Dans les
couples qui dansent, sans s’enlacer ni se tenir, on ne se sépare
jamais ; l’un devant l’autre toujours et à distance égale, le
garçon et la fille évoluent, avec une grâce rythmée, comme liés
ensemble par quelque invisible aimant.
Il s’est caché, le croissant de la lune,
abîmé, dirait-on, dans la ténébreuse montagne ; alors on
apporte des lanternes qui s’accrochent aux troncs des platanes, et
les jeunes hommes peuvent mieux voir leurs danseuses qui, vis-à-vis
d’eux, se balancent, avec un air de continuellement fuir, mais sans
s’éloigner jamais : presque toutes jolies, élégamment coiffées
en cheveux, un soupçon de foulard sur la nuque, et portant avec
aisance des robes à la mode d’aujourd’hui. Eux, les danseurs, un
peu graves toujours, accompagnent la musique en faisant claquer
leurs doigts en l’air : figures rasées et brunies, auxquelles
les travaux des champs, de la contrebande ou de la mer ont donné
une maigreur spéciale, presque ascétique ; cependant, à
l’ampleur de leurs cous bronzés, à la carrure de leurs épaules, la
grande force se décèle, la force de cette vieille race sobre et
religieuse.
Le fandango tourne et oscille, sur un air de
valse ancienne. Tous les bras, tendus et levés, s’agitent en l’air,
montent ou descendent avec de jolis mouvements cadencés, suivant
les oscillations des corps. Les espadrilles à semelle de corde
rendent cette danse silencieuse et comme infiniment légère ;
on n’entend que le frou-frou des robes, et toujours le petit
claquement sec des doigts imitant un bruit de castagnettes. Avec
une grâce espagnole, les filles, dont les larges manches s’éploient
comme des ailes, dandinent leurs tailles serrées, au-dessus de
leurs hanches vigoureuses et souples…
En face l’un de l’autre, Ramuntcho et
Gracieuse ne se disaient d’abord rien, tout entiers à l’enfantine
joie de se mouvoir vite et en cadence, au son d’une musique. Elle
est d’ailleurs très chaste, cette façon de danser sans que jamais
les corps se frôlent.
Mais il y eut aussi, au cours de la soirée,
des valses et des quadrilles, et même des promenades bras dessus
bras dessous, permettant aux amoureux de se toucher et de
causer.
« Alors, mon Ramuntcho, dit Gracieuse,
c’est de ça que tu penses faire ton avenir, n’est-ce pas ? du
jeu de paume ? »
Ils se promenaient maintenant au bras l’un de
l’autre, sous les platanes effeuillés, dans la nuit de novembre,
tiède comme une nuit de mai, un peu à l’écart, pendant un
intervalle de silence où les musiciens se reposaient.
« Dame, oui ! répondit
Raymond ; chez nous, c’est un métier comme un autre, où l’on
gagne bien sa vie, tant que la force est là… Et on peut aller de
temps en temps faire une tournée aux Amériques, tu sais, comme Irun
et Gorostéguy, rapporter des vingt, des trente mille francs pour
une saison, gagnés honnêtement sur les places de Buenos Aires.
– Oh ! les Amériques ! – s’écria
Gracieuse, dans un élan étourdi et joyeux, – les Amériques, quel
bonheur ! Ç’avait toujours été mon envie, à moi !
Traverser la grande mer, pour voir ce pays de là-bas ! … Et
nous irions à la recherche de ton oncle Ignacio, puis chez mes
cousins Bidegaïna, qui tiennent une ferme au bord de l’Uruguay,
dans les prairies… »
Elle s’arrêta de parler, la petite fille
jamais sortie de ce village que les montagnes enferment et
surplombent ; elle s’arrêta pour rêver à ces pays si
lointains, qui hantaient sa jeune tête parce qu’elle avait eu,
comme la plupart des Basques, des ancêtres migrateurs, – de ces
gens que l’on appelle ici Américains ou Indiens, qui passent leur
vie aventureuse de l’autre côté de l’Océan et ne reviennent au cher
village que très tard, pour y mourir. Et, tandis qu’elle rêvait, le
nez en l’air, les yeux en haut dans le noir des nuées et des cimes
emprisonnantes, Ramuntcho sentait son sang courir plus vite, son
cœur battre plus fort, dans l’intense joie de ce qu’elle venait de
si spontanément dire. Et, la tête penchée vers elle, la voix
infiniment douce et enfantine, il lui demanda, comme un peu pour
plaisanter :
« Nous irions ? C’est bien
comme ça que tu as parlé : nous irions, toi avec
moi ? Ça signifie donc que tu serais consentante, un peu plus
tard, quand nous serons d’âge, à nous marier tous
deux ? »
Il perçut, à travers l’obscurité, le gentil
éclair noir des yeux de Gracieuse qui se levaient vers lui avec une
expression d’étonnement et de reproche :
« Alors…, tu ne le savais pas ?
– Je voulais te le faire dire, tu vois bien…
C’est que tu ne me l’avais jamais dit, sais-tu… »
Il serra contre lui le bras de sa petite
fiancée, et leur marche devint plus lente. C’est vrai, qu’ils ne
s’étaient jamais dit cela, non pas seulement parce qu’il leur
semblait que ça allait de soi, mais surtout parce qu’ils se
sentaient arrêtés au moment de parler par une terreur quand même, –
la terreur de s’être trompés et que ce ne fût pas vrai… Et
maintenant ils savaient, ils étaient sûrs. Alors ils prenaient
conscience qu’ils venaient de franchir à deux le seuil grave et
solennel de la vie. Et, appuyés l’un à l’autre, ils chancelaient
presque dans leur promenade ralentie, comme deux enfants ivres de
jeunesse, de joie et d’espoir.
« Mais, est-ce que tu crois qu’elle
voudra, ta mère ? » reprit Ramuntcho timidement, après le
long silence délicieux…
« Ah ! voilà…, répondit la petite
fiancée, avec un soupir d’inquiétude… Arrochkoa, mon frère, sera
pour nous, c’est bien probable. Mais maman ?… Maman
voudra-t-elle ?… Et puis, ce ne serait pas pour bientôt, dans
tous les cas… Tu as ton service à faire à l’armée.
– Non, si tu le veux ! Non, je peux ne
pas le faire, mon service ! Je suis Guipuzcoan, moi, comme ma
mère ; alors, on ne me prendra pour la conscription que si je
le demande… Donc ce sera comme tu l’entendras ; comme tu
voudras, je ferai…
– Ça, mon Ramuntcho, j’aimerais mieux plus
longtemps t’attendre et que tu te fasses naturaliser, et que tu
sois soldat comme les autres. C’est mon idée à moi, puisque tu veux
que je te la dise !…
– Vrai, c’est ton idée ?… Eh bien, tant
mieux, car c’est la mienne aussi. Oh ! mon Dieu, Français ou
Espagnol, moi, ça m’est égal. A ta volonté, tu m’entends !
J’aime autant l’un que l’autre : je suis Basque comme toi,
comme nous sommes tous ; le reste, je m’en fiche ! Mais,
pour ce qui est d’être soldat quelque part, de ce côté-ci de la
frontière ou de l’autre, oui, je préfère ça : d’abord on a
l’air d’un lâche quand on s’esquive : et puis, c’est une chose
qui me plaira, pour te dire franchement. Ça et voir du pays, c’est
mon affaire tout à fait !
– Eh bien, mon Ramuntcho puisque ça t’est
égal, alors, fais-le en France, ton service, que je sois plus
contente.
– Entendu, Gatchutcha (1) !… Tu me verras
en pantalon rouge, hein ? Je reviendrai au pays comme
Bidegarray, comme Joachim, te rendre visite en soldat. Et, sitôt
mes trois années finies, alors, notre mariage, dis, si ta maman
nous permet ! »
1. Diminutif basque de Gracieuse.
Après un silence encore, Gracieuse reprit,
d’une voix plus basse, et solennellement cette fois :
« Écoute-moi bien, mon Ramuntcho…, je
suis comme toi, tu penses : j’ai peur d’elle…, de ma mère…
Mais, écoute-moi bien…, si elle nous refusait, nous ferions
ensemble n’importe quoi, tout ce que tu voudrais, car ce serait la
seule chose au monde pour laquelle je ne lui obéirais
pas… »
Puis, le silence de nouveau revint entre eux,
maintenant qu’ils s’étaient promis, l’incomparable silence des
joies jeunes, des joies neuves et encore inéprouvées, qui ont
besoin de se taire, de se recueillir pour se comprendre mieux dans
toute leur profondeur. Ils allaient à petits pas et au hasard vers
l’église, dans l’obscurité douce que les lanternes ne troublaient
plus, grisés rien que de leur innocent contact et de se sentir
marcher l’un contre l’autre, dans ce chemin où personne ne les
avait suivis…
Mais, un peu loin d’eux, qui avaient fait pour
s’isoler plus de chemin que d’ordinaire, le bruit des cuivres tout
à coup s’éleva de nouveau, en une sorte de valse lente un peu
bizarrement rythmée. Et les deux petits fiancés, très enfants, à
l’appel du fandango, sans s’être consultés et comme s’il s’agissait
d’une chose obligée qui ne se discute pas, prirent leur course pour
n’en rien manquer, vers le lieu où les couples dansaient. Vite,
vite en place l’un devant l’autre, ils se remirent à se balancer en
mesure, toujours sans se parler, avec leurs mêmes jolis gestes de
bras, leurs mêmes souples mouvements de hanches. De temps a autre,
sans perdre le pas ni la distance, ils filaient tous deux, en ligne
droite comme des flèches, dans une direction quelconque. Mais ce
n’était qu’une variante habituelle de cette danse-là ; – et,
toujours en mesure, vivement, comme des gens qui glissent, ils
revenaient à leur point de départ.
Gracieuse apportait à danser la même ardeur
passionnée qu’elle mettait à prier devant les chapelles blanches, –
la même ardeur aussi que, plus tard sans doute, elle mettrait à
enlacer Raymond, quand les caresses entre eux ne seraient plus
défendues. Et par moments, toutes les cinq ou six mesures, en même
temps que son danseur léger et fort, elle faisait un tour complet
sur elle-même, le torse penché avec une grâce espagnole, la tête en
arrière, les lèvres entrouvertes sur la blancheur nette des dents,
une grâce distinguée et fière se dégageant de toute sa petite
personne encore si mystérieuse, qui à Raymond seul se livrait un
peu.
Tout ce beau soir de novembre, ils dansèrent
l’un devant l’autre, muets et charmants, avec des intervalles de
promenade à deux, pendant lesquels même ils ne parlaient plus qu’à
peine, et toujours de choses enfantines et quelconques – enivrés
chacun en silence par la grande chose sous-entendue et délicieuse
dont ils avaient l’âme remplie.
Et, jusqu’au couvre-feu sonné à l’église, ce
petit bal sous les branches d’automne, ces petites lanternes, cette
petite fête dans ce recoin fermé du monde, jetèrent un peu de
lumière et de bruit joyeux au milieu de la vaste nuit, que
faisaient plus sourde et plus noire les montagnes dressées partout
comme des géants d’ombre.
VI
Il s’agit d’une grande partie de paume pour
dimanche prochain, à l’occasion de la Saint-Damase, au bourg
d’Hasparitz.
Arrochkoa et Ramuntcho, compagnons de
continuelles courses à travers le pays d’alentour, cheminent le
jour entier, dans la petite voiture des Detcharry, pour organiser
cette partie-là, qui représente à leurs yeux un événement
considérable.
D’abord, ils ont été consulter Marcos, l’un
des Iragola. Au coin d’un bois, devant la porte de sa maison verdie
à l’ombre, ils l’ont trouvé assis sur une souche de châtaignier,
toujours grave et sculptural, les yeux inspirés et le geste noble,
en train de faire manger la soupe à un tout petit frère encore dans
ses maillots.
« C’est le petit onzième,
celui-là ? » ont-ils demandé en riant.
« Ah ! ouai !… » a répondu
le grand aîné, il court déjà comme un lapin dans la bruyère, le
onzième de nous ! C’est le numéro douze, celui-ci !…,
vous savez bien, le petit Jean-Baptiste, le petit nouveau qui, je
le pense, ne sera pas le dernier.
Et puis, baissant la tête pour ne pas se
heurter aux branches ils ont traversé les bois, les futaies de
chênes sous lesquelles s’étend à l’infini la dentelle rousse des
fougères.
Et ils ont traversé plusieurs villages aussi,
– villages basques, groupés tous autour de ces deux choses qui en
sont le cœur et qui en symbolisent la vie : l’église et le jeu
de paume. Çà et là, ils ont frappé à des portes de maisons isolées,
maisons hautes et grandes, soigneusement blanchies à la chaux, avec
des auvents verts, et des balcons de bois où sèchent au dernier
soleil des chapelets de piments rouges. Longuement ils ont
parlementé, en leur langage si fermé aux étrangers de France, avec
les joueurs fameux, les champions attitrés, – ceux dont on a vu les
noms bizarres sur tous les journaux du Sud-Ouest, sur toutes les
affiches de Biarritz ou de Saint-Jean-de-Luz, et qui, dans la vie
ordinaire, sont de braves aubergistes de campagne, des forgerons,
des contrebandiers, la veste jetée à l’épaule et les manches de
chemise retroussées sur des bras de bronze.
Maintenant que tout est réglé et les paroles
fermes échangées, il est trop tard pour rentrer cette nuit chez eux
à Etchézar, alors, suivant leurs habitudes d’errants, ils
choisissent pour y dormir un village à leur guise, Zitzarry, par
exemple, qu’ils ont déjà beaucoup fréquenté pour leurs affaires de
contrebande. A la tombée du jour donc, ils tournent bride vers ce
lieu, qui est proche et confine à l’Espagne. C’est toujours par les
mêmes petites routes pyrénéennes, ombreuses et solitaires sous les
vieux chênes qui s’effeuillent, entre des talus richement feutrés
de mousse et de fougères rouillées. Et c’est tantôt dans les ravins
où bruissent les torrents, tantôt sur les hauteurs d’où
apparaissent de tous côtés les grandes cimes assombries.
D’abord, il faisait froid, un vrai froid
cinglant le visage et la poitrine.
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