de tradition
immémoriale en pareil cas : « Les paris en avant !
Payez à boire aux juges et aux joueurs ! » – C’est le
signal d’un instant de repos, pendant qu’on apportera du vin dans
l’arène, aux frais de la commune. Les joueurs s’asseyent, et
Ramuntcho va prendre place à côté de Gracieuse, qui jette sur ses
épaules trempées de sueur la veste dont elle était gardienne.
Ensuite, il demande à sa petite amie de vouloir bien desserrer les
lanières qui tiennent le gant de bois, d’osier et de cuir à son
bras rougi. Et il se repose dans la fierté de son succès, ne
rencontrant que des sourires d’accueil sur les visages des filles
qu’il regarde. Mais il voit aussi là-bas, du côté opposé au mur des
joueurs, du côté de l’obscurité qui s’avance, l’ensemble archaïque
des maisons basques, la petite place du village avec ses porches
blanchis à la chaux et ses vieux platanes taillés, puis le clocher
massif de l’église, et, plus haut que tout, dominant tout, écrasant
tout, la masse abrupte de la Gizune d’où vient tant d’ombre, d’où
descend sur ce village perdu une si hâtive impression de soir…
Vraiment elle enferme trop, cette montagne, elle emprisonne, elle
oppresse… Et Ramuntcho, dans son juvénile triomphe, est troublé par
le sentiment de cela, par cette furtive et vague attirance des
ailleurs si souvent mêlée à ses peines et à ses joies…
La partie à présent se continue, et ses
pensées se perdent dans la griserie physique de recommencer la
lutte. D’instant en instant, clac ! toujours le coup de fouet
des pelotes, leur bruit sec contre le gant qui les lance ou contre
le mur qui les reçoit, leur même bruit donnant la notion de toute
la force déployée… Clac ! elle fouettera jusqu’à l’heure du
crépuscule, la pelote, animée furieusement par des bras puissants
et jeunes. Parfois les joueurs, d’un heurt terrible, l’arrêtent au
vol, d’un heurt à briser d’autres muscles que les leurs. Le plus
souvent, sûrs d’eux-mêmes, ils la laissent tranquillement toucher
terre, presque mourir : on dirait qu’ils ne l’attraperont
jamais ; et clac ! elle repart cependant, prise juste à
point, grâce à une merveilleuse précision de coup d’œil, et s’en va
refrapper le mur, toujours avec sa vitesse de boulet… Quand elle
s’égare sur les gradins, sur l’amas des bérets de laine et des
jolis chignons noués d’un foulard de soie, toutes les têtes alors,
tous les corps s’abaissent comme fauchés par le vent de son
passage : c’est qu’il ne faut pas la toucher, l’entraver, tant
qu’elle est vivante et peut encore être prise ; puis,
lorsqu’elle est vraiment perdue, morte, quelqu’un des assistants se
fait honneur de la ramasser et de la relancer aux joueurs, d’un
coup habile qui la remette à la portée de leurs mains.
Le soir tombe, tombe, les dernières couleurs
d’or s’épandent avec une mélancolie sereine sur les plus hautes
cimes du pays basque. Dans l’église désertée, les profonds silences
doivent s’établir, et les images séculaires se regarder seules à
travers l’envahissement de la nuit… Oh ! la tristesse des fins
de fête, dans les villages très isolés, dès que le soleil s’en
va !…
Cependant Ramuntcho de plus en plus est le
grand triomphateur, Et les applaudissements, les cris, doublent
encore sa hardiesse heureuse ; chaque fois qu’il fait un
quinze (1), les hommes, debout maintenant sur les vieux
granits étagés du pourtour, l’acclament avec une méridionale
fureur…
1, il serait trop long d’expliquer cette
expression : faire un quinze, qui signifie : faire un
point. C’est une façon de compter du jeu de rebot, qui s’est
conservée dans le jeu de blaid.
Le dernier coup, le soixantième point… Il est
pour Ramuntcho et voici la partie gagnée !
Alors, c’est un subit écroulement dans
l’arène, de tous les bérets qui garnissaient l’amphithéâtre de
pierre ; ils se pressent autour des joueurs, qui viennent de
s’immobiliser tout à coup dans des attitudes lassées. Et Ramuntcho
desserre les courroies de son gant au milieu d’une foule
d’expansifs admirateurs ; de tous côtés, de braves et rudes
mains s’avancent afin de serrer la sienne, ou de frapper
amicalement sur son épaule.
« As-tu parlé à Gracieuse pour danser ce
soir ? » lui demande Arrochkoa, qui, à cet instant,
ferait pour lui tout au monde.
« Oui, à la sortie de la messe, je lui ai
parlé… Elle m’a promis.
– Ah ! à la bonne heure ! C’est que
j’avais crainte que la mère… Oh ! mais, j’aurais arrangé ça,
moi, dans tous les cas, tu peux me croire. »
Un robuste vieillard, aux épaules carrées, aux
mâchoires carrées, au visage imberbe de moine, devant lequel on se
range par respect s’approche aussi : c’est Haramburu, un
joueur du temps passé, qui fut célèbre, il y a un demi-siècle, aux
Amériques pour le jeu de rebot, et qui y gagna une petite fortune.
Ramuntcho rougit de plaisir, en s’entendant complimenter par ce
vieil homme difficile. Et là-bas, debout sur les gradins rougeâtres
qui achèvent de se vider, parmi les herbes longues et les
scabieuses de novembre, sa petite amie qui s’en va, suivie d’un
groupe de jeunes filles, se retourne pour lui sourire, pour lui
envoyer de la main un gentil adios à la mode espagnole. Il est un
jeune dieu, en ce moment, Ramuntcho ; on est fier de le
connaître, d’être de ses amis, d’aller lui chercher sa veste, de
lui parler, de le toucher.
Maintenant, avec les autres
pelotaris, il se rend à l’auberge voisine, dans une
chambre où sont déposés leurs vêtements de rechange à tous et où
des amis soigneux les accompagnent pour essuyer leurs torses
trempés de sueur.
Et, l’instant d’après, sa toilette faite,
élégant dans une chemise toute blanche, le béret de côté et
crânement mis, il sort sur le seuil de la porte, sous les platanes
taillés en berceau, pour jouir encore de son succès, voir encore
passer des gens, continuer de recueillir des compliments et des
sourires.
C’est tout à fait le déclin du jour automnal,
c’est le vrai soir à présent. Dans l’air tiède, des chauves-souris
glissent. Les uns après les autres partent les montagnards des
environs ; une dizaine de carrioles s’attellent, allument leur
lanterne, s’ébranlent avec des tintements de grelots, puis
disparaissent, par les petites routes ombreuses des vallées, vers
les hameaux éloignés d’alentour. Au milieu de la pénombre limpide,
on distingue les femmes, les filles jolies, assises sur les bancs,
devant les maisons, sous les voûtes arrangées des platanes ;
elles ne sont plus que des formes claires, leurs costumes du
dimanche font dans le crépuscule des taches blanches, des taches
roses, – et cette tache bleu pâle, tout là-bas, que Ramuntcho
regarde, c’est la robe neuve de Gracieuse… Au dessus de tout,
emplissant le ciel, la Gizune gigantesque, confuse et sombre, est
comme le centre et la source des ténèbres, peu à peu épandues sur
les choses. Et à l’église, voici que tout à coup sonnent les
pieuses cloches, rappelant aux esprits distraits l’enclos des
tombes, les cyprès autour du clocher, et tout le grand mystère du
ciel, de la prière, de l’inévitable mort.
Oh ! la tristesse des fins de fête, dans
les villages très isolés, quand le soleil n’éclaire plus, et quand
c’est l’automne !…
Ils savent bien, ces gens si ardents tout à
l’heure aux humbles plaisirs de la journée que dans les villes il y
a d’autres fêtes plus brillantes, plus belles et moins vite
finies ; mais ceci, c’est quelque chose d’à part ; c’est
la fête du pays, de leur propre pays, et rien ne leur remplace ces
furtifs instants, auxquels, tant de jours à l’avance, ils avaient
songé… Des fiancés, des amoureux, qui vont repartir, chacun de son
côté, vers les maisons, éparses au flanc des Pyrénées, des couples,
qui demain reprendront leur vie monotone et rude, se regardent
avant de se séparer, se regardent au soir qui tombe, avec des yeux
de regret qui disent : « Alors, c’est déjà fini ?
Alors, c’est tout ?… »
V
Huit heures du soir. Ils ont dîné à la
cidrerie, tous les joueurs, sauf le vicaire, sous le patronage
d’Itchoua ; ils ont flâné longuement ensuite, alanguis dans la
fumée des cigarettes de contrebande et écoutant les improvisations
merveilleuses des deux frères Iragola, de la montagne de Mendiazpi
– tandis que dehors, dans la rue, les filles, par petits groupes se
donnant le bras, venaient regarder aux fenêtres, s’amuser à suivre,
sur les vitres enfumées, les ombres rondes de toutes ces têtes
d’hommes coiffés de bérets pareils…
Maintenant, sur la place, l’orchestre de
cuivre joue les premières mesures du fandango, et les jeunes
garçons, les jeunes filles, tous ceux du village et quelques-uns
aussi de la montagne qui sont restés pour danser, accourent par
bandes impatientes. Il y en a qui dansent déjà dans le chemin, pour
ne rien perdre, qui arrivent en dansant.
Et bientôt le fandango tourne, tourne, au
clair de la lune nouvelle dont les cornes semblent poser là-haut,
sveltes et légères, sur la montagne énorme et lourde.
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